Trois figures du génie allemand

Marx, Wagner et Nietzsche, quoi de commun ? À leurs yeux, l’avenir avait le visage de la révolution. Leur message nous est parvenu filtré, voire tronqué.


De gauche à droite : Nietzsche (1875), Wagner (1871) et Marx (1875). ©Domaine public

Au titre des grandes figures du monde germanophone dont l’influence s’est fait sentir tout au long du siècle dernier, il est commun de mentionner le trio de penseurs baptisé, d’après une expression de Paul Ricœur, les « philosophes du soupçon » : Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud. À ce triptyque, Herfried Münkler a décidé de substituer celui formé par Marx, Wagner et Nietzsche. Pour quelle raison ? Si les idées de Freud, qui était autrichien, ont indubitablement marqué la vie intellectuelle en Allemagne, Wagner, qui a laissé une production écrite abondante et se voyait comme un théoricien de l’art autant qu’un musicien, occupe dans la culture et l’imagination allemandes une place bien plus considérable. 

Des milliers de livres ont été consacrés à chacun de ces trois hommes : Marx, Wagner et Nietzsche. Qu’ajoute ce nouveau titre à une bibliographie aussi pharaonique ? L’ouvrage n’est pas une biographie de groupe. Wagner et Nietzsche, certes, se sont connus, appréciés et ont joué un rôle important chacun dans la vie de l’autre jusqu’à ce que leur amitié se brise au bout de huit ans pour une combinaison de raisons : le retour apparent de Wagner, avec Parsifal, à une religiosité chrétienne que Nietzsche désapprouvait, mais surtout le manque d’attention témoigné par le compositeur envers son ami lors du premier Festival de Bayreuth ainsi que peut-être, selon certains biographes, la découverte par Nietzsche d’un échange entre Wagner et un médecin qu’il avait consulté où sa vie personnelle était évoquée dans des termes qu’il jugeait offensants. En revanche, Marx et Wagner ne se sont jamais rencontrés. Et si l’on a conservé quelques déclarations, plutôt sévères, du premier au sujet du second, Wagner ne s’est jamais exprimé au sujet de Marx. Quant à Marx et Nietzsche, ils se sont complètement ignorés. 

Plutôt qu’à une biographie collective, on a donc ici affaire à un triple portrait croisé. La thèse de Münkler est que la comparaison des idées des trois hommes sur les mêmes sujets et de leurs réactions aux mêmes événements est susceptible de jeter sur leur vie et leur œuvre une lumière particulière. Au fil des pages se trouvent ainsi confrontées leurs vues sur plusieurs thèmes. L’Antiquité et la tragédie, par exemple, que Wagner et Nietzsche voulaient faire renaître, mais que Marx considérait comme appartenant résolument au passé. Ou encore la religion : partant tous les trois du constat de la « mort de Dieu » et de l’effacement du christianisme, ils en tiraient des conclusions très différentes. Pour Wagner, l’enjeu était de bâtir, en revenant aux racines païennes du monde occidental, une religion pour un monde sans Dieu chrétien. Pour Marx, dans le sillage de Feuerbach, il s’agissait de dénoncer les illusions de la pensée religieuse et son retour sous la forme du « fétichisme de la marchandise ». Pour Nietzsche, l’objectif était le développement d’une spiritualité athée expurgée des idées d’arrière-monde, de rédemption et de salut. 

Dans un monde en profond changement, ainsi que le souligne le sous-titre du livre, marqué par des révolutions politiques, la révolution industrielle et l’essor de la modernité, l’avenir avait aux yeux de Marx, Wagner et Nietzsche le visage de la révolution. Mais ils ne pensaient pas celle-ci en termes identiques. Pour Marx, il s’agissait d’une révolution sociale, appelée par les contradictions du capitalisme et mettant fin au règne de la bourgeoisie. Pour Wagner, d’une révolution esthétique menée à l’aide de « l’œuvre d’art totale » et visant à retrouver les valeurs d’un monde perdu. Pour Nietzsche, d’une révolution des esprits, fondée sur la mise en question de toutes les valeurs. Avant de devenir un artiste reconnu et le protégé de Louis II de Bavière, Wagner avait été un socialiste et un révolutionnaire, contraint, comme Marx, à l’exil pour des raisons politiques. Durant la révolution de 1848, il était sur les barricades en compagnie de Bakounine. Mais sa vision de la société était tout autre. Dans des pages qui figurent parmi les meilleures de l’ouvrage, influencé par le souvenir de la mise en scène « scandaleuse » de Patrice Chéreau et Pierre Boulez à Bayreuth en 1976 à l’occasion du 100e anniversaire du Festival, Herfried Münkler se livre à une lecture « sociale » de L’Anneau du Nibelung qui fait de l’univers des dieuxune allégorie de la bourgeoisie. Foncièrement conservatrice, observe-t-il, cette bourgeoisie est dépourvue de la caractéristique qui, chez Marx, définit cette classe et doit finir par entraîner sa perte : la pulsion qui la pousse à une perpétuelle innovation et une fuite en avant à la recherche incessante de nouveaux profits. Les réactions des trois hommes aux événements de 1870 (la guerre franco-prussienne et l’insurrection de la Commune de Paris) sont très révélatrices. Wagner salua avec allégresse la victoire de la Prusse comme un triomphe de l’esprit national allemand. Marx déplora l’écrasement de la révolte populaire. Et Nietzsche s’alarma de la violence des insurgés. Effrayé par l’irrésistible progrès de ce que Tocqueville appelait « l’égalité des conditions », convaincu que le gouvernement des nations ne pouvait être efficacement assuré que par une aristocratie d’esprits libres, le philosophe éprouvait envers les classes populaires et la démocratie une extrême méfiance. 

