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Le Petit Prince, livre de chevet des politiques


Crédit: Paramount Pictures

La tête blonde du Petit Prince s’affiche en grand sur les écrans des cinémas. Le héros de Saint-Exupéry cache, derrière sa candeur, un véritable maître politique, selon le spécialiste des relations internationales Jakub Grygiel. Dans cet article de The American Interest, traduit par Books en février, il compare les leçons du Prince de Machiavel à celles du Petit Prince. Le « petit » a beaucoup à apprendre aux grands.

 

À la différence du Prince de Machiavel, Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry ne figure pas dans la bibliothèque idéale des politologues et autres spécialistes de relations internationales. Cet autre livre princier devrait pourtant s’y trouver. Non que le classique de l’illustre Florentin, publié au début du XVIe siècle, soit surestimé ou manque de clairvoyance. Bien au contraire : Machiavel est un observateur acéré du jeu politique, souvent violent et volontiers personnel, qui fait l’histoire. Et il offre un éclairage intemporel sur le comportement des hommes et des femmes, des puissants et des faibles, des individus et des masses. Mais, à l’image des interprétations semblables issues d’autres cultures – comme le Qâbus-nâmeh (« Miroir des princes »), le classique persan du XIe siècle que nous devons à Unsur al-Ma’âli Kay Kâ’ûs –, Machiavel propose une vision de l’ordre politique au mieux incomplète, au pire trompeuse. Le Petit Prince lui apporte un important correctif.

Saint-Exupéry et Machiavel (on pourrait y ajouter Hobbes, qui est à bien des égards l’héritier intellectuel en ligne directe du Florentin) écrivirent l’un et l’autre dans des conditions terribles. Le Saint-Exupéry du livre est un pilote qui vient de s’écraser au beau milieu du désert, inquiet de sa survie au jour le jour et affairé à réparer l’avion susceptible de le ramener en lieu sûr. Dans la vraie vie, c’était un exilé volontaire ayant fui la France occupée par les nazis ; il devait disparaître au-dessus de la Méditerranée dans son avion de reconnaissance un an environ après la parution du livre (il y a eu soixante-dix ans en juillet dernier). Machiavel, pour sa part, a rédigé Le Prince durant son exil politique (1), dans une péninsule italienne en plein bouleversement, saccagée par des dirigeants incompétents et myopes, confrontée à la montée en puissance d’États étrangers plus vastes et plus musclés. Leurs deux Princes sont donc nés de ces réalités jumelles que sont l’isolement personnel et l’angoisse en période de trouble politique. Mais ils n’ont pas pour autant la même manière de comprendre la situation et d’y réagir.

La principale différence tient à la façon dont les deux livres présentent la demande sociale qui anime les relations politiques humaines. Machiavel est celui qui a formulé le premier l’idée moderne de placer la peur au centre de l’ordre politique, transformant l’art de gouverner en l’art de gérer cette peur. Et c’est un art, à proprement parler, pas une science ; pourtant, l’atmosphère du début de l’époque moderne a contribué à créer ce que nous appelons aujourd’hui, avec optimisme, la science politique. Le livre bref de l’aviateur français, pour sa part, fonde le profond désir humain de vivre en société sur l’amour d’autrui, et non sur la crainte qu’il inspire. Pour le penseur florentin, la peur des autres est la source de la cohésion sociale ; pour l’écrivain français, celle-ci dérive du besoin que nous avons d’autrui. Le premier veut repousser les autres, le deuxième veut les attirer. Et il se pourrait que la sagesse toute simple du Petit Prince l’emporte sur l’habileté calculatrice du Prince ; elle la complexifie et la complète à tout le moins.

Car, dans le monde du Prince – et c’est bien là le problème –, la politique devient à la fois trop modeste et trop envahissante. Trop modeste parce que le Prince de Machiavel, quintessence du dirigeant politique moderne, gère la peur en ne réfléchissant guère à l’horizon de ses actes. Il se soucie de sa propre réputation et de la survie assurée de l’État qu’il a éventuellement instauré. Or, pour reprendre l’analyse qu’Isaiah Berlin a faite de Machiavel, un royaume bien ordonné ne doit pas être considéré comme une certitude ; tout au plus se justifie-t-il en tant qu’objectif minimaliste, compte tenu de ce que serait l’alternative (2). Cela étant, même un royaume bien ordonné ne déclare pas son propre horizon. D’un autre côté, elle est trop envahissante car une politique structurée par la gestion de la peur se transforme en moyen appauvri de trouver notre salut ; elle devient prétendument le seul outil qui nous libère des dangers suscités par notre propre vilenie.

