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Lorsque l’Argentine Camila Sosa Villada a appris à écrire son prénom à la maternelle elle s’appelait Cristian. Plus tard, à l’adolescence, elle s’arrêtait sur le chemin du collège pour se mettre du rimmel sans que ses parents le sachent. Lorsque, à 18 ans, elle assume au grand jour son identité transgenre, elle s’attire les foudres de son père. « Un jour, on m’appellera pour me dire qu’on t’a retrouvée morte dans un fossé », lui prédit-il. Cristian, devenu Camila, quitte alors son village de montagne pour rejoindre la bouillonnante ville de Córdoba, dans le nord de l’Argentine. Vingt ans plus tard, la voilà actrice, écrivaine et chanteuse, mais le chemin fut semé d’embûches. Dans Las malas, Camila Sosa Villada revient sur cette période où, jeune étudiante en communication à l’université de Córdoba, elle se prostituait le soir dans un parc de la ville.

« Roman d’initiation, chronique d’une époque, Mémoires : Las malas, c’est tout ça à la fois », résume Patricio Zunini sur le portail argentin d’information Infobae. C’est aussi un roman choral, pourrait-on ajouter. En effet, on y suit les péripéties d’une communauté de travestis qui se prostituent la nuit et se retrouvent, la journée, chez la « tante Encarna », dont la petite maison rose en périphérie de la ville leur sert de refuge. « La narratrice, Camila elle-même, raconte souffrance après souffrance, humiliation après humiliation, les coups, les mensonges et l’effacement de l’espace public », note Patricia Kolesnicov dans le quotidien argentin Clarín.

Mais il ne s’agit pas que d’un récit glaçant sur la violence faite aux transgenres en Amérique latine – où leur espérance de vie est de 35 ans, rappelle l’auteure –, le roman est aussi empreint de réalisme magique. Ainsi le personnage de « Marie la muette » se voit pousser des plumes, une autre se change en loup-garou les soirs de pleine lune. « L’originalité de Las malas, et la grande réussite littéraire de Camila Sosa Villada, réside dans la création d’une mythologie propre à l’univers trans qui fait appel, à l’instar des poètes de la Grèce et de la Rome antiques, à la notion de métamorphose », pointe Bermeo Gamboa dans le quotidien colombien El País.

À lire aussi dans Books : L’énigme de l’abbé travesti, juillet-août 2009.

[post_title] => Être trans en Argentine  [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => etre-trans-en-argentine [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-10 20:11:40 [post_modified_gmt] => 2020-09-10 20:11:40 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=94529 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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En 1939, quand la Catalogne tombe aux mains des forces franquistes à la fin de la guerre d’Espagne, Julián Fuster Ribó décide de fuir en URSS. Ce chirurgien barcelonais, membre du Parti communiste et reconnaissant du soutien que les Soviétiques ont apporté au camp républicain, ne peut imaginer que son exil le mènera tout droit au goulag. Quelques années d’exercice au sein de l’Institut de neurochirurgie de Moscou auront en effet raison de ses illusions. Ses critiques du régime soviétique et du culte de la personnalité de Staline le placent dans le collimateur de la police politique. En janvier 1948, Fuster Ribó est arrêté, interrogé, torturé et finalement condamné pour « espionnage » et « propagande antisoviétique ». Il passera sept années dans le camp de travail de Kengir, avant d’être libéré en 1955.

Dans Cartas desde el Gulag, la politiste et historienne Luiza Iordache Cârstea retrace l’itinéraire singulier du Dr Fuster et explore, à travers lui, un pan méconnu de l’histoire du XXe siècle. Environ 345 Espagnols qui, fuyant la guerre civile, avaient trouvé refuge en Union soviétique furent envoyés au goulag, apprend-on. « En plus du matériau issu des archives espagnoles et européennes, Luiza Iordache Cârstea s’est appuyée sur des entretiens et des documents rassemblés par d’autres exilés espagnols en URSS, ainsi que sur “les archives personnelles de Julián Fuster Ribó mises à disposition par son fils Rafael” », note le site d’information El Independiente. Parmi ces archives personnelles, de nombreuses lettres adressées à une femme aimée, Nadejda Gordovitch, dans lesquelles il décrit par le menu la rudesse de la vie concentrationnaire.

