No comment
Temps de lecture 15 min

16 000 cercueils


Crédit: Flickr

Le journaliste japonais Kota Ishii a retracé dans un livre exceptionnel la façon dont, durant les deux mois qui ont suivi le tsunami du 11 mars 2011, les habitants et les autorités d’une petite ville côtière se sont organisés pour gérer l’afflux des corps et procéder à leur crémation.

Extrait de Mille cercueils (Le Seuil, 2011), traduit par le groupe Honyakudan.

 Le 16 mars, le corps de la petite défunte retrouvé par Sakamoto fut transféré au gymnase de l’ancien collège n° 2. Kimihiro Matsuoka, membre de l’équipe de transport des cadavres, se chargea de cette tâche.

Ce jour-là, la neige tombait à gros flocons. Depuis que son chef lui avait confié cette mission, Matsuoka partait chaque matin avec son camion pour aller chercher les cadavres retrouvés dans le bourg, et les transporter à la morgue provisoire. Lui et son équipe étaient maintenant bien organisés. Leurs gestes se faisaient plus précis.

Initialement, la dépouille de la fillette avait été déposée dans le bâtiment principal de l’ancien collège n° 1. Lorsque son corps avait été découvert, le 12 mars, le système de transfert entre les aires de dépôt et la morgue de l’ancien collège n° 2 n’avait pas encore été mis en place. Dans un premier temps, on l’avait donc déplacé du temple Senjuin, où il avait été recueilli, vers cette école, située en face de la mairie. Or, le gymnase de ce collège servait de refuge aux rescapés. Les autorités avaient jugé que l’établissement d’un dépôt mortuaire dans le bâtiment principal, juste à côté, constituait pour ces hommes et ces femmes une source d’angoisse supplémentaire, et qu’il valait mieux trouver une autre solution.

Matsuoka et ses collègues furent donc appelés pour transférer le cadavre de l’enfant et les six autres qui s’y trouvaient déjà vers la morgue provisoire de l’ancien collège n° 2. Ils les transportèrent, sur leurs civières, jusqu’au camion garé devant l’entrée. Lorsque vint le tour de la petite fille, Matsuoka préféra la prendre directement dans ses bras. Elle était si légère. Il la déposa dans la benne, et la neige la recouvrit aussitôt. Quelqu’un resserra autour d’elle la couverture qui la protégeait.

– On va t’emmener à l’ancien collège n°2. Ce ne sera pas long, tu verras.

Le silence de l’enfant laissait croire qu’elle luttait contre le froid. Ils partirent sur-le-champ pour ne pas l’exposer plus longtemps aux flocons qui tombaient.

Leur mission au collège n° 1 achevée, ils retournèrent à l’aire de dépôt du quartier d’Ôwatari pour reprendre leur tâche habituelle. En leur absence, de nouveaux cadavres étaient venus s’ajouter aux premiers. Les Forces d’autodéfense, la police et les pompiers étaient parvenus à coordonner leurs efforts de manière à augmenter l’efficacité de leurs recherches. Ils ne cessaient, depuis, de retrouver des corps. Au point que Matsuoka et ses collègues, alors même qu’ils travaillaient sans relâche de huit heures du matin jusqu’à sept heures du soir, heure à laquelle le soleil se couchait, ne parvenaient plus à suivre la cadence.

Avant de transporter un corps, Matsuoka jetait toujours un œil à la petite fiche fixée sur celui-ci au ruban adhésif. Y figuraient le numéro que les policiers lui avaient attribué, mais également toutes les informations susceptibles d’aider à son identification. Aussi, quand il lui semblait reconnaître celui qu’il avait sous les yeux, il communiquait immédiatement aux agents sur place le nom et le lieu de travail de la personne en question.