Une vision lugubre des hommes

Or Le Petit Prince attire l’attention sur une source première d’ordre politique qu’ignore Le Prince, l’amitié. L’amitié, la philia des Grecs, est constitutive de l’ordre social. Sans elle, la Cité est fragile ou écrasante. Mais les politiques étatiques ne maîtrisent guère l’affection, ou ce que nous réduisons parfois à la confiance sociale. Dès lors, le Petit Prince précède le jeu politique et lui indique sa limite.

La vision moderne de l’art de gouverner – présente sous une forme diluée dans Le Prince, plus élaborée dans les Discours de Machiavel, puis développée par des auteurs comme Thomas Hobbes – repose sur l’hypothèse que nous autres humains n’apprécions pas la compagnie de nos semblables. Nous rivalisons plutôt sans merci pour les biens et pour les idées, pour la sécurité et pour le rang. C’est une vision lugubre des hommes, « ingrats, inconstants, dissimulés, tremblants devant les dangers, et avides de gain (3) ». Il en résulte un affrontement constant qui dégénère souvent en guerre de tous contre tous. Comme l’écrivait Jean-Paul Sartre dans Huis clos, l’année même où Antoine de Saint-Exupéry s’abîmait en mer, « l’enfer, c’est les autres ».

Le pouvoir politique est le remède à cette condition, à cet exécrable « état de nature ». Le Prince rend la société des hommes supportable, peut-être même acceptable. Comme l’écrit le politologue Pierre Manent dans Les Métamorphoses de la cité, « l’ordre politique est la solution, ou l’instrument de la solution du problème humain […]. L’ordre entre les hommes dérive alors tout entier du commandement politique (4) ». Sans un pouvoir commun qui nous intimide en instillant une peur plus grande encore que celle que les individus s’inspirent les uns aux autres, nous ne pouvons nous empêcher de nous regarder avec une méfiance et une anxiété immenses. La peur, d’abord celle que s’inspirent les individus entre eux, puis celle du Prince, fonde ainsi le désir de faire société et la cohésion sociale.

Se délivrer de l’« enfer » des autres

Si nous sommes des êtres sociaux parce que nous nous craignons, alors tout type de collectif – amis, famille, tribu, cité ou État – doit être d’une certaine manière un dispositif de gestion de cette peur. Les groupements sociaux sont donc des arrangements transactionnels qui durent aussi longtemps qu’ils offrent une réponse efficace aux exigences de notre frayeur. S’il se présente un mécanisme plus efficace, celui-ci supplantera les autres puisque les individus effrayés se tournent en masse vers le moyen le plus prometteur de les délivrer de l’« enfer ».

L’amour et l’amitié sont, dans cette vision du monde, sources de danger. Pour Machiavel, on ne s’en étonnera pas, les hommes sont tristi, c’est-à-dire tristes et pernicieux, et rompent les liens d’obligation noués par l’amour chaque fois qu’ils le jugent commode et profitable. À vrai dire, ils sont plus susceptibles d’« offenser » ceux qui les affectionnent car le fait même d’aimer rend les amoureux vulnérables et les transforme en cibles de choix. Surtout, un prince peut engendrer la peur avec plus de facilité et de maîtrise qu’il ne peut susciter l’amour. Celle-là peut être modulée par ceux qui la gèrent ; celui-ci peut être détruit par un mot malheureux ou une trahison délibérée, mais non apparaître sur commande. Comme l’écrit Machiavel, « les hommes aimant à leur gré, et craignant au gré du prince, celui-ci doit plutôt compter sur ce qui dépend de lui que sur ce qui dépend des autres ».

Le livre de Saint-Exupéry brosse un tableau tout différent. Ce Petit Prince venu d’un lointain astéroïde apparaît lui aussi comme un observateur avisé des affaires humaines, mais moins aigri que le diplomate florentin retiré et ses disciples modernes. C’est une âme tendre, en quête d’autres âmes à qui offrir amitié et amour. Dans l’un des nombreux moments émouvants de ce drôle de petit livre, le Petit Prince solitaire et un peu triste qui vient de se poser sur Terre crie du haut d’une montagne : « Soyez mes amis, je suis seul. » Tirant manifestement fort peu de plaisir de sa solitude, il recherche les autres, non pour les dominer, mais pour leur compagnie et leur conversation. Comme il le dit à un renard, « Viens jouer avec moi […] Je suis tellement triste. » Aucun principe, aucun homme du monde de Machiavel ne peut concevoir de désirer les autres simplement pour goûter leur compagnie. La tristezza du Prince le pousse à craindre ses semblables ; la tristesse du Petit Prince l’incite à les rechercher.