Étant donné la rareté des témoignages d’anciens détenus des camps soviétiques, l’historien Juan Avilés qualifie les lettres de Fuster Ribó de véritable « trésor ». Un trésor d’autant plus précieux que le médecin espagnol « a vu de ses yeux un épisode célèbre de l’histoire du goulag : le soulèvement du camp de travail de Kengir au printemps 1954 », souligne-t-il dans le magazine El Cultural. Jusqu’à présent, l’un des seuls récits connus de cet événement était celui d’Alexandre Soljenitsyne dans L’Archipel du Goulag. Un certain « Fuster l’Espagnol » est mentionné en passant – le voilà désormais tiré de l’oubli.

[post_title] => Un médecin espagnol dans l’enfer du goulag [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => un-medecin-espagnol-dans-lenfer-du-goulag [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-08 15:46:31 [post_modified_gmt] => 2020-09-08 15:46:31 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=94366 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Des années 1960 au début des années 1990, les forces de sécurité sud-africaines ont édité un album rassemblant les photos d’identité des opposants au régime. Plus de 7 000 portraits ont figuré dans ce qu’elles appelaient « l’album terroriste ». « Officiellement, la police utilisait ce document uniquement pour surveiller les personnes qui quittaient le pays sans autorisation. Mais si votre photo était dans l’album, vous étiez considéré comme un terroriste », note l’historien sud-africain Jacob Dlamini dans The Terrorist Album. Cette étude « convaincante retrace les histoires politico-policières dans lesquelles l’album a servi le régime », précise Bongani Kona dans le magazine américain The Baffler.

Dlamini a pu consulter un des trois exemplaires qui ont échappé à la destruction. En 1993, quand il a senti sa fin proche, le régime a brûlé 44 tonnes de documents pour « couvrir ses traces » et « effacer toute mention de son système raciste brutal », rappelle Stephen Williams dans African Business. Certains officiers que l’historien a rencontrés clament encore que ce livret mis à jour tous les six mois n’était qu’un aide-mémoire pour traquer les fugitifs. Mais il « faisait partie de l’offensive du régime contre ses opposants, note Kona. Être considéré comme un terroriste par les forces de sécurité, c’était vivre dans l’ombre de la mort. Cela signifiait que vous pouviez mourir dans une explosion, un mardi après-midi, vos chaussures italiennes préférées aux pieds ». C’est ce qui est arrivé en 1982 à Ruth First. L'universitaire exilée au Mozambique a reçu un colis piégé à son bureau. Sa photo était dans l’album.

Les portraits, accompagnés de notices biographiques pas toujours exactes, étaient indexés selon des critères raciaux, rassemblant des personnes de toutes les couleurs de peau du blanc au noir. Mais « dans le monde des forces de sécurité de l’apartheid », pointe Jason Burke dans The Guardian, « les préjugés racistes étaient si enracinés qu’il était inconcevable qu’un activiste non-blanc soit le commandant en second de l’unité des opérations spéciales de l’ANC. »

À lire aussi dans Books :Les indignées de l’apartheid, janvier 2016.

[post_title] => L’album de la mort [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => lalbum-de-la-mort [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-04 20:30:27 [post_modified_gmt] => 2020-09-04 20:30:27 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=94054 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Bien avant les armes nucléaires et les missiles, environ mille deux cents ans avant notre ère, les Hittites, confrontés à l’effondrement de leur empire, construisaient déjà des abris souterrains fortifiées. Ces bunkers sont devenus au XXIe siècle un véritable marché. Dans Bunker, le géographe américain Bradley Garrett part à la rencontre de ceux qui les construisent et de ceux qui les achètent. « Il s’intéresse essentiellement aux États-Unis, où le "prepping", le fait de se préparer aux catastrophes et à la fin du monde donne lieu à une véritable sous-culture, mais il se rend aussi en Australie, où la précarité écologique alimente le marché du bunker, ainsi qu’en Nouvelle-Zélande et en Thaïlande, destinations "de repli" préférées de l’élite », précise Will Wiles dans la Literary Review.

