Roi des imprimeurs, imprimeur du Roi
Publié en juillet 2024. Par Michel André.
En 1549, l’année où Catherine de Médicis est sacrée reine, le Français Christophe Plantin s’installe à Anvers où il crée une imprimerie. En pleines guerres de religion, il jette les bases de l’édition moderne.
Lorsqu’on songe aux débuts de l’histoire du livre, le premier nom qui vient à l’esprit est celui de Johannes Gutenberg, l’artisan qui, à Mayence, aux alentours de 1450, inventa la presse à imprimer et perfectionna la technique des caractères mobiles métalliques apparue en Asie deux siècles auparavant. Une autre figure de premier plan, moins célèbre mais tout aussi remarquable, est celle de l’imprimeur et éditeur anversois Christophe Plantin (Christoffel Plantijn en néerlandais). Français d’origine, Plantin s’établit en 1549 à Anvers, qui était alors une des villes les plus peuplées et le foyer commercial le plus important d’Europe. L’imprimerie qu’il y créa devint rapidement l’entreprise de ce type la plus prestigieuse du continent. Il n’a rien inventé. Mais en combinant les talents et les ressources techniques disponibles à son époque et en appliquant à la production de l’écrit et sa diffusion l’esprit et les méthodes du capitalisme commercial alors en plein essor, il a jeté les bases de l’imprimerie et de l’édition modernes.
Prise dans les remous des guerres de religion, les conséquences de la Réforme et de la Contre-Réforme et les conflits entre la monarchie espagnole et ses provinces des Pays-Bas, sa vie a été mouvementée. En 2014, Sandra Langereis la racontait dans un ouvrage très documenté qui fut salué par la critique et les historiens. Elle en publie aujourd’hui une nouvelle édition, revue à la lumière des résultats des recherches qu’elle a menées entretemps sur les trois traductions de la Bible par, respectivement, Luther, le théologien hollandais Geert Groote et Érasme, pour préparer une biographie de ce dernier.
On a conservé quelque 1500 lettres de Plantin ou adressées à lui. Grâce aux siennes et à ce que l’on connaît de son comportement professionnel et de sa vie privée, on peut se faire une certaine idée de sa personnalité. C’était à l’évidence un homme doté d’une grande force de caractère et d’une volonté de fer, extrêmement déterminé et opiniâtre, dur en affaires, mais capable de beaucoup de souplesse pour atteindre ses objectifs, n’hésitant pas à recourir à la flatterie lorsque c’était nécessaire. Les portraits qu’on a de lui, dont un par Rubens, montrent un homme au visage mince et austère orné de la courte barbe en pointe à la mode à l’époque, avec un nez puissant et un regard pénétrant. Benito Arias, dit Montanus, l’érudit espagnol qui supervisa la réalisation de son ouvrage le plus célèbre, la Bible polyglotte, disait de lui : « Cet homme n’est pas de ce monde ; tout est esprit chez lui ; il ne mange pas, ne boit pas, ne dort pas. » Possédant une foi profonde, de tempérament conservateur, il était très attaché à sa famille, qu’il dirigeait en patriarche. Ses qualités personnelles et son sens des affaires lui ont permis de survivre en des temps agités et dangereux, de se relever chaque fois que les circonstances l’abattaient. Il a créé et géré avec une efficacité peu commune la première véritable entreprise proto-industrielle dans le domaine de l’imprimerie et de l’édition.
Né près de Tours aux environs de 1520, Plantin perdit très tôt sa mère, victime de la peste qui restait endémique en Europe après la terrible épidémie du XIVe siècle. Avant d’arriver à Anvers, il était passé par Lyon, Paris et Caen, parcours au cours duquel il avait étudié le latin et appris le métier de relieur. À Paris, il s’était fait un réseau de relations qui allait lui être très utile tout au long de sa carrière. À Caen, il avait rencontré celle qui allait devenir sa femme. Il l’épousa en 1545 et elle lui donna de nombreux enfants. Cinq filles survécurent jusqu’à l’âge adulte. Toutes travailleront pour lui, notamment en corrigeant dès leur plus jeune âge les épreuves des livres qu’il imprimait, qu’elles pouvaient lire parce qu’il avait veillé à ce qu’elles étudient les langues. Deux d’entre elles, Martine et Catharine, s’occuperont du commerce de produits vestimentaires de luxe – le lin, la soie mais surtout la dentelle – avec lequel il se lança dans les affaires à Anvers et qu’il maintint toujours à côté de ses activités d’impression et d’édition, pour survivre dans les moments de mauvaise conjoncture et lorsque les commandes baissaient.
