Une histoire des saisons
Publié en novembre 2024. Par Michel André.
Connaissez-vous les Quatre saisons de Vanoli ? Un livre par saison : tel est le défi brillamment relevé par cet historien de la Méditerranée, qui rend son érudition accessible à un large public. Des textes dont la profondeur de champ éveille un puissant sentiment de nostalgie.
Les langues romanes usent d’un même mot (temps, tempo, tiempo) pour nommer des réalités désignées dans les langues germaniques par deux vocables différents (time/weather, Zeit/Wetter). Cette heureuse caractéristique a pour vertu de mettre en évidence le lien qui unit le temps qui passe et le temps qu’il fait, matérialisé dans la succession des saisons : dans toutes les langues, le lexique de celles-ci sert de réservoir d’images pour évoquer l’écoulement du temps, le cycle de la vie et de nombreuses formes de devenir individuel ou collectif : la jeunesse est notoirement le « printemps de la vie », l’historien néerlandais Johan Huizinga appelait les XIVe et XVe siècles « l’automne du Moyen Âge ». Cette relation intime du temps et des saisons n’épuise pas ce que l’on peut dire de leurs rapports. On peut aussi écrire l’histoire des saisons, qui est susceptible de prendre plusieurs formes : histoire des saisons elles-mêmes, dont la durée et la rigueur ont varié avec les changements du climat ; histoire de la façon dont elles furent perçues aux différentes époques, dans différentes civilisations ; histoire de leur impact sur la vie, la société et les comportements ; histoire de leur place dans la littérature et de leur représentation dans la peinture et la musique.
C’est cette histoire qu’Alessandro Vanoli a entrepris de raconter dans une série de quatre petits livres, chacun consacré à une saison, publiés au cours des dernières années. Destinés au grand public davantage qu’aux historiens de métier, rédigés dans un style très vivant de conversation ou de conférencier, dans une langue à la fois littéraire, lyrique par endroits et toujours précise pour le vocabulaire technique, ces ouvrages s’appuient sur une documentation solide, utilement et très honnêtement présentée à chaque fois dans les dernières pages. Parce qu’il est un spécialiste de l’histoire de la Méditerranée, Vanoli fait souvent démarrer son enquête, immédiatement après une évocation des temps préhistoriques, dans l’Antiquité égyptienne et gréco-romaine et dans le monde arabe. Le récit emmène ensuite le lecteur dans toute l’Europe, en Russie, aux États-Unis, en Inde, en Chine et au Japon.
À l’origine des saisons, on le sait, il y a l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre sur l’écliptique (le plan de révolution de la Terre autour du Soleil), qui fait varier la durée du jour (donc d’ensoleillement) et l’angle d’incidence des rayons lumineux en fonction du moment de l’année où la Terre se trouve dans sa trajectoire elliptique autour du Soleil. Cette inclinaison n’est pas totalement stable. C’est vraisemblablement à sa variation, combinée avec des changements de l’activité solaire, qu’on doit le « petit âge glaciaire » qui a sévi du début du XIVe siècle au milieu du XIXe. Il s’est régulièrement traduit par des hivers glacials, des étés pluvieux et des tempêtes violentes comme celle, rappelle Vanoli, qui a englouti en 1588 au large de l’Irlande l’Invincible Armada partie conquérir l’Angleterre.
Dans les différents ouvrages on trouve des indications sur les faits astronomiques à l’origine de certaines fêtes religieuses païennes, chrétiennes et juives : les solstices d’hiver et d’été, qui marquent respectivement le début de l’hiver et de l’été astronomiques, avec lesquels coïncident plus ou moins les fêtes de Noël et de la Saint-Jean. Sans mentionner les calculs très compliqués du « comput ecclésiastique » (épacte, indiction romaine, nombre d’or, lettre dominicale, cycle solaire), Alessandro Vanoli explique dans le livre sur le printemps la manière dont on est passé de la date de la fête de la Pâques juive (Pessah), fixée dans le calendrier luni-solaire hébraïque au 14e jour du mois de Nissan, à la Pâques chrétienne, fêtée depuis le concile de Nicée le premier dimanche qui suit la première lune du printemps. Dans le même ordre d’idées, le volume sur l’hiver consacre de belles pages au phénomène des « nuits blanches » qui émerveillait tant Dostoïevski. Il se produit partout dans l’hémisphère nord à la latitude de Saint-Pétersbourg aux alentours du solstice d’été (c’est le « jour polaire »), mais c’est dans cette ville seulement qu’il donne lieu à une célébration et est considéré comme « un enchantement transcendant les misères humaines et réconciliant avec l’univers ».