Et il lui arrivait bien souvent de pouvoir fournir ces renseignements. Il avait déjà retrouvé plusieurs de ses connaissances parmi les victimes. Un collègue de la mairie à qui il avait souvent demandé conseil, le boucher-traiteur qui lui livrait son bento au bureau, un restaurateur, venu à plusieurs reprises se renseigner au service des impôts quand il y travaillait encore quelques années plus tôt. Tous ceux-là, ils les avaient vus gisant devant lui, atrocement défigurés, à peine reconnaissables. Et ces retrouvailles macabres se répétaient depuis le premier jour de sa mission.

Alors qu’il parcourait les fiches, ce jour-là, l’une d’elles attira son attention, une mention, en particulier : « Handicapé d’une jambe, travaille dans une boucherie. » Un frisson lui parcourut le dos. Dans le quartier, il n’y avait qu’une seule personne correspondant à cette description. Il souleva craintivement la couverture et reconnut immédiatement le visage recouvert de sable de l’homme d’une soixantaine d’années étendu à ses pieds.

C'est gratuit !

Recevez chaque jour la Booksletter, l’actualité par les livres.

– Je le connais. C’est M. Sato, confia-t-il à l’employé municipal qui se tenait à ses côtés.

– Vous êtes sûr?

– Oui. Il travaillait dans une boutique tout près d’ici. J’en suis certain.

L’employé acquiesça, puis ajouta cette information à la note. Chaque jour, depuis le 13 mars, Matsuoka revivait cette même scène sans qu’il puisse jamais, ne serait-ce qu’un instant, s’abandonner à sa peine. Peu importaient ses sentiments, il devait, de toute façon, poursuivre sa tâche, et se saisir du corps de celui qu’il avait jadis connu et l’emporter avec les autres.

Outre celle d’Ôwatari, une autre aire de dépôt avait été aménagée devant un immeuble appartenant à la ville, dans le quartier de Hamacho, à un kilomètre de là. Pour le moment, les opérations de transfert n’avaient pu débuter, à cause des décombres qui obstruaient la rue permettant d’y accéder. Dès que celle-ci serait dégagée, l’équipe de Matsuoka aurait, là aussi, à intervenir. Ils devaient absolument finir d’évacuer les corps qu’il y avait ici avant de passer aux autres, s’ils ne voulaient pas être débordés. Mais malgré l’ardeur qu’ils mettaient à leur travail certains habitants commençaient à se plaindre du peu de cas que les autorités semblaient faire des corps qui reposaient sur l’aire de Hamacho.

– Mon enfant y est abandonné depuis plusieurs jours. Je veux qu’il soit immédiatement transporté à la morgue! Est-ce que la mairie va le laisser là jusqu’à ce qu’il pourrisse ?

Matsuoka comprenait parfaitement la réaction de ces gens, il aurait voulu pouvoir les aider. Mais les cadavres étaient trop nombreux. Et au manque de personnel s’ajoutaient les difficultés de circulation : il ne pouvait rien faire.

Ce genre de scène se produisait, malheureusement, assez souvent. Un cas, en particulier, marqua profondément Matsuoka. Un jour qu’il se rendait à l’aire de dépôt d’Ôwatari, il vit une femme, d’une trentaine d’années, en pleurs devant la dépouille de sa fille. II la connaissait bien. On l’appelait « Maman Yoko ».

Elle tenait un bar dans la « ruelle des grands buveurs », le quartier de plaisirs situé derrière la rue principale.

Autrefois, les hommes du bourg étaient nombreux à venir là se divertir, de jour comme de nuit. Mais, ces derniers temps, la ville ayant perdu beaucoup de ses pêcheurs et de ses ouvriers, les tenancières les plus âgées avaient préféré fermer leurs établissements. Celui de Maman Yoko tenait encore, grâce à quelques clients restés fidèles.

Yoko avait, disait-on, été surprise par le tsunami alors qu’elle faisait des courses avec sa fille unique, âgée d’une dizaine d’années. La mère avait résisté à l’assaut de la vague en s’agrippant à ce qu’elle pouvait, mais la petite avait été emportée sous ses yeux sans qu’elle parvienne à la retenir. Les employés du Centre culturel municipal, à côté, avaient assisté au drame depuis les fenêtres des étages supérieurs où ils s’étaient réfugiés. Yoko les avait appelés à l’aide.

