Lettres de savants

« Je ne vois aucune raison pour que nos relations personnelles soient affectées par ces divergences de quelque manière que ce soit. »


Man Writing a Letter, de Gabriel Metsu (1665). © Domaine public

À côté de longues heures de travail solitaire, la communication entre savants est une composante centrale de la vie scientifique. La comparaison des résultats, la discussion des méthodes, la critique des théories peuvent s’effectuer oralement, à l’occasion de conférences, dans les salles de séminaire ou même, souvent, dans les couloirs et les cantines des laboratoires ou des centres de recherche. Mais les échanges s’opèrent aussi et surtout sous forme écrite. Longtemps après l’apparition, au XVIIe siècle, des premières revues scientifiques, la lettre personnelle est demeurée un instrument privilégié. Elle permet des échanges plus rapides et plus directs que les articles et les livres, dont la publication prend un certain temps et qui sont soumis à certaines conventions de présentation. 

Pour l’historien qui veut reconstruire la genèse de leurs idées, la correspondance des scientifiques est donc un matériau extrêmement précieux. Elle constitue de surcroît une source d’information très riche sur leur caractère ainsi que sur le contexte politique, social et culturel de leur activité. Historien des sciences, José Manuel Sánchez Ron a étudié toute sa vie ce type de document. Arrivé à la fin de sa carrière, il a eu l’idée de publier une anthologie commentée de lettres de savants de toutes les époques. Elles sont insérées dans un texte abondant qui fournit toutes les informations nécessaires sur la vie, la carrière et les travaux de leur auteur et les circonstances dans lesquelles elles ont été rédigées. L’ensemble, d’un volume impressionnant (plus de 800 pages), compose un ouvrage original : l’histoire de 500 ans de découvertes et d’inventions à travers une série de lettres qui en illustrent les plus fameux épisodes. 

Une querelle de priorité, on le sait, opposa Newton et Leibniz au sujet du calcul infinitésimal, qu’ils avaient inventé indépendamment l’un de l’autre dans deux formulations différentes – c’est celle de Leibniz qui s’imposa. Le débat entre les deux hommes avait toutefois une autre dimension. La physique de Newton impliquait l’existence d’un espace absolu, une idée aujourd’hui abandonnée que Leibniz refusait de toutes ses forces pour des raisons philosophiques autant que scientifiques. Un échange épistolaire s’ensuivit entre le philosophe et l’évêque Samuel Clarke, porte-parole de Newton. Sánchez Ron, qui en cite des extraits, fait remarquer à quel point la manière de raisonner des deux hommes est proche de celle de Platon et d’Aristote, 2000 ans auparavant. Une autre controverse mentionnée dans l’ouvrage est la dispute au sujet des nombres transfinis, dont Georg Cantor affirmait l’existence, énergiquement contestée par Leopold Kronecker, qui précisait toutefois dans une lettre à son interlocuteur à propos de leur désaccord : « Je ne vois aucune raison pour que nos relations personnelles soient affectées par ces divergences de quelque manière que ce soit ». On lit également la lettre « dévastatrice » par laquelle Bertrand Russell communique à Gottlob Frege qu’il a découvert un paradoxe ruinant son ambition de réduire les mathématiques à la logique. En physique, le développement de la mécanique quantique et la question de son interprétation donnèrent lieu à de nombreux échanges entre Heisenberg, Bohr et Einstein, dont plusieurs lettres sont citées. En biologie, la théorie de l’évolution, simultanément imaginée par Charles Darwin et Alfred Wallace – leurs relations épistolaires restèrent toujours très courtoises –, se heurta immédiatement à de violentes critiques. Un de ses avocats les plus  fervents et éloquents fut le biologiste Thomas Huxley. Dans une lettre au fils de Darwin, il décrit le débat, rapidement devenu légendaire, qui l’opposa sur ce point à Oxford à l’évêque Samuel Wilberforce.  

D’autres grands moments, moins tendus, sont rappelés à l’aide d’extraits de correspondance : les voyages d’Alexander von Humboldt, les progrès de la théorie de l’électricité grâce à Volta, Ampère et Ørsted, l’avènement de l’électromagnétisme avec Maxwell et Hertz, la naissance des géométries non euclidiennes, éclairée par des lettres de Gauss et Bolyai, l’élaboration de la théorie cellulaire par Rudolf Virchow, les travaux décisifs de Pierre et Marie Curie sur la radioactivité et la découverte de la structure de l’ADN par James Watson et Francis Crick, annoncée par ce dernier dans une lettre à son fils un an avant la publication de l’article qui allait en rendre compte dans Nature. Deux lettres sont associées à des événements singuliers, tragique dans le premier cas, mystérieux dans le second : celle qu’écrivit le mathématicien Évariste Galois deux jours avant le duel qui allait lui coûter la vie, à l’âge de 21 ans, dans laquelle il donnait des instructions sur ce qu’il fallait faire des papiers qu’il laisserait derrière lui en cas d’issue fatale ; et la lettre du physicien prodige italien Ettore Majorana annonçant en 1938 (il avait  32 ans) son intention de « disparaître », sans qu’on sache quel sens il donnait à ce mot. Suicide, retrait du monde, émigration dans un pays lointain, on ne l’a pas revu et la question n’a jamais été définitivement résolue. En guise de surprise, José Manuel Sánchez Ron offre à ses lecteurs, dans les dernières pages, quelques lettres de Vladimir Nabokov, souvent qualifié de lépidoptériste amateur mais que le paléontologue Stephen Jay Gould considérait comme « un taxonomiste professionnel tout à fait compétent ». L’une d’entre elles concerne une espèce de papillon qu’il a identifiée et à laquelle il a donné son nom.