Devenu citoyen d’Anvers, officiellement enregistré, d’abord comme relieur, ensuite comme imprimeur, il ouvrit en 1555 sa propre officine qui prit très rapidement de l’ampleur. Le nombre de presses qu’il utilisait s’accrut continuellement. Au pic de ses activités, il en possédait plus d’une vingtaine, et son entreprise employait une soixantaine de personnes. Sandra Langereis consacre tout un chapitre à la description des techniques d’impression utilisées au XVIe siècle (les presses, les encres, les multiples polices de caractères de plusieurs alphabets, les poinçons et les matrices pour les fabriquer, les plaques en cuivre gravées pour les dessins et l’ornementation des pages), ainsi que du fonctionnement de l’imprimerie elle-même : les différents corps de métier auxquels il faisait appel (ouvriers chargés de la composition, relecteurs, correcteurs, traducteurs), l’art qu’il avait de se procurer les meilleurs papiers et les polices de caractères les plus élégantes, comme celles de Garamond, encore utilisée aujourd’hui et restée un modèle pour tous les caractères romains. Le rythme de production était très soutenu. L’impression d’une page prenait vingt secondes. À raison de douze ou treize heures quotidiennes, on pouvait atteindre 2500 pages par jour, chiffre qui retombait à 1000 lorsque des encres de couleur étaient également employées. Dans les périodes financièrement difficiles, les ouvriers devaient parfois attendre longtemps avant d’être payés. Plantin baptisa son imprimerie De Gulden Passer (« Le Compas d’Or »). Le logotype était un compas tenu par une main qui pouvait être celle de Dieu, accompagné de la devise « Labor et Constantia » (« Travail et Persévérance ») : le point central figurait la persévérance, le cercle le travail.
Un des plus fameux exploits éditoriaux de Plantin, dont la réalisation prit plusieurs années, de 1568 à 1573, fut l’impression de l’ouvrage connu sous le nom de Bible polyglotte d’Anvers : une édition en latin, grec, hébreu, araméen et syriaque. L’ensemble comprend huit volumes. Le texte est généralement présenté en colonnes parallèles. Dans le sixième volume, le texte en hébreu est toutefois traduit ligne après ligne en latin, ce qui constitue une véritable prouesse typographique. Plantin pensait qu’un ouvrage de ce type était de nature à apaiser les esprits qui, en pleine guerre de religion, se déchiraient autour des versions de la Bible. Mais il obéissait aussi à d’autres motivations. Soupçonné de sympathies calvinistes, pour prouver sa loyauté envers le catholicisme il avait proposé à Philippe II d’Espagne, souverain des Pays-Bas, de commanditer l’entreprise. Le roi accepta, demanda qu’on imprime pour lui plusieurs exemplaires de luxe sur parchemin mais se révéla un très mauvais payeur.
Le titre de la biographie de Sandra Langereis, De Woordenaar, qu’on pourrait traduire par « l’artisan des mots », fait référence à une autre contribution importante de Plantin. En 1562, il publia un dictionnaire quadrilingue latin, grec, français et néerlandais et, en 1573, un dictionnaire explicatif du néerlandais (titre français : Thresor du langage Bas-alman dict vulgairement Flameng). Plantin lui-même correspondait en français et en latin et ne maîtrisa jamais qu’imparfaitement le néerlandais. Mais ces deux ouvrages s’avérèrent déterminants dans l’histoire de cette langue, notamment parce que c’est sur eux que s’appuyèrent les rédacteurs de la Bible des États, qui joua dans la formation du néerlandais un rôle comparable à celui de la King James Bible pour l’anglais et la Bible de Luther pour l’allemand. Il ne s’agit là que de deux exemples particulièrement notables au sein d’une production extraordinairement abondante et variée. Des presses du Gulden Passer sortirent bien d’autres ouvrages prestigieux ou particulièrement complexes et délicats à fabriquer : 600 exemplaires de planches anatomiques de Vésale, l’atlas géographique d’Abraham Ortelius, des écrits du mathématicien Simon Stevin et de l’humaniste Juste Lipse, notamment.
Dans l’Europe du XVIe siècle, imprimeur n’était pas un métier paisible et de tout repos. Les publications étaient soumises à la censure religieuse et politique et on risquait même sa vie : en 1545, Jacob van Liesvelt fut exécuté à Anvers pour avoir imprimé une version en néerlandais de la Bible de Luther. Plantin échappa toujours à ce sort grâce à sa prudence et son opportunisme. Durant les années où le duc d’Albe exerçait impitoyablement son pouvoir sur les 17 Provinces, il imprima l’index des livres interdits par l’Église, dans lequel figurait paradoxalement un livre sorti de ses propres presses. Mais il lui arriva aussi de travailler pour les calvinistes. Après le concile de Trente, ses affaires fleurirent parce qu’il s’était vu confier l’impression des missels, bréviaires et psautiers conformes aux nouvelles recommandations de l’Église catholique.
Les conflits politico-religieux qui ravagèrent les Pays-Bas ne furent pourtant pas sans conséquences pour lui. À quatre reprises, il fit quasiment faillite : en 1562 après la persécution des hérétiques, en 1566 lors de la vague iconoclaste (il se transporta à Paris mais ses amis rachetèrent ses machines et il les leur racheta), en 1576 en conséquence de la « Furie espagnole », le sac d’Anvers par les troupes de Philippe II (il se replia sur Leyde), et en 1585 lors de la chute d’Anvers face aux mêmes soldats espagnols. Mais chaque fois il reconstitua ses ateliers et ce qui était devenu un véritable empire d’envergure mondiale : ses missels se retrouvaient en Amérique du Sud, sa Bible en hébreu à Fez, Marrakech et Alger, et un exemplaire de sa Bible polyglotte atteint même la Cité interdite de Pékin. En 1589, il mourait en bon chrétien après avoir confié par testament la gestion du Gulden Passer à un de ses gendres, Jan Moerentorff, dit Moretus. Restée dans les mains de la famille, l’entreprise poursuivit ses activités jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ses anciens locaux sont aujourd’hui le Musée Plantin-Moretus où l’on peut notamment admirer, exceptionnellement bien conservées, des presses d’imprimerie vieilles de 400 ans, mises en service quelques années seulement après la mort de Christophe Plantin.