Quel avenir pour le dollar ?

L’annonce de ma mort est prématurée, pourrait dire le dollar, s’il pouvait parler. La monnaie de la première puissance économique du monde a résisté aux tempêtes les plus diverses et défié tous les pronostics. Deux économistes en explorent les raisons et s’interrogent sur la suite des événements.


Billet de 100 dollars américains de la série de 2003. © Domaine public

Les économistes et journalistes américains rappellent volontiers la façon dont Valéry Giscard d’Estaing, lorsqu’il était ministre des Finances du général de Gaulle, dénonça un jour le « privilège exorbitant » que confère au dollar son statut singulier : monnaie nationale de la plus grande puissance économique mondiale, il est en même temps la principale monnaie de réserve dans le monde. Cette expression devenue célèbre a servi de titre en 2011 à un livre de l’historien de l’économie Barry Eichengreen sur l’histoire du dollar. Elle figure en bonne place dans deux ouvrages récents qui s’interrogent sur son avenir : King Dollar, par le chroniqueur économique Paul Blustein, et Our Dollar, Your Problem, de l’ancien économiste en chef du FMI et professeur à Harvard Kenneth Rogoff (voir la Booksletter du 9 mai 2025). S’ils diffèrent par leurs conclusions, ces deux livres couvrent le même terrain et les analyses qu’ils contiennent se recoupent largement. 


Le dollar est de loin la principale monnaie utilisée pour le commerce international. Plus des trois quarts des transactions entre pays sont effectuées en dollars. Si les pays européens utilisent l’euro pour les échanges qu’ils ont entre eux, ils continuent à recourir essentiellement au dollar dans leur commerce avec le reste du monde. Quasiment 90 % des échanges financiers entre banques se font aussi en dollars. Les réserves des banques centrales dans le monde entier sont constituées à 60 % de dollars, et presque 70 % des obligations d’État détenues internationalement sont libellées en dollars.  


Cette domination du dollar sur l’économie et la finance mondiale est un phénomène vieux d’un siècle. Elle a progressé de pair avec la puissance industrielle, économique et militaire des États-Unis. Au cours de l’Histoire, la monnaie de référence a toujours été celle d’un État puissant sur le plan commercial. Le peso espagnol, le florin hollandais et la livre sterling anglaise ont successivement joué ce rôle. En 1925, le dollar détrônait la livre comme première monnaie mondiale. Sa domination s’est consolidée avec les accords de Bretton Woods de 1944, qui établissaient un système de taux de change fixe entre les différentes monnaies et le dollar, dont la valeur était fixée par rapport à une certaine quantité d’or. L’érosion progressive du système de Bretton Woods au cours des années 1960 en raison de la forte inflation du dollar, puis son abandon définitif en 1971 suite à la décision du président Richard Nixon de mettre fin à sa convertibilité en or (c’est à cette occasion que son secrétaire au Trésor John Connally prononça les mots qui servent de titre au livre de Rogoff) auraient logiquement dû affaiblir son règne. Il n’en fut rien. Dans un monde de taux de change flottants, le dollar conserva sa suprématie. Il la renforça même avec la dérégulation des marchés boursiers et la financiarisation de l’économie au cours des années 1980 et 1990. 


Aucun des développements présentés comme susceptibles de mettre fin à l’emprise du dollar (la crise pétrolière de 1973-1974, le développement industriel spectaculaire du Japon puis de la Chine, la création de l’euro, la crise financière de 2008) n’eut d’effet significatif sur lui. En 1960, les États-Unis représentaient 40 % du PIB mondial. Avec quelque 25 % aujourd’hui, ils demeurent la première puissance économique du monde mais sont talonnés par la Chine. Leurs échanges avec le reste du monde ne constituent plus que 8 % du commerce international. Autrefois excédentaire, leur balance commerciale est à présent fortement déficitaire. Jadis créditeurs du monde, ils en sont devenus le plus gros débiteur. Après être passé par plusieurs périodes de budgets publics à l’équilibre, l’État fédéral est lourdement endetté, une forte proportion des bons du Trésor américains étant détenue à l’étranger, plus particulièrement par le Japon et la Chine. Mais rien n’y fait : le dollar demeure la monnaie la plus appréciée du monde et la plus utilisée. 


Pour quelles raisons ? Paul Blustein et Kenneth Rogoff en énumèrent quelques-unes : la puissance politique et militaire des États-Unis, la taille de leur économie, la sécurité qu’offre un système juridique très développé et fiable en cas de litige, une tradition de stabilité des prix, la profondeur et la forte liquidité, surtout, d’un marché financier sans équivalent dans le monde. Il faut aussi mentionner l’effet de réseau qui fait du dollar une sorte de lingua franca de l’économie, l’équivalent dans ce domaine de l’anglais en matière linguistique : plus des gens l’utilisent, plus il est avantageux de l’utiliser. 