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Bien sûr, ce n’est pas aussi simple ni aussi tranché. De nombreux penseurs modernes admettent l’existence d’un goût inné pour la fréquentation d’autrui. Après tout, même Niccolò avait des amis, ne serait-ce qu’à l’osteria locale où il s’arrêtait au cours de sa promenade matinale. Mais les conversations entre compères dans les « Orti Oricellari », le jardin de Florence où se déroulaient des débats intellectuels animés sous la houlette de Bernardo Rucellai, se situaient en marge de la vie politique contrôlée par ses ennemis. L’amitié était perçue comme un refuge en temps d’exil politique, un espace de calme, circonscrit et marginal, au milieu du chaos et de la violence. Les conversations entre compagnons pouvaient aussi répandre de temps à autre les germes d’une révolution, mais mieux valait limiter le nombre de conspirateurs puisque la confiance est toujours une denrée rare.

Cette conception découle en partie de la tradition épicurienne qui incite à se retirer de la vie politique pour investir l’espace de l’amitié véritable, comme l’avait fait Atticus, proche de Cicéron, plusieurs siècles auparavant. La nature privée et apolitique de cette relation reste profondément ancrée dans la pensée moderne, qui place amitié et politique dans deux sphères distinctes et qui ne se recoupent guère. Quelle que soit sa forme, la camaraderie ne saurait fonder la Cité ; il s’agit au mieux d’une réalité parallèle qui peut, ou non, être politiquement désirable et socialement utile.

Apprivoisement mutuel

L’amitié du Petit Prince est différente, qui a les relents d’une tradition intellectuelle prémoderne. C’est la grande leçon qu’enseigne le renard au Petit Prince, qui la transmet à son tour à l’auteur, le pilote Saint-Exupéry perdu dans le désert : l’amitié naît lentement d’un processus d’apprivoisement mutuel. En tant qu’individus solitaires et indépendants, nous sommes tristes et recherchons naturellement les autres. Mais l’amitié ne surgit pas sur commande, du simple désir d’atteindre un objectif défini et limité, qu’il s’agisse d’accroître sa sécurité, de pouvoir mieux rivaliser avec les autres pour des ressources rares, ou même de satisfaire son besoin de compagnie. Les relations de crainte obéissent aux ordres ; leur rythme est le staccato. La construction d’une affection exige temps, patience et persévérance, car c’est là ce qu’il faut pour créer le tempo plus calme de la dépendance mutuelle. Cette idée d’apprivoisement est, comme le dit le renard, « une chose trop oubliée », mais elle signifie « créer des liens ». Une fois ces liens créés, la vie est « comme ensoleillée ».

L’apprivoisement et les liens qui s’ensuivent engendrent une forme de dépendance, ou disons, pour être plus exact, un sentiment de s’appartenir l’un à l’autre. En conséquence, cette plus petite des associations humaines qu’est l’amitié fait souvent couler les larmes. Chaque relation formée par le Petit Prince, avec la rose sur sa planète ou avec le renard et l’auteur sur Terre, produit de la tristesse de part et d’autre car la personne qui la fonde s’en va ou meurt. Comme l’écrit Saint-Exupéry, « c’est triste d’oublier un ami ». Mais la douleur ne signifie pas qu’il nous faille pour autant esquiver ce lien. Il apparaît dans l’essence de l’homme d’être un ami et d’avoir des amis. Même si l’on ne peut prévoir ce qu’il adviendra de la quiétude d’une relation.

Pour notre esprit moderne, modelé par Il Principe et ses héritiers intellectuels, être dépendant, c’est n’être pas libre. C’est être contraint, sinon dominé, par l’autre, idée qui semble découler du principe de l’individualisme primordial si essentiel au concept même de modernité. Chaque fois que nous sommes proches d’un être – ami, conjoint ou copain de tranchée –, nous nous mettons en danger car nous renonçons à notre autosuffisance matérielle ou spirituelle. C’est une situation jugée périlleuse par l’esprit moderne, qui doute en permanence de la vertu humaine et de la possibilité du désintéressement. Le péril, c’est toujours l’autre.

