Un physicien communiste : le cas Pontecorvo

En 1950, en plein maccarthysme, un physicien nucléaire italien nobélisable résidant en Angleterre après avoir travaillé aux États-Unis et au Canada disparaît mystérieusement. Il reparaît cinq ans plus tard en URSS. A-t-il livré des secrets au régime qu’il révérait ?


Le physicien italien Bruno Pontecorvo photographié en 1955. © Domaine public

À douze ans d’intervalle, deux des plus grands physiciens italiens du XXe  siècle qui se connaissaient disparurent mystérieusement dans des conditions très différentes. En 1938, Ettore Majorana, personnalité tourmentée qu’Enrico Fermi, avec lequel il avait travaillé à Rome, considérait comme un génie, se volatilisait après avoir acheté un billet de bateau pour une traversée de Palerme à Naples. On a dit qu’il s’était suicidé, qu’il s’était retiré dans un couvent, qu’il s’était exilé en Argentine ou au Venezuela. Aujourd’hui encore, on ignore ce qu’il est devenu et où il a fini ses jours. 


En 1950, Bruno Pontecorvo, le plus brillant collaborateur de Fermi après Majorana, embarquait à Rome avec sa femme et ses trois enfants dans un vol pour Stockholm, puis un autre pour Helsinki, où l’on perdit leur trace. Durant cinq ans, personne n’entendit plus parler de lui. Mais en 1955, il refit surface en Union soviétique. Dans un entretien publié dans le quotidien les Izvestia, il annonça publiquement s’être mis au service de ce pays, qui l’avait accueilli. À partir de ce moment, il travailla ouvertement au centre de recherches nucléaires de Dubna, non loin de Moscou, où il avait été secrètement affecté dès son arrivée. Au bout de quelques années, il put voyager à l’étranger et fit plusieurs séjours en Italie. Mais c’est à Dubna qu’il mourut, en 1993, à l’âge de 80 ans.


Bruno Pontecorvo est l’auteur de contributions de premier plan à la physique nucléaire et à la physique des particules. Avant qu’il ne s’installe en Russie soviétique, sa brillante carrière l’avait conduit de Rome à Paris, puis aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne. Deux questions n’ont cessé d’être posées à son sujet. Pour quelle raison a-t-il décidé, apparemment en catastrophe, de quitter l’Occident pour s’établir en URSS ? Et a-t-il livré aux Soviétiques des informations scientifiques d’une nature pouvant conduire à le faire considérer comme un espion ? Après l’historien des sciences Simone Turchetti et le physicien Frank Close, Giuseppe Mussardo, qui exerce ces deux métiers, s’emploie à y répondre dans ce qui est à ce jour sa biographie la plus fouillée. 


Bruno Pontecorvo est né dans une famille juive non pratiquante de Pise. Son père était un riche industriel du textile. Il était le quatrième de huit enfants. L’atmosphère de la maison était intensément intellectuelle et cultivée : les conversations tournaient autour des livres et des idées et on pratiquait la musique en famille. Lorsque Mussolini arriva au pouvoir, tous se montrèrent résolument antifascistes. L’adoption des lois antisémites incita plusieurs des enfants à poursuivre leurs études en Angleterre. Plus tard, une des sœurs de Bruno (Giuliana) et un de ses frères (Gillo, le cinéaste) seront communistes. Un de ses cousins, Emilio Sereni, qui fut son mentor et joua un rôle important tout au long de sa vie, accéda à une position importante au sein du Parti. 


Bruno était un jeune homme sportif : aimant nager et skier, il rêva longtemps de devenir champion de tennis. Élégant, gai et sociable, il était séduisant et séducteur et le resta toute sa vie. Après avoir songé à devenir ingénieur, sur les conseils de son frère Guido, il partit étudier la physique à Rome. En 1932, il devint l’étudiant de Fermi et deux ans plus tard il intégrait sa brillante équipe de collaborateurs, où travaillaient notamment Emilio Segrè et Edoardo Amaldi. Il s’y distingua vite par un exceptionnel double talent de théoricien et d’expérimentateur.  


Peu de temps auparavant, à Paris, les époux Joliot-Curie avaient réussi à produire pour la première fois de la radioactivité artificielle en bombardant un échantillon d’aluminium avec des particules alpha, manquant de peu la découverte d’un des composants de celles-ci, le neutron, identifié par la suite par l’Anglais James Chadwick. Fermi eut l’idée de répéter l’opération avec uniquement des neutrons, plus pénétrants s’ils étaient utilisés seuls. De manière fortuite, lui et son équipe réalisèrent que la radioactivité produite était, contre toute attente, plus forte avec des neutrons lents. Ils publièrent un article relatant le fait. Compte tenu des applications industrielles possibles, Fermi et ses collaborateurs, dont Pontecorvo, déposèrent aussi une demande de brevet pour la méthode utilisée. Leur découverte ouvrait la voie à celle de la fission nucléaire, effectuée quelques années plus tard par Lise Meitner, Otto Hahn et Fritz Strassmann. 