Une autre raison importante est l’absence de concurrent. Quelle monnaie pourrait exercer au niveau mondial les trois fonctions d’unité de compte, d’instrument de paiement et de réserve de valeur aujourd’hui efficacement assurées par le dollar ? L’euro, de plus en plus employé dans les transactions internationales, a souvent été mentionné. Mais la crise de 2010 a montré sa fragilité et, en l’absence d’un État garantissant pleinement sa valeur et d’une véritable politique budgétaire commune, on voit mal comment il pourrait aisément se substituer au dollar sur la scène mondiale. Davantage que le yen japonais, confiné dans un rôle marginal, on cite souvent au nombre des prétendants le renminbi (yuan) chinois. Depuis peu autorisée à fluctuer légèrement par rapport au dollar, la monnaie chinoise reste cependant pour l’instant arrimée à celui-ci, et c’est en dollars que sont largement constituées les réserves de devises étrangères de la Chine. Le renminbi continue par ailleurs à faire l’objet d’un contrôle des changes. Il est certes utilisé de manière croissante au niveau régional. Mais, même si sa politique sur ce point est en train de changer, la Chine s’est longtemps montrée assez réticente à internationaliser sa monnaie. 


Régulièrement, des économistes idéalistes ressuscitent l’idée d’une véritable monnaie internationale, présentée pour la première fois par John Maynard Keynes à la conférence de Bretton Woods sous le nom de « bancor », sans succès puisqu’elle fut aussitôt rejetée par les Américains. Une version très affaiblie de ce concept existe aujourd’hui sous la forme des « droits de tirage spéciaux » du FMI. Il ne s’agit pas d’une véritable devise, mais d’un instrument monétaire pouvant être utilisé comme avoir de réserve, basé sur un panier de monnaies : le dollar et les quatre autres devises importantes au niveau mondial (euro, livre, yen et renminbi). Transformer cet instrument très lié en pratique au dollar en une monnaie à part entière ne serait guère facile. 


Parmi les candidats au remplacement du dollar le plus souvent évoqués figurent les monnaies numériques. Il en existe de plusieurs sortes, qui se distinguent par des traits importants. La première à apparaître fut le bitcoin. Basé sur la technologie de la « blockchain » qui fait de chaque échange une ligne de calcul vérifiée de manière secrète, protégée et décentralisée, il est explicitement conçu pour effectuer des transactions de personne à personne en se passant de tout intermédiaire bancaire. Sur le même modèle, plusieurs centaines de cryptomonnaies ont vu le jour. Parce qu’elle n’est déterminée que par le marché, leur valeur peut varier de manière spectaculaire. Certaines de ces cryptomonnaies, dites « stables », sont par contre indexées sur des monnaies traditionnelles, comme le dollar, ou d’autres actifs. C’était notamment le cas de la libra dont le cas est longuement étudié par Paul Blustein. Elle fut rapidement abandonnée, parce que l’organisme émetteur (Facebook, aujourd’hui Meta) n’inspirait pas confiance. Enfin, en s’appuyant sur la même technologie, certaines banques centrales, par exemple celle de Chine, ont émis leur propre monnaie numérique, à la fois stable et garantie par une puissance publique étatique. Tout en prenant note du développement possible de ces monnaies d’un type nouveau, Blustein et Rogoff demeurent sceptiques quant à leur capacité de détrôner le dollar. La mise en circulation d’une grande quantité de monnaies numériques de banques centrales pourrait déstabiliser le système financier. Quant aux cryptomonnaies, on peut s’interroger sur leur usage. Dans l’état actuel, elles semblent essentiellement employées pour des transactions illégales, voire criminelles, et comme outils de spéculation.


Aux yeux des deux auteurs, le plus grand danger pour l’avenir du dollar est lié aux politiques mises en œuvre par les États-Unis. Au cours des dernières années, ceux-ci ont mis à profit de plus en plus régulièrement le contrôle sur les échanges mondiaux que leur assure la maîtrise du dollar pour appliquer de lourdes sanctions économiques à des pays dont ils désapprouvaient la conduite, à commencer par la Russie et ses partenaires commerciaux. Une telle « militarisation » de leur monnaie a certainement contribué à détourner du dollar certains des pays visés ou qui pourraient l’être. S’ils venaient à y recourir de manière systématique et inconsidérée, cette désaffection pourrait se renforcer. Les pays regroupés sous l’étiquette de « BRICS » ont d’ailleurs déjà commencé à se détacher du dollar en utilisant leur propre monnaie pour les transactions qu’ils effectuent entre eux.