Il est possible que les conditions précaires dans lesquelles écrivaient Machiavel et Hobbes leur aient fait perdre de vue l’infinie diversité de la nature humaine, les conduisant malgré eux du réalisme sobre au cynisme. Il est possible, aussi, que leur vision de la politique s’applique mieux aux situations – et elles sont légion – où « le centre ne peut tenir », pour paraphraser Yeats, quand la société perd sa cohésion dans la révolution, l’effondrement et l’épuisement d’un régime. Mais pour la plupart des entités politiques, la plupart du temps, cette vision est tronquée, comme nous le rappelle le Petit Prince.

Être seuls en tant qu’individus indépendants, solitaires et parfaitement « libres » est plus douloureux que dangereux. Cet idéal moderne d’indépendance, le Petit Prince en fait l’expérience dans le désert, où il ne trouve personne à apprivoiser, personne de qui devenir l’ami. Il en a également été témoin au cours de son précédent voyage interplanétaire en rencontrant nombre de ces individus indépendants, seuls et à l’abri dans leurs petits univers, apparemment satisfaits d’accomplir leurs pauvres tâches dénuées de sens. Mais, comme l’enfant le souligne dans un moment de colère, leur condition n’est pas humaine. Évoquant l’un de ces personnages autosuffisants, le Petit Prince commente : « Il n’a jamais respiré une fleur. Il n’a jamais regardé une étoile. Il n’a jamais aimé personne. Il n’a jamais rien fait d’autre que des additions. Et toute la journée il répète […] : “Je suis un homme sérieux ! Je suis un homme sérieux !” […] Mais ce n’est pas un homme, c’est un champignon ! »

Machiavel et la pensée politique moderne semblent nous transformer tous en champignons. La liberté a été réduite à une forme extrême, desséchée, d’autonomie, celle de l’individu entièrement indépendant des autres, voire de la biologie humaine. Mais pour y parvenir, nous avons besoin de la protection que nous procurent le Prince et son État contre les autres hommes. N’est-il pas pourtant le plus à même de priver les individus de leur liberté, voire de leur vie, comme nous l’a appris le siècle écoulé à notre grand effroi ? L’ériger en pourvoyeur et en garant de notre « liberté » individuelle, c’est lui donner la permission de subsumer toutes les autres formes d’ordre social. En pulvérisant notre conception de la nature véritablement sociale de l’homme, nous invitons l’État à usurper ses fonctions.

Au contraire, le Petit Prince convoite plus que tout ces liens de dépendance sans lesquels la liberté est une illusion, pour ne pas dire une expérience solitaire et féroce. Aucune entité politique n’apparaît dans ses pérégrinations terrestres parce qu’il n’en est pas besoin, et que son ambition moderne de garantir l’indépendance complète peut entraver la formation d’amitiés.

Une autre différence cruciale, et connexe, entre les deux Princes porte sur une question apparemment épistémologique, mais dont les conséquences politiques apparaissent considérables. Le Petit Prince observe que les relations humaines ne sont pas – et ne peuvent être – exclusivement fondées sur des caractéristiques visibles et quantifiables. Comme l’écrit Saint-Exupéry dans cette formule célèbre entre toutes, « l’essentiel est invisible pour les yeux ». Pour Machiavel, en revanche, « les hommes en général jugent plus par leurs yeux que par leurs mains, tous étant à portée de voir, et peu de toucher. Tout le monde voit ce que vous paraissez ; peu connaissent à fond ce que vous êtes ». Les apparences mesurables importent plus dans la vie du Prince que l’invisible pour les yeux, mais elles ne sont d’aucune utilité au personnage de Saint-Exupéry. Pour reprendre les termes de l’anthropologue James Scott, l’État moderne a besoin pour fonctionner de citoyens « lisibles », qu’une série de chiffres indiquent leur adresse, leur âge, leur revenu et permettent de les classer dans différentes catégories.

Le Petit Prince trouverait incompréhensible et inhumaine l’idée même de lisibilité. S’il avait vécu assez longtemps, Saint-Exupéry lui-même n’aurait pas été surpris le moins du monde d’apprendre que les nazis tatouaient des numéros sur le bras de leurs victimes. Le Petit Prince reproche aux adultes, ou à nous autres modernes, d’aborder les autres en s’attachant aux apparences quantifiables. Pour connaître quelque chose ou quelqu’un, nous le mesurons. Quand nous présentons un ami à un adulte, écrit Saint-Exupéry, celui-ci demande : « Quel âge a-t-il ? Combien a-t-il de frères et sœurs ? Combien pèse-t-il ? Combien gagne son père ? » De même, quand nous tentons de décrire une maison, son prix est l’un des premiers éléments que nous utilisons pour en traduire la beauté : « Il faut leur dire [aux grandes personnes] : “J’ai vu une maison de cent mille francs.” Alors elles s’écrient : “Comme c’est joli !” » Telle est notre approche scientifique, autre essence de la modernité. En comptant et en mesurant, nous croyons évaluer l’autre comme rival ou ami, nous pensons saisir son comportement potentiel et, surtout, pouvoir élaborer sur cette base des arrangements sociaux inoffensifs.