Plusieurs thèmes servent de fil conducteur entre les différents ouvrages. L’un d’eux est la guerre, telle qu’elle pouvait être menée durant les différentes saisons en fonction des contraintes particulières de celles-ci. Les pages les plus saisissantes sont celles qui évoquent le rôle joué par le « général hiver » dans la campagne malheureuse de Napoléon en Russie que raconte Tolstoï dans Guerre et Paix. Elles s’inscrivent dans un long développement sur l’hiver en Russie et sa place dans l’âme russe, illustré par un extrait d’Anna Karénine et le beau passage du Docteur Jivago dans lequel Youri se retrouve seul dans la maison familiale de Varykino en compagnie de Lara endormie : « La lumière de la pleine lune enveloppait la clairière enneigée [...]. La somptuosité de la nuit était indescriptible. La paix était tombée dans son âme. Retournant dans la chambre illuminée et chaude, il se mit à écrire. »
Un autre leitmotiv est la vie dans les monastères du Moyen Âge ainsi qu’elle se déroulait aux différentes saisons. Certains auteurs sont régulièrement sollicités : ceux de l’Antiquité, plus particulièrement Pline l’Ancien ; Shakespeare (Macbeth, Le Songe d’une nuit d’été, les Sonnets), ainsi que ce merveilleux document sur les saisons, Les Très Riches Heures du duc de Berry. D’autres (Kawabata, Leopardi) ne le sont qu’une fois, mais avec une exceptionnelle pertinence. Dans le livre sur l’été, on apprend qu’en Chine et au Japon autant que dans l’Antiquité grecque et romaine, l’heure de midi, lorsque le Soleil est à son zénith, était redoutée comme un moment de malédiction ; et qu’en Chine, l’été, la plus « yang » des saisons, est associée « à la direction du sud, à la couleur rouge, au son du rire, à l’organe du cœur, à l’élément du feu ». L’ouvrage sur le printemps consacre quelques pages à ce phénomène très printanier que sont les révolutions populaires ; celui sur l’été traite notamment de la naissance des vacances et du tourisme de masse ; le livre sur l’automne évoque le saturnisme et la mélancolie, l’été indien en Amérique du Nord, le Rosh Hashanah (Nouvel An juif), les origines de la fête d’Halloween et le culte des morts. Celui sur l’hiver raconte l’invention des sports d’hiver et, avec l’aide de Dickens, celle de la fête de Noël. On y trouve aussi une courte section sur les saisons dans l’hémisphère sud (au Brésil et en Argentine), qui sont, comme on sait, symétriques des nôtres.
Les digressions plus ou moins franches ne manquent pas. Alessandro Vanoli profite de l’évocation de l’hiver pour faire le récit de la conquête des pôles par Scott, Perry et Amundsen. Dans le livre sur le printemps, il souligne l’importance des jardins dans le monde arabe : « Quand, dans l’Islam, on pense à un jardin, on pense au paradis ». Dans le sillage de Michel Pastoureau, il raconte l’histoire de certaines couleurs associées à différentes saisons : le vert au printemps, le jaune à l’été (deux couleurs aujourd’hui valorisées mais longtemps de très mauvaise réputation), le blanc à l’hiver. Dans le livre sur l’automne, il est question des champignons, des vendanges et du vin. Dans celui sur l’été, ce sont les insectes qui s’imposent : les cigales, les abeilles (et l’apiculture), les sauterelles (et le ravage des cultures auquel elles se livrent), les moustiques (et les maladies qu’ils transmettent), ainsi que les vers luisants, menacés d’extinction par l’éclairage massif des villages et des routes : « Peut-être est-il temps d’éteindre [...] les lumières. Pour sauver ce qui reste de la nature, pour réapprendre à jouir du mystère de la nuit et pour redécouvrir la magie stupéfiante de cette danse lumineuse dans l’obscurité des bois et des champs. »
Le printemps est illustré par Botticelli, Poussin et Watteau ; l’été par Van Gogh, Seurat et l’emblématique Summertime d’Edward Hopper ; l’automne par Arcimboldo et Le Caravage ; l’hiver, assez naturellement, par Pieter Brueghel l’Ancien, Hokusai et Hiroshige pour le Japon, ainsi que les paysages glacés de Caspar David Friedrich, que cette saison obsédait littéralement.
Deux idées apparaissent de manière récurrente tout au long de l’exposé et explicitement dans les pages de conclusion. La première est que l’histoire des saisons nous révèle quelque chose de profond et d’intime sur nous-mêmes en tant que membres de l’espèce humaine. Dans notre perception des saisons se trouvent sédimentés 30 000 ans d’histoire de la plus grande partie de l’humanité, des millénaires d’émerveillements, de peurs, d’attentes, d’espoirs, dont la langue, le calendrier, nos habitudes et les produits de notre créativité artistique portent la trace.
La seconde idée est que cette histoire ne peut qu’engendrer un puissant sentiment de nostalgie. Nostalgie à l’idée des saisons de notre enfance, qui étaient peut-être objectivement plus marquées qu’aujourd’hui mais sont surtout restées intenses dans nos souvenirs du fait de la force des impressions qu’on éprouve à cet âge. Nostalgie, aussi, moins paradoxalement qu’on pourrait le croire, d’époques anciennes que nous n’avons pas connues, où la succession des saisons structurait l’existence bien davantage qu’elle ne le fait aujourd’hui. La généralisation du chauffage central et de la climatisation, l’omniprésence de l’éclairage artificiel, la mécanisation des transports, le développement d’un habitat urbain sophistiqué et la disponibilité permanente des produits alimentaires les plus variés ont affranchi les sociétés modernes des contraintes qu’a longtemps fait peser sur elles l’ordre de la nature, mais au prix de leur éloignement de celle-ci. Telles qu’elles subsistent dans nos représentations, et bien qu’elles continuent naturellement à affecter notre vie, les saisons sont donc dans une certaine mesure liées à un état de choses révolu : une manière inédite, pour elles, de symboliser le temps qui passe.