Dans le Dakota du Sud, le géographe visite le plus grand ensemble de bunkers du monde. Construits pendant la Seconde Guerre mondiale pour mettre des stocks de munitions à l’abri d’éventuels bombardements, ces 575 igloos de béton semi-enterrés ont été transformés en 2016 par un entrepreneur, Robert Vicino, qui les vend 35 000 dollars l’unité. Il a baptisé l’endroit « the xPoint », suggérant qu’il serait le point d’où l’humanité ramperait hors des décombres pour tout recommencer. Selon Garrett, ce que les « marchands d’angoisse » comme Vicino vendent, ce ne sont pas des murs, aussi solides soient-ils. C’est du temps. Plusieurs mois, voire plusieurs années, loin de la catastrophe de la surface. Reste aux acheteurs à prévoir des stocks d’eau, de nourriture, de carburant et de divertissements.

Ces « preppers » sont à distinguer des survivalistes des années 1990, assure l’auteur. Ils ne cherchent pas à fonder des communautés autonomes par défiance envers l’État. « Ce sont les gens les plus cools, les plus calmes et les plus rationnels que j’ai rencontrés. Pour la plupart, c’est juste une police d’assurance qu’ils espèrent ne jamais utiliser », explique Garrett dans The Sunday Times. Il reconnaît cependant que les théories du complot et autres prophéties loufoques ont du succès dans ce milieu, comme le remarque Wiles, pour qui les « preppers » sont surtout désabusés. « Certains d’entre eux semblent impatients de pouvoir avoir un retour sur leur investissement souterrain », et il est extrêmement dérangeant d’apprendre que beaucoup des plus grosses fortunes de la planète ont fait du "prepping" une activité secondaire, ajoute-t-il.

À lire aussi dans Books :« L’humanité poursuit sa marche au progrès », octobre 2010.

[post_title] => Dans mon bunker [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => dans-mon-bunker [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-31 15:16:35 [post_modified_gmt] => 2020-08-31 15:16:35 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=93059 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Dans le Kaboul de 1977, les garçons et les filles de la bonne société pouvaient se fréquenter assez librement dans leurs vastes demeures, quitte à s’ignorer dans l’espace public. Mais l’homosexualité masculine était tout aussi ­taboue qu’aujourd’hui. « Ce que je sais, c’est que Dieu n’oublie jamais la sodomie » : ce sont par ces mots que s’ouvre le premier ­roman de Nemat Sadat, The Carpet Weaver. « Un kuni [terme péjoratif désignant les homosexuels] risque aussi bien la prison à perpétuité que d’être tourné en ridicule ou victime d’actes de cruauté barbares », indique le quotidien indien Hindustan Times. « Les garçons doivent courtiser les filles pour préserver l’Afghaniyat [l’identité afghane] ».

Or le narrateur, Kanishka, fils d’un riche négociant en tapis, tombe amoureux à 16 ans de son meilleur ami et est « déchiré entre son désir des hommes et son sens du devoir vis-à-vis de sa famille et de sa religion », note le site HuffPost India. Né à Kaboul, émigré aux États-Unis avec sa famille dès sa prime enfance, Nemat ­Sadat est réputé être le premier Afghan à avoir fait son coming out, en 2013. Ce qui lui a valu – et lui vaut encore – des ­menaces de mort. 

[post_title] => Être gay à Kaboul [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => gay-kaboul [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-19 15:07:14 [post_modified_gmt] => 2020-08-19 15:07:14 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=91974 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Pour convaincre de l’importance de la musique de film quelqu’un qui en douterait, il suffit de lui faire visionner un film sans sa bande originale, disait le compositeur David Raksin. Priver un film de sa musique le mutile presque toujours de manière fatale. Beaucoup de gens retiennent mieux la musique d’un film que les noms du réalisateur et des acteurs, et la reconnaissent facilement : qui n’identifie pas en quelques mesures le grand thème d’Autant en emporte le vent, composé par le prolifique Max Steiner, celui du générique des James Bond, imaginé par John Barry, ou les accents de la cithare d’Anton Karas sur lesquels s’ouvre Le Troisième Homme ?