Mais ce savoir de surface ne peut engendrer d’ordre véritable. Il faut pour cela poser des questions différentes. Le prix d’une maison paraît bien insipide face à la description par le Petit Prince d’une « belle maison en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres et des colombes sur le toit ». De même, pour connaître quelqu’un, Saint-Exupéry nous invite à demander plutôt : « Quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu’il préfère ? Est-ce qu’il collectionne les papillons ? » C’est seulement en s’interrogeant de la sorte que peut commencer le long processus d’apprivoisement. Le développement d’authentiques liens sociaux passe par ce type de connaissance, plus profonde mais bien plus insaisissable. Savoir combien gagne quelqu’un peut être utile au Prince pour gérer la mécanique de la peur, mais cela n’aide guère à construire une amitié véritable ni un ordre durable.

Pourquoi la vision qu’a le Petit Prince de l’amitié et de la société est-elle préférable et plus pertinente pour l’action politique que celle du Prince ? Parce que seul le politicien le plus insensible et le plus assoiffé de pouvoir, peut-être, souhaite mener la vie solitaire du Prince, et regarde de haut le Petit Prince comme un enfant naïf encore trop peu au fait des affaires humaines. Pour le reste d’entre nous, y compris les politologues et les spécialistes de la sécurité nationale, Le Petit Prince est un trésor. Le livre de Machiavel nous apporte sans doute une connaissance technique de la machine politique, mais le Petit Prince enseigne la science des relations humaines. En proposant une vision alternative, plutôt prémoderne, du désir de société, Saint-Exupéry attire notre attention sur l’existence d’un monde du comportement humain et politique passablement ignoré par la pensée moderne, incapable d’expliquer l’attachement à la famille, aux amis, à la patrie. Pourtant, dans une société civile normalement saine, nous ne sommes pas tous simplement parties à des contrats négociés que nous pouvons dénoncer dès qu’ils perdent de leur fonctionnalité ou que nos besoins matériels sont satisfaits, nous laissant libres de rechercher un arrangement plus efficace.

Il Principe est bien embarrassé quand il s’agit de répondre au « pourquoi » de la sécurité nationale. En plaçant la peur au fondement de la société, l’approche moderne est lourdement handicapée quand il lui faut donner des raisons de défendre son pays. On voit mal pourquoi quiconque voudrait se sacrifier pour un autre individu si, comme le prétend la conception moderne, il doit le craindre. Personne ne veut sacrifier son temps, ses ressources, ou quoi que ce soit d’autre pour protéger une entité – un État dont la fonction première est d’atténuer les effets de notre peur mutuelle – qui est moralement équivalente à un rival. Le dernier chapitre du livre de Machiavel tente de corriger ce défaut en remontant à l’antico valore des Italiens, en un appel patriotique adressé à la fois au gestionnaire de la peur et à ses sujets. Mais cet appendice ne convainc guère (5).

De son côté, le Petit Prince est animé par un sens profond du devoir envers sa première amie, la rose exigeante, sur son astéroïde. Il aime ses vieux et ses nouveaux amis, non au titre d’un arrangement politique mais en raison d’une vocation préalable. Comme l’idée d’apprivoisement, c’est une vérité simple mais oubliée : à moins d’avoir l’esprit gâté par les fariboles hégéliennes, nous aimons notre prochain davantage que nous ne pouvons aimer l’État. À vrai dire, nous aimons ses institutions dans la seule mesure où elles nous aident à préserver nos amitiés et nos familles. Pour le Petit Prince, les relations amicales précèdent l’État, absent de l’histoire. Cette primauté des liens personnels apparaît clairement à la plupart des soldats, qui se battent pour le copain à côté plutôt que pour une abstraction. Quand la Cité où nous vivons devient un concept théorique fondé sur la gestion de la peur, il devient impossible de se sacrifier pour elle.