– Sauvez-la ! Sauvez ma fille! Vite! Le torrent va l’emporter! Mais aucun n’avait bougé. Personne n’aurait osé sauter dans des remous d’une telle violence. La rue était totalement submergée et le courant tellement fort qu’il était même difficile de s’approcher. Certains, pourtant, avaient semblé hésiter un instant, mais trop longtemps. La fillette avait disparu, engloutie par la vague. Yoko avait eu la chance d’en réchapper. Quelques jours plus tard, on avait retrouvé le corps sans vie de son enfant.

Sa dépouille reposait maintenant sur l’aire de dépôt, sa mère était à ses côtés. Matsuoka s’approcha. En plus de son casque, il portait un masque sur le visage et avait revêtu le blouson de la mairie. La femme le prit pour un de ceux qui avaient renoncé

à secourir sa fille. Elle ne put retenir son émotion.

_ Salaud ! Tu as abandonné ma fille! Pourquoi tu ne l’as pas sauvée ?

Sur le coup, Matsuoka ne comprit pas ce qu’elle lui voulait et resta sans réaction. Mais elle se jeta sur lui et continua à vociférer.

– Pourquoi tu l’as laissée mourir ? Les autres membres de l’équipe voulurent intervenir, mais elle les repoussa, en l’injuriant de plus belle. Ils la maîtrisèrent et tentèrent de la raisonner.

– Ce n’est pas lui, madame, calmez-vous.

De guerre lasse, Yoko cessa de crier et fondit en larmes comme une enfant. Elle semblait complètement désorientée.

Matsuoka avait gardé son masque sur le visage et son casque sur la tête. Yoko l’avait vu plusieurs fois lorsqu’il venait dans son bar. Il aurait pu se découvrir et dire: « C’est moi, madame, regardez, vous vous trompez », et elle l’aurait sûrement reconnu. Mais il s’en abstint. A la tristesse qu’elle éprouvait déjà, il ne voulait pas ajouter la honte. Père, lui-même, d’une fille en deuxième année de collège, il comprenait la douleur de cette mère.

Un de ses collègues passa sa main sur l’épaule de la femme pour la réconforter.

– On va emmener votre fille à la morgue.

– Non, je reste ici avec elle! répondit-elle en secouant la tête. Il est hors de question que je la quitte!

– Vous n’avez qu’à venir avec elle, ajouta l’homme, doucement. Ne vous inquiétez pas, il y a des médecins et des agents de police, là-bas.

– Je ne veux pas qu’elle aille dans cette foutue morgue!

– Écoutez, la morgue est couverte. Il ne faut pas la laisser au bord de la rue, comme ça, il fait froid ici. Il vaut mieux la mettre à l’abri, sous un toit.

À ces mots elle se remit à sangloter. Elle paraissait résignée. Elle s’accrocha à son enfant, et avec son mouchoir, lui essuya le visage du sable qui y collait encore. Elle répéta ce geste plusieurs fois. Elle voulait que sa fille soit belle avant de partir à la morgue. Matsuoka se mit au volant du camion sans dire un mot. De son siège lui parvinrent les pleurs de Yoko lorsque la dépouille fut chargée sur la benne. Il tourna la clef dans le démarreur et le moteur se mit en marche, mêlant son grondement aux vibrations de la vieille carrosserie. Puis il appuya lentement sur l’accélérateur, il ne voulait pas abîmer le corps de la petite défunte, et prit la direction de l’ancien collège n° 2.

LE LIVRE
LE LIVRE

Mille cercueils : A Kamaishi, le tsunami du 11 mars 2011 de Kota Ishii, Seuil, 2013

SUR LE MÊME THÈME

No comment L’automne de Verlaine
No comment Victor Hugo contre les « vandales »
No comment La grandeur de l’islam selon Voltaire

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Chronique

Feu sur la bêtise !

par Cécile Guilbert

Voir le sommaire