En 1936, Bruno Pontecorvo partit travailler à Paris dans le laboratoire des Joliot-Curie. Sous l’influence de ceux-ci, très militants l’un et l’autre, ainsi que de son cousin Sereni, réfugié dans la capitale française, il se forgea une forte conscience politique communiste. Il y rencontra aussi celle qui allait devenir sa femme, une Suédoise nommée Marianne Nordblom,qui lui donnera trois garçons. En 1940, pour échapper à l’invasion des troupes allemandes, le couple et son premier enfant fuyaient aux États-Unis en passant par l’Espagne et le Portugal. 


De 1940 à 1943, Pontecorvo travailla à Tulsa, dans l’Oklahoma, pour une société de prospection pétrolière. Il y mit ses connaissances à profit pour développer des méthodes originales d’identification de la nature des roches (schistes, grès ou calcaires) autour des puits de forage par émission de neutrons lents et induction de radioactivité. Au bout d’un certain temps, les isotopes radioactifs dont il avait besoin vinrent à manquer. Leur production était en effet préférentiellement dirigée vers les travaux liés au programme de recherche américain secret sur la bombe atomique. Reposant avant tout sur les recherches menées à Los Alamos sous la direction de Robert Oppenheimer, il impliquait aussi la contribution d’activités menées ailleurs, notamment à Montréal, puis dans un centre de recherche situé dans l’Ontario, dans le cadre du projet atomique anglo-canadien. 


Suite à un contact avec Fermi, qui, établi à Chicago, y avait réalisé la première pile atomique, Pontecorvo fut recruté pour ce projet. Il mena au Canada jusque peu après la fin de la guerre des recherches sur les réacteurs, qui n’étaient pas directement liées à la technologie de la bombe atomique. En 1948, déclinant plusieurs offres pourtant attrayantes d’universités américaines, il choisit de poursuivre ses travaux au centre de recherche nucléaire de Harwell, en Grande-Bretagne. Deux ans plus tard, à l’occasion d’une plainte déposée par Fermi et ses anciens collaborateurs, qui réclamaient les royalties générées par l’exploitation civile et militaire, aux États-Unis, du procédé lié à leur brevet, le FBI lançait une enquête à leur sujet. Peu de temps après, à l’occasion de vacances en Italie, Pontecorvo s’évanouissait dans la nature.          


L’enquête minutieuse à laquelle s’est livré Giuseppe Mussardo sur les circonstances de sa fuite en URSS prolonge et approfondit celles qu’ont menées avant lui Simone Turchetti et Frank Close. À ses yeux comme aux leurs, deux hommes ont joué un rôle décisif dans son départ précipité. Le premier est Kim Philby, le fameux agent double du service de contre-espionnage britannique, le plus célèbre des « Cinq de Cambridge ». Alors en poste à Washington, il coordonnait les échanges d’information entre les services secrets britanniques et américains. Plus que vraisemblablement, il a averti les autorités soviétiques que le FBI soupçonnait Pontecorvo d’espionnage, comme il les avait alertées lorsque furent démasqués Klaus Fuchs, qui avait travaillé à Los Alamos, et Alan Nunn May, ancien collègue de Pontecorvo au Canada, deux des plus efficaces espions atomiques soviétiques avec Ted Hall, également membre de l’équipe de Los Alamos. La seconde personne est Emilio Sereni. Mis au courant de la situation par les Soviétiques, il a probablement convaincu son cousin de se mettre à l’abri pour éviter l’emprisonnement et organisé sa fuite.   


L’appartenance de Pontecorvo au Parti communiste était certainement de nature à lui valoir de sérieux ennuis aux États-Unis en pleine période du maccarthysme. Mais a-t-il livré des documents aux Soviétiques lorsqu’il était au Canada et en Angleterre, ce qui aurait compromis son avenir même en Europe ? Simone Turchetti ne le croit pas, Frank Close le pense, Giuseppe Mussardo laisse subsister un doute, arguant qu’à chaque étape de sa carrière, plusieurs explications de son comportement sont possibles, de la plus innocente à d’autres qui le sont moins. Si c’est le cas, le plus probable est que les informations qu’il a communiquées concernaient la technologie des réacteurs.   