En politique de recherche, on retiendra une longue lettre de Pasteur envoyée en 1862 au ministre de l’Instruction dans laquelle il présente avec une étonnante précision et un grand luxe de détails le programme de recherche fondamentale et appliquée dont l’exécution allait l’occuper durant toute sa carrière, ainsi qu’une autre, adressée par John von Neumann au contre-amiral Lewis Strauss (l’adversaire résolu de Robert Oppenheimer lors de son audition de sécurité), plaidant avec brio, arguments chiffrés à l’appui, en faveur de la construction d’un puissant ordinateur à l’Institute for Advanced Study de Princeton. Le projet Manhattan de réalisation de la bombe atomique est documenté par toute une série de lettres : celle qu’Einstein, à l’initiative de Leo Szilard, envoya au président Roosevelt pour l’alerter au sujet du risque de voir l’Allemagne mettre au point une telle arme ; une lettre du haut fonctionnaire scientifique Vannevar Bush au même Roosevelt insistant sur l’urgence d’une action dans ce domaine ; une lettre d’Oppenheimer à Hans Bethe et sa femme décrivant le centre de Los Alamos où ils allaient travailler ; une curieuse lettre du général Groves à Oppenheimer énumérant les précautions qu’il devait prendre pour assurer sa sécurité personnelle (« s’abstenir de voler en avion [et] de conduire une automobile sur une distance importante ») ; enfin, une très longue lettre de Richard Feynman à sa mère dans laquelle il raconte en détail la préparation et l’exécution du premier test d’explosion nucléaire « Trinity », en juillet 1945, et décrit l’enthousiasme de l’équipe de chercheurs et de techniciens lorsqu’il se révéla un succès total, leur excitation devant la réussite d’une entreprise qui avait mobilisé tous leurs efforts durant presque trois ans : « Nous sautions, criions, courions en nous tapant sur l’épaule, nous nous donnions des poignées de main et nous félicitions mutuellement en faisant des hypothèses sur la quantité d’énergie libérée ». 

Ce que les lettres de scientifiques révèlent de leur personnalité peut s’avérer décevant lorsqu’ils s’y montrent jaloux et mesquins sur le plan professionnel, ou durs et égoïstes en matière privée. Réputé pour ses vues d’un profond humanisme, Einstein,  dans une lettre à sa femme Mileva Marić écrite après qu’il eut accepté un poste à Berlin où habitait sa maîtresse et future seconde épouse, énumère avec une froideur proche de la cruauté les conditions auxquelles elle peut le rejoindre pour continuer à vivre dans le domicile familial. À l’opposé, la correspondance de Richard Feynman met en lumière la générosité et la délicatesse dont, derrière son comportement excentrique, irrespectueux et bouffon, il se montrait le plus souvent capable. On le voit dans une lettre très aimable qu’il adressa un jour à un inconnu qui l’avait contacté pour lui soumettre des idées pas du tout étayées, le type de lettre dont peu de scientifiques de son niveau, souligne Sánchez Ron, auraient jugé qu’elles méritaient une réponse ; ou dans une autre destinée à un de ses anciens étudiants japonais, déprimé à l’idée qu’il travaillait dans l’obscurité sur des problèmes insignifiants. « Aucun problème n’est trop petit ou trivial si l’on peut en faire quelque chose », dit-il à son correspondant après avoir énuméré tous ceux, très « humbles », dont il s’était lui-même occupé, ajoutant : « Tu dis que tu es un homme anonyme. Tu ne l’es ni pour ta femme ni pour ton fils. Ni pour tes collègues […]. Tu n’es pas anonyme pour moi. »

L’ouvrage s’achève sur une note personnelle. Dans l’épilogue, José Manuel Sánchez Ron mentionne les correspondances de quelques savants espagnols auxquels il s’est professionnellement intéressé, dont le pionnier de l’étude du cerveau Santiago Ramón y Cajal, ainsi que des échanges épistolaires qu’il a eus avec les physiciens John Wheeler, Fred Hoyle et Hermann Bondi sur la manière dont ils avaient traité la question des actions à distance en mécanique relativiste, objet de sa thèse de doctorat, le premier en électrodynamique, les deux autres en cosmologie. À la fin de l’introduction, il avait déploré la disparition presque complète, de nos jours, du genre de correspondance à laquelle le livre est consacré, avec l’avènement du courrier électronique, certes instantané et commode, mais moins riche de contenu, moins personnel et de conservation aléatoire. Et il avait souligné à quel point il allait être difficile, pour les historiens de la science de l’avenir, d’effectuer pour celle d’aujourd’hui le type de reconstitution auquel ces documents nous permettent de nous livrer dans le cas de celle du passé. En écho à ces considérations nostalgiques, l’ouvrage se clôt sur quelques lignes d’hommage à la mémoire des lettres en papier, « manuscrites ou dactylographiées, qui hébergeaient tant d’idées, de souvenirs, de confidences, de joies, de douleurs, d’espoirs ou de frustrations ». 

LE LIVRE
LE LIVRE

Querido Isaac, querido Albert. Una historia epistolar de la ciencia de José Manuel Sánchez Ron, Editorial Crítica, 2023

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BOOKS n°123

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