Les limites du pouvoir

Enfin, Le Petit Prince rappelle au Prince les limites du pouvoir. En érigeant la crainte en armature de la société, l’époque moderne élève la politique à un rang qu’elle n’a ou ne peut avoir. Étrangère ou nationale, elle devient une tentative d’imaginer comment résoudre les conflits et les guerres ou, plus largement, comment résoudre les problèmes liés au comportement humain. Son ambition n’est plus de comprendre et de gérer la condition humaine, mais de la réformer. Si les relations humaines sont problématiques parce qu’elles sont toujours source de peur et de danger, les dirigeants (et les politologues, par procuration) deviennent les grands rédempteurs potentiels de l’humanité, capables de nous délivrer de nous-mêmes. Ils ont absorbé l’autorité et l’énergie de la religion pour les réorienter vers une politique salvatrice. Plus que vain, c’est dangereux.

Les unions humaines – sociétés, nations, familles, amitiés – ne sont pas seulement préalables à l’État ; on ne les modifie pas facilement via la simple réorganisation des institutions, la distribution de bonus financiers ou la manipulation de la peur. Elles peuvent cependant être déformées, vidées de leur substance et même écrasées sous le coup d’une autorité coercitive suffisante. Ces associations humaines primordiales ne sont pas des dispositifs de mise en concurrence ou des outils de lutte contre la crainte ; ce sont, comme la sociologie moderne nous l’enseigne, les attributs naturels de cet animal social coopératif, éducatif et créatif qu’est l’être humain. Tous les observateurs sérieux, d’Aristote à Madison, l’ont compris : ces associations précèdent l’État et forment les mécanismes sociaux régulateurs dont il dépend pour être efficace, en particulier dans sa version libérale (au sens premier, celui du XIXe siècle).

L’idée que le pouvoir politique peut améliorer des institutions sociales antérieures est au cœur même du credo moderne. Sous sa forme libérale, elle constitue un moteur auxiliaire de la trajectoire whig (6) de l’histoire même. En politique étrangère, elle conduit parfois à présenter le changement de régime comme une panacée pour résoudre les conflits et les tensions internationales ; à l’échelle nationale, elle nourrit le désir de modeler la société (voire de remodeler l’idée même de famille) en modifiant la loi et la réglementation, en jouant sur l’impôt et la sanction.

Le Prince veut que le Petit Prince s’adapte, bon gré mal gré, aux diktats du pouvoir. Mais, in fine, le second possède une conception plus authentique de la vie et du bonheur. Le Prince et ses ordres passeront, avec les postulats mythiques de l’individualisme primordial et de la rationalité brute quantifiée qui les soutiennent. Le Petit Prince et ses amis resteront avec nous. Nous ne serons pas seuls.

 

Cet article est paru dans The American Interest en novembre-décembre 2014. Il a été traduit par Laurent Bury.

 

 

Notes

1| Dans une Italie en état de guerre perpétuelle, l’arrivée des troupes françaises en 1494 provoque le départ des Médicis de Florence et l’instauration d’une forme politique nouvelle, la République du grand conseil, où Machiavel est aux affaires en tant que secrétaire de la Chancellerie. Mais il connaît une longue période de disgrâce à partir du retour des Médicis en 1512, qu’il passe en exil dans sa villa à une vingtaine de kilomètres de la cité. Il rédige Le Prince en 1513, avec pour objectif de prouver qu’il pourrait être utile au nouveau pouvoir.

2| Isaiah Berlin, « L’originalité de Machiavel », in À contre-courant : Essais sur l’histoire des idées (Albin Michel, 1988).

3| Le Prince, XVII, traduction Jean-Vincent Périès, Paris, 1825.

4| Pierre Manent, Les Métamorphoses de la Cité : Essai sur la dynamique de l’Occident, Flammarion, 2010.

5| Référence à la citation qui clôt Le Prince, la strophe 6 de la canzone « Italia mia » du Canzoniere de Pétrarque : « Vaillance contre fureur / Prendra les armes ; et le combat sera bref : / Car l’antique valeur /Dans les cœurs italiques n’est pas encore morte. »

6| Référence à la conception dite « whig » de l’histoire, qui présente celle-ci comme une progression inévitable vers une plus grande liberté, culminant dans les formes modernes de la démocratie libérale. Elle a foi dans le pouvoir de la raison pour réformer la société, qui s’affranchit du passé et de la tradition.

LE LIVRE
LE LIVRE

Le Petit Prince de Antoine de Saint-Exupéry, Gallimard, 2013

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