Dès son arrivée à Moscou, Pontecorvo comprit que le prix qu’il payait pour sa sécurité était d’être enfermé dans une prison dorée. On lui refusa le droit de faire la moindre déclaration. Durant les premiers mois, il fut logé avec les siens dans un appartement luxueux à proximité du Kremlin, mais aucun d’entre eux n’était autorisé à avoir de contact à l’extérieur. Lorsqu’ils furent transférés à Dubna, il demeura constamment sous haute surveillance. Il ne pouvait se déplacer qu’accompagné de deux agents du KGB. Son nom ne devait jamais être prononcé : on l’appelait « le professeur » et il finit par être surnommé Bruno Maximovitch, son père se prénommant Massimo. Ses notes de travail devaient être consignées dans un carnet aux feuilles datées, enfermé tous les soirs dans une armoire. 


Ces conditions pesantes, même si elles s’améliorèrent avec le temps, et l’isolement dans un pays où elle se sentait une complète étrangère eurent un effet désastreux sur la santé mentale de Marianne, qui sombra dans la dépression et passa des périodes de temps de plus en plus longues en asile psychiatrique. Lorsqu’elle était absente pour longtemps, Pontecorvo voyait souvent Rodam Amiredzhibi, la femme géorgienne du poète Mikhail Svetlov, dont elle était séparée, avec qui il entretint une relation intense jusqu’à la fin de ses jours. 


Pas plus qu’au Canada et en Angleterre, Pontecorvo ne fut directement impliqué à Dubna dans des recherches à caractère militaire. Mais les Soviétiques exploitèrent certainement autant qu’ils le purent ses connaissances et son savoir-faire dans le domaine des réacteurs nucléaires et en matière de détection des gisements d’uranium à l’aide de neutrons. Bien que souvent privé de la possibilité d’effectuer les expériences nécessaires pour les vérifier du fait de l’absence des équipements sophistiqués qu’il aurait trouvés en Occident, il continua par ailleurs à développer des idées théoriques très fécondes, plus particulièrement au sujet des neutrinos.  


Ainsi baptisés par Edoardo Amaldi peu après que Wolfgang Pauli eut postulé leur existence en 1930, les neutrinos sont des particules extrêmement légères dont une caractéristique est d’interagir très faiblement avec le reste de la matière, ce qui les rend très difficiles à détecter. Ils ne cessèrent de fasciner Pontecorvo. En 1959, il postulait l’existence, à côté du neutrino associé à l’électron, d’une seconde variété associée au muon (nous savons à présent qu’il en existe une troisième sorte). En 1962, il démontra expérimentalement que l’interaction faible – une des quatre forces fondamentales de la physique, identifiée par Fermi en 1933 et dont lui-même avait suggéré l’universalité en 1947 – s’appliquait à ces deux espèces de neutrinos comme à leurs particules sœurs. 


On lui doit aussi la mise au point de procédés permettant de détecter les neutrinos produits par les réacteurs nucléaires, ainsi que ceux qui sont naturellement émis par le Soleil ou présents dans le rayonnement cosmique d’origine lointaine. Il fut surtout le premier à imaginer le phénomène d’« oscillation des neutrinos », qui leur permet de changer de nature au cours de leur trajet. Son existence, aujourd’hui démontrée, apporte la solution au problème des neutrinos solaires, détectés en nombre inférieur à celui qu’on attendrait. 


Pontecorvo n’obtint jamais le prix Nobel, vraisemblablement en raison de la mauvaise réputation que lui valut son installation en URSS. Mais ses idées, dont beaucoup représentaient autant d’étapes importantes sur le chemin du « modèle standard » de la physique, aidèrent d’autres savants à l’obtenir : sa place dans l’histoire de la science est assurée. Il conserva très longtemps ses fortes convictions communistes. La répression de l’insurrection de Budapest en 1956 par les troupes russes ne réussit pas à les ébranler. Ce n’est qu’avec celle du printemps de Prague de 1968 qu’elles commencèrent à vaciller, pour s’effondrer avec la chute du rideau de fer, puis la fin de l’Union soviétique, en 1991. La journaliste Miriam Mafai, qui l’a longuement interrogé, rapporte les propos étonnants qu’il lui tint au sujet de la foi quasiment religieuse dans le communisme qu’il eut presque toute sa vie : « Le Parti pouvait-il avoir tort ? Cela me semblait littéralement impossible, inconcevable. »

LE LIVRE
LE LIVRE

Maksimovič. La storia di Bruno Pontecorvo de Giuseppe Mussardo, Castelvecchi, 2023

SUR LE MÊME THÈME

Enquête Aux origines de la guerre d’Irak
Enquête Fosses communes au Mexique
Enquête La junte argentine braquait les musées

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Bestsellers

L’homme qui faisait chanter les cellules

par Ekaterina Dvinina

Voir le sommaire