Depuis toujours, le cinéma et la musique ont partie liée. Née à l’époque du cinéma muet pour couvrir le bruit du projecteur, compenser l’absence de son et stimuler l’attention des spectateurs, la musique de film répond à toute une série de nécessités dramatiques. Elle crée l’atmosphère, véhicule et amplifie les émotions, aide à caractériser les personnages et les situations, facilite l’adhésion à l’histoire racontée, soutient le rythme du récit et assure l’unité du film en solidarisant les plans et les séquences.

La musique de film possède certaines caractéristiques qui la distinguent des autres genres musicaux. L’une d’entre elles est le degré auquel s’y manifestent les influences, et la quantité de citations et d’emprunts qu’on y trouve. Les bandes originales s’alimentent en abondance d’autres musiques (y compris d’autres musiques de film), dont elles exploitent des thèmes, des mélodies, des idées, des sonorités, presque toujours de manière inventive et créative, sans qu’on puisse réduire ce phénomène à du simple plagiat.

Le premier réservoir dans lequel puisent les compositeurs est le répertoire classique, plus particulièrement la partie de celui-ci qui combine, à l’instar de l’essentiel de la musique occidentale, les principes d’une ligne mélodique claire et de l’organisation de l’harmonie autour des deux tonalités fondamentales, avec leurs connotations traditionnelles : la brillance, la joie et la force pour le mode majeur, la tristesse, l’inquiétude et le mystère pour le mode mineur. Il peut arriver qu’un compositeur prenne le contre-pied de cette convention, comme Ennio ­Morricone, qui utilise dans Le Bon, la Brute et le Truand des clés mineures pour les scènes d’action et des clés majeures pour les passages méditatifs, ainsi que le souligne la professeure de cinéma Kathryn Kalinak 1.

Des morceaux de musique classique sont souvent incorporés tels quels. Très fréquemment, ils ont été si largement popularisés par les films où ils figurent qu’ils en viennent à être principalement associés à ces derniers : c’est le cas du Concerto pour piano n° 21 de Mozart dans Elvira Madigan, de Bo Widerberg, de l’adagietto de la Symphonie n° 5 de Mahler dans Mort à Venise, de Luchino Visconti, ou de l’andante du Trio n° 2, opus 100 de Schubert dans Barry Lyndon, de Stanley Kubrick. Le plus souvent, ces morceaux font l’objet d’un traitement visant à les adapter aux besoins du scénario. Dans son drame historique Senso, par exemple, Visconti fait se succéder des moments de la Symphonie n° 7 de Bruckner très éloignés les uns des autres dans la partition originale.

Une des raisons expliquant la présence de morceaux classiques dans les bandes originales est le recours à la « musique temporaire » ou temp track, une série d’extraits que les réalisateurs ou les producteurs font fabriquer à l’intention des compositeurs pour leur donner une idée de ce qu’ils attendent d’eux. Il arrive que le réalisateur en retienne certains éléments. Le cas le plus célèbre est celui de 2001 : l’odyssée de l’espace. Considérant que rien de ce qu’Alex North avait produit n’était suffisamment semblable aux œuvres de György Ligeti, de Johann Strauss (la valse Le Beau Danube bleu) et de Richard Strauss (le poème symphonique Ainsi parlait Zarathoustra) qu’il lui avait proposées comme modèles, Stanley Kubrick, qui avait d’ailleurs dès le départ exprimé son intention de garder ces morceaux, décida de ne conserver que ceux-ci.