Herfried Münkler compare aussi certains traits de caractère des trois hommes, par exemple leurs rapports avec l’argent. Extrêmement dépensier, chroniquement endetté, Wagner, jusqu’au moment où il put bénéficier des largesses de Louis II de Bavière, passa une bonne partie de sa vie à fuir les créanciers. Marx, qui n’avait pas les mêmes goûts de luxe mais une famille nombreuse à nourrir et des revenus précaires, vécut longtemps dans la misère. Nietzsche ne fut jamais riche mais échappa à la pauvreté par le choix d’une vie d’une sobriété spartiate. Sur le plan sentimental, Wagner était un séducteur qui aimait la compagnie des femmes et vécut longtemps avec l’épouse du chef d’orchestre Hans von Bülow (Cosima) avant de l’épouser. Marx était un père de famille très attaché à sa femme et ses enfants (quatre moururent en bas âge, survécurent trois filles et, peut-être, un fils illégitime avec celle qui fut la gouvernante de la famille durant quarante ans). Nietzsche fut un éternel célibataire tombant amoureux sans succès, notamment de Cosima Wagner et Lou Andreas-Salomé. Tous les trois furent accablés de problèmes de santé aggravés par le surmenage et, dans le cas de Marx, le tabagisme et des conditions de vie insalubres. Wagner était enclin aux allergies et à des accès d’eczéma. Marx souffrait du foie, d’hypertension, de furoncles à répétition et de la tuberculose. Nietzsche fut toute sa vie la proie d’atroces migraines, de troubles d’estomac et de maux oculaires en partie liés à la syphilis qui finit par le faire basculer dans la folie. Tous les trois furent accusés d’antisémitisme. À tort dans le cas de Nietzsche, qui abhorrait la haine des juifs de sa sœur Elisabeth et son mari et pour qui le juif comme « inventeur de la religion des esclaves » n’était qu’une figure philosophique. Moins injustement dans le cas de Marx, dont les opinions sur les juifs et l’argent n’étaient pas exemptes de préjugés mais qui considérait la judéité en termes religieux plutôt qu’ethniques. Avec raison dans celui de Wagner, dont les écrits attestent d’un antisémitisme virulent sans que celui-ci, même si on l’a parfois affirmé, se manifeste ostensiblement dans son œuvre.   

Un point commun des idées de Marx, Wagner et Nietzsche, souligne Münkler, est qu’elles nous sont parvenues filtrées, voire déformées. De l’œuvre restée inachevée de Marx, notamment les deuxième et troisième volumes du Capital, Friedrich Engels a tiré un corpus simplifié et cohérent qui ne reflète qu’imparfaitement sa diversité. Devenue la grande prêtresse du culte de son mari à Bayreuth, Cosima Wagner s’est employée à censurer ceux de ses écrits qui pouvaient nuire à sa légende. Quant à Élisabeth Nietzsche, prenant le contrôle total des archives et de l’image de son frère, elle a fabriqué en manipulant ses textes inédits un Nietzsche inauthentique, laudateur caricatural de la force brutale. Si Wagner est devenu un des musiciens emblématiques du régime nazi, et Nietzsche une de ses références philosophiques, c’est largement à ces deux femmes qu’on le doit. De nouvelles éditions des écrits de Marx et de Nietzsche ont permis de redécouvrir leurs œuvres dans toute leur richesse, y compris leurs contradictions. En dépit de l’effondrement des régimes communistes, de la faillite de la doctrine marxiste qui leur servait de justification, de la fragilité de beaucoup de ses thèses (sur la plus-value, la baisse tendancielle du taux de profit ou la paupérisation des prolétaires), Marx demeure le meilleur historien en temps réel du capitalisme naissant et un brillant sociologue de ce régime économique d’un formidable dynamisme, capable de mettre à son service même les forces qui devraient le tuer. Dépouillés de certaines conventions de mise en scène désuètes, les opéras de Wagner conservent toute leur capacité d’exprimer sous forme dramatique les tensions psychologiques, sociales et, ainsi que le met en lumière le philosophe Roger Scruton, spirituelles, qui traversent la vie individuelle et la société. Ceci sans parler de sa musique – les leitmotivs, la « mélodie continue », l’inventivité harmonique, les dissonances aux frontières de l’atonalité – dont il est impossible de surestimer l’influence sur la musique du XXe siècle. Nietzsche, enfin, en raison notamment de la forme fragmentaire d’une œuvre foisonnant de déclarations souvent délibérément contradictoires et de l’éclat de sa langue, restera toujours une source d’inspiration et d’excitation intellectuelle. L’attitude philosophique qu’il a définie, conjugaison d’une mise en cause radicale des certitudes, d’une critique systématique des illusions, d’une dénonciation des faux idéaux et d’une grande méfiance envers les apparences, a sans conteste façonné l’esprit de notre époque. Les idées mènent-elles le monde, comme le soutenait Hegel ? Les œuvres puissantes exercent en tout cas sur la vie de l’esprit et le fonctionnement des sociétés une influence profonde et durable. C’est le cas de celles de Marx, Wagner et Nietzsche, qui survivront longtemps encore à leurs auteurs. 

N.B. Nous avons évoqué le dernier ouvrage de Münkler dans la Booksletter précédente, datée du 22 mars 2024.

LE LIVRE
LE LIVRE

Marx, Wagner, Nietzsche. Welt im Umbruch de Herfried Münkler, Rowohlt, 2021

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

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Edito

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