Les applis qui tuent
Publié dans le magazine Books n° 21, avril 2011. Par Olivier Postel-Vinay.
Le capitalisme est un jeune vieillard : plus ou moins 250 ans (sa date de naissance est inconnue). Une paille dans l’histoire de l’humanité. Sauf en quelques rares coins du monde, il a pourtant complètement transformé notre mode de vie, notre rapport aux choses, à autrui, et même aux idées. Quelle puissance ! Dans un livre récent, l’historien écossais Niall Ferguson décrit les six killer apps (« applis qui tuent ») auxquelles le capitalisme doit, selon lui, son irrésistible succès : la science, la médecine, l’éthique protestante, la compétition, le droit de propriété et la société de consommation. Chaque spécialiste donne sa liste, et l’on trouvera par exemple dans ce numéro de quoi contester la rengaine sur l’éthique protestante. Notons que Ferguson ne compte pas la démocratie au nombre de ses killer apps.
Adam Smith, autre Écossais, voyait curieusement dans l’essor de l’économie de marché une sorte d’excroissance naturelle de nos facultés d’empathie (ce que les neurophysiologistes appellent aujourd’hui la « théorie de l’esprit »). Considérée du point de vue de Darwin (qui ne semble pas s’être intéressé au sujet), l’émergence du capitalisme correspond à une étape de notre évolution bioculturelle, guidée par l’hypertrophie de notre cerveau.
Pendant deux cents ans, ce succès a été l’affaire de l’Occident. Au cours des cinquante dernières années, les killer apps ont fait des émules dans des pays qui ne savaient rien du protestantisme, comme le Japon ou la Corée.
Et, aujourd’hui, le centre de gravité de la machine capitaliste semble pour de bon en train de glisser vers l’Asie, plus particulièrement vers un monde qui tourne le dos à la démocratie, la Chine. Le seul pays où les La Richesse des nations, le chef d’œuvre d’Adam Smith, soient un bestseller. Deux cent trente-cinq ans plus tard, exactement.