 

Les compositeurs, qui ont pour la plupart une formation classique, s’inspirent aussi parfois spontanément de morceaux qu’ils ont en mémoire. Pour Le Clan des Siciliens, Ennio Morricone a calqué le thème principal, un arpège descendant à la guitare avec accompagnement de cordes et de guimbarde, sur le début d’un prélude et fugue en la mineur pour orgue de Jean-Sébastien Bach. Un des trois grands thèmes de la musique mélancolique du Parrain, de Francis Ford Coppola, composée par Nino Rota, est basé sur un motif de La Force du destin, de Verdi. Dans le thème héroïque de la bande originale de Lawrence d’Arabie, composée par Maurice Jarre, résonnent quelques mesures du premier mouvement du Concerto pour piano d’Édouard Lalo. Tel qu’il est traité par Jarre, ce motif acquiert toutefois une puissance lyrique qu’il ne possédait pas dans la version originale, qui s’accorde bien avec le caractère épique du film de David Lean.

La présence du répertoire classique dans la musique de cinéma se manifeste aussi sous la forme d’influences. George Delerue est un compositeur éclectique qui s’est exprimé dans une grande ­variété de genres et de styles. Deux de ses meilleurs morceaux, le thème principal du ­Mépris, de Jean-Luc Godard, et le « Grand ­Choral » triomphant à l’allégresse contagieuse de La Nuit américaine, de François Truffaut, font un usage des cordes (et des cuivres dans le second cas) typique de la musique baroque, qui évoque irrésistiblement Bach et Vivaldi.

Le grand style symphonique qui carac­térise l’âge d’or d’Hollywood a été in­venté par trois hommes fortement marqués par la musique orchestrale roman­tique et post­romantique européenne : Max ­Steiner, Erich Wolfgang Korngold et Alfred Newman. Les deux premiers étaient des immigrés d’Europe centrale et orientale, comme d’ailleurs plusieurs des représentants de la génération suivante : Dimitri Tiomkin, Miklós Rózsa et Franz Waxman. S’ils ont puisé leur inspiration dans cette tradition, c’est notam­ment en raison de la parenté entre le cinéma et l’opéra. Le monteur musique Roy ­Prendergast le souligne dans Film ­Music. A Neglected Art : « Confrontés au type de problèmes de dramatisation que leur posaient les films, Steiner, Korngold et Newman se sont (consciemment ou pas) tournés vers les compositeurs qui avaient […] résolu des problèmes analogues dans leurs opéras [...] : Wagner, Puccini, Verdi, Strauss. »

Steiner a signé la partition de nombreux films renommés, outre ­Autant en emporte le vent. Dans Casablanca et La Prisonnière du désert, il démontre sa capa­cité à amalgamer harmonieusement des éléments d’origines diverses. Pour Le Mouchard, de John Ford, il recourt largement au procédé consistant à ponctuer par de la musique les actions ­montrées à l’écran et baptisé Mickey Mousing en raison de l’usage qui en est fait dans les dessins animés de Walt ­Disney. Une de ses partitions préférées, qu’il jugeait la plus moderne, est celle qu’il a écrite pour King Kong. Il n’hésite pas à y user de dissonances non résolues, « à l’imitation de Claude ­Debussy, chez qui les formes harmoniques défient souvent les règles traditionnelles de progression des accords », fait remarquer le pianiste et historien de la musique Laurence E. MacDonald 2.

Le plus brillant représentant du grand style hollywoodien est Erich Wolfgang Korngold, musicien extrêmement doué qui a été un enfant prodige. Son œuvre pour le cinéma est relativement restreinte, mais elle a fait date. Comme Steiner, il fait un usage généreux des leitmotivs. Ses partitions pour Les Aventures de ­Robin des Bois, L’Aigle des mers et Capi­taine Blood, trois films d’aventures de Michael ­Curtiz avec Errol Flynn, sont des sommets du genre. Aussi prolifique que Steiner, Miklós Rózsa a contribué à définir ce qui allait devenir le style musical de deux genres cinématographiques. Le film noir, tout d’abord, à l’ambiance urbaine, claustrophobique et décadente, avec notamment ses compositions pour Assurance sur la mort, de Billy Wilder, et La Cité sans voiles, de Jules Dassin. Le péplum, ensuite, avec ses partitions pour Quo ­Vadis (Mervyn LeRoy), Ben-Hur (William Wyler) et Le Roi des rois (­Nicholas Ray).