On s’interrogera aussi sur certaines directions prises en matière de politique économique. Les bénéfices qu’apporte aux États-Unis le statut privilégié du dollar auxquels faisait référence Valéry Giscard d’Estaing sont très réels : il leur permet d’emprunter à des taux d’intérêt avantageux, de soutenir « sans larmes », comme le disait l’économiste français Jacques Rueff, des déficits importants, d’influencer les marchés financiers internationaux et même de surveiller attentivement toutes les transactions qui s’opèrent sur les marchés du monde entier. Ainsi que le fait remarquer Kenneth Rogoff, l’omniprésence du dollar a aussi parfois des avantages pour les pays qui s’en déclarent victimes. On se souviendra par exemple des puissantes « lignes de crédit » en dollars mises en place par la banque fédérale américaine durant la crise de 2008, sans lesquelles les banques centrales européennes auraient été incapables de sauver de la faillite les banques privées du vieux continent. 


Le statut enviable du dollar ne va cependant pas sans inconvénients pour les États-Unis eux-mêmes. Un de ceux-ci est connu sous l’appellation de « dilemme de Triffin », d’après le nom de l’économiste belge qui l’a identifié : un pays dont la monnaie nationale sert de monnaie de réserve internationale est condamné à se trouver en situation de déficit commercial, ce qui, à terme, en érodant la confiance dans sa monnaie, ne peut que contribuer à ruiner le statut de celle-ci. Robert Triffin a formulé cette proposition à l’époque où le régime de Bretton Woods était en vigueur. Mais la situation de l’économie américaine aujourd’hui n’est pas sans analogie avec celle qu’il avait sous les yeux. Expliquer le déficit de la balance commerciale uniquement par le statut du dollar, observe cependant Rogoff, est insuffisant. D’autres facteurs entrent en ligne de compte, notamment l’équilibre entre épargne et investissement et ce qui l’affecte, à commencer par l’importance du déficit budgétaire. 


Parmi ceux que lient étroitement le déficit commercial des États-Unis et la situation du dollar figurent les membres de l’administration actuelle. La demande internationale de dollars, affirment-ils, a pour effet, en le surévaluant, de faciliter les importations et de rendre les exportations plus difficiles, ainsi que d’encourager la délocalisation des activités de production. « Le statut de devise de réserve [du dollar], résumait en une formule frappante le vice-président J. D. Vance, est une forme de subside massif aux consommateurs américains et de taxe massive sur les producteurs américains. » C’est sur la base de cette hypothèse que l’économiste Stephen Miran a conçu le programme de taxes douanières très élevées aux conséquences imprévisibles mis en œuvre par Donald Trump dans les semaines qui ont suivi son retour à la présidence. On sait à présent qu’il n’est qu’un volet d’un plan plus vaste visant à dévaluer le dollar tout en maintenant sa suprématie, en forçant, par l’intermédiaire des tarifs douaniers, les pays partenaires commerciaux des États-Unis à réévaluer leur monnaie et ceux qui détiennent de la dette publique américaine à l’échanger contre des obligations à 100 ans sans la moindre valeur. Scott Bessent, de son côté, secrétaire au Trésor, appelle de ses vœux le développement de l’usage privé des cryptomonnaies. Et Donald Trump a donné instruction pour que soit constituée une réserve de cryptomonnaies privées à la banque fédérale. Le déficit des dépenses publiques ne cesse par ailleurs de croître, et les dernières propositions de budget présentées au Congrès sont de nature à le creuser encore. Aux yeux des deux auteurs, l’explosion de la dette des États-Unis est l’élément qui menace le plus sérieusement la monnaie du pays.  


Kenneth Rogoff est d’avis que le dollar a atteint le pic de sa domination il y a quelques années et perdra progressivement sa prééminence. Paul Blustein ne voit pas son règne cesser avant longtemps, « sauf dans le cas où le gouvernement des États-Unis prendrait des décisions catastrophiques ». Mais c’est une perspective qu’il est loin d’exclure. Le dollar conservera-t-il son statut privilégié ? Va-t-il perdre sa suprématie « non dans un bruit assourdissant mais avec un gémissement », pour reprendre un vers célèbre de T. S. Eliot ? Ou comme on fait faillite selon la tout aussi célèbre formule d’Ernest Hemingway, « graduellement et puis soudainement » ? L’avenir est ouvert à plus d’un scénario et il n’est pas impossible (mais pas certain non plus) que nous sachions bientôt lequel se réalisera.

LE LIVRE
LE LIVRE

King Dollar: The Past and Future of the World’s Dominant Currency de Paul Blustein, Yale University Press, 2025

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