 

Après une légère éclipse, la tradition symphonique romantique a connu un second souffle à la fin du XXe siècle avec John Williams, James ­Horner, James Newton Howard et Howard Shore. C’est un lieu commun de relever l’inspiration wagnérienne de la bande originale de Shore pour Le Seigneur des anneaux, de Peter Jackson, ainsi que la prolifération des leitmotivs dans celle de John ­Williams pour la saga Star Wars, de George ­Lucas. À l’origine de ces derniers, on a identifié des thèmes issus d’une grande ­variété d’œuvres : deux musiques de film de Korngold, le mouvement « Mars » de la suite Les Planètes, de Gustav Holst, Le Sacre du printemps, de Stravinsky, la marche funèbre de Chopin, la Symphonie du Nouveau Monde, de ­Dvorak…

Un des compositeurs les plus influents de l’histoire de la musique de film, dont on peut dire qu’il a inventé le genre dans ce qu’il a de spécifique, est Bernard ­Herrmann. Auteur de la très riche partition de Citizen Kane, d’Orson Welles, il est surtout connu pour son travail avec Alfred Hitchcock. L’accord de septième majeure/mineure qu’il a souvent utilisé dans les films du maître du suspense est d’ailleurs appelé « accord ­d’Hitchcock ». ­Herrmann était par tempérament un innovateur et un homme qui avait un monde singulier à exprimer. Une des scènes les plus célèbres de Sueurs froides (Vertigo) est celle dans laquelle le personnage interprété par James Stewart, dans la lumière verdâtre d’une enseigne d’hôtel, voit surgir comme une apparition la femme qu’il poursuit, enfin conforme à l’image idéale de son fantasme. À l’appui des images, Herrmann utilise une mélodie inspirée du long crescendo de la mort d’Isolde dans Tristan et Isolde, de Wagner, dont il emploie le fameux « accord de Tristan » dans une autre scène. Son crescendo à lui est toutefois basé non sur l’accord de sixte de l’original, mais sur une quarte augmentée encore plus dissonante, associée chez Wagner à l’angoisse de Tristan. Ce faisant, remarque finement le producteur musical Andy Hill 3, il met en avant le point de vue masculin sur la scène, tout en construisant « un monument aux souffrances de l’amour impossible ». Hill attire aussi l’attention sur la musique très étrange de la scène dans la forêt de ­séquoias, dans laquelle « on peine à saisir ce qui se passe exactement en termes d’harmonie », et qui contribue à accentuer l’atmosphère d’inquiétant mystère. Une autre bande originale célèbre (et très étudiée) de Bernard Herrmann est celle qu’il a composée pour Psychose, jouée par un orchestre ne comprenant que des cordes. Dans la fameuse scène de la douche, qu’Hitchcock voulait initialement sans musique, il utilise les violons de manière inédite pour exprimer, non les élans de l’amour, mais les affres de la terreur. Ces stridences feront école. Avec cette scène et plusieurs autres, Herrmann a établi un standard durable pour les films de suspense et d’horreur. De la même façon, sa partition pour Le Jour où la Terre s’arrêta (l’histoire d’un débarquement pacifique de Martiens), qui fait appel à plusieurs orgues Hammond et deux thérémines, instruments électroniques actionnés sans contact, a servi durant plusieurs décennies de paradigme pour l’illustration sonore des films de science-fiction.

D’autres musiciens ont eu une influence importante sur le travail de leurs successeurs. Avec ses compositions pour les westerns de Sergio Leone (Et pour quelques dollars de plus, Il était une fois dans l’Ouest, Le Bon, la Brute et le Truand), Ennio Morricone a introduit une série d’innovations telles que l’usage en solo d’instruments (guitare électrique, flûte, hautbois, harmonica) ou de la voix humaine sur fond de chœurs, et créé un style expressionniste dont on perçoit encore les traces aujourd’hui. Lui-même avait subi l’influence de son aîné Nino Rota, surtout connu pour la façon dont il a ­réussi à traduire en musique la vision poétique et tragi-comique de l’existence de Federico Fellini et son univers baroque. Ses compositions pour La Strada, La Dolce vita, Huit et demi et Amarcord sont entrées dans l’histoire. À la mort de Rota, les autres compositeurs avec lesquels travaillera Fellini reprendront certains éléments de son style. Moins imaginatif, mais remarquablement productif, Hans Zimmer imposa à la fin du XXe siècle un style fait de vastes nappes sonores, mêlant les apports d’un orchestre symphonique, d’instruments électroniques et de chœurs.

Les compositeurs contemporains ont tendance à exploiter des répertoires très divers. C’est notamment le cas des Asiatiques. Les musiques écrites pour les films d’Akira Kurosawa par Fumio Hayasaka, puis par son élève Masaru Satô, allient la tradition symphonique européenne et l’emploi d’instruments traditionnels japonais utilisés dans le théâtre nô, en accord, relève Mervyn Cooke, avec « ce mélange d’éléments occidentaux et orientaux qui caractérise le style dramatique et visuel [du cinéaste] ». Dans la bande originale d’In the Mood for Love, de Wong Kar-wai, Shigeru Umebayashi reprend le thème poignant qu’il avait écrit pour un film japonais de 1991, un enregistrement d’époque d’une chanteuse chinoise des années 1930, un morceau d’un disciple de John Cage et des chansons sud-­américaines interprétées par Nat King Cole. Le même éclectisme caractérise le travail d’Alberto Iglesias pour Pedro Almodóvar.

Une des caractéristiques de la musique de film française, à côté du recours à des orchestres souvent plus modestes, de l’usage d’instruments tels que l’accordéon ou le saxophone et de la contribution que lui ont apportée des membres du groupe des Six (Georges Auric, Louis Durey, ­Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc et Germaine Tailleferre), est la place qu’y occupent les chansons. Le plus souvent, elles sont originales, comme celles de Joseph Kosma, de Georges van Parys et de Paul Misraki pour les films de Jean Renoir, René Clair, Julien Duvivier et Marcel Carné. Le cinéma américain a, lui, abondamment puisé dans le répertoire existant : les airs populaires traditionnels, les ballades irlandaises et les hymnes reli­gieux. John Ford aimait tellement l’un des plus célèbres, Shall We Gather at the River?, qu’il l’a placé en son diégétique (le son que peuvent entendre les personnages) dans sept de ses films.

 

Le jeu des influences et des emprunts n’est pas moins visible dans le cas des musiques de jazz. Pour Coup de torchon, Bertrand Tavernier a demandé à Philippe Sarde de reproduire le son et l’orchestration d’un morceau de Duke Ellington de style jungle. À l’opposé, pour la musique de Chinatown, Jerry Goldsmith, contre la volonté initiale de Roman Polanski, a imaginé des airs qui auraient pu être écrits dans les années 1930, mais orchestrés autre­ment qu’ils l’auraient été à l’époque. La même remarque s’applique à de nombreuses compositions de musique minimaliste. Celles de Michael Nyman pour les films de Peter Greenaway portent l’empreinte ostensible de ­Purcell, et celles de Philip Glass la marque de Bach. En retour, on entend dans les thèmes à l’orgue d’Interstellar, de Christopher ­Nolan, des échos très reconnaissables de la musique répétitive de Philip Glass, plus précisément celle, hypnotique, qu’il a écrite pour le documentaire expérimental ­Koyaanisqatsi.

« Les bons compositeurs n’imitent pas, ils volent », aurait dit Igor Stravinsky ­selon le critique musical Peter Yates. (Une formule comparable au sujet des artistes en général est attribuée à Pablo Picasso.) Il y a beaucoup de vrai dans cette affirmation : même chez les créateurs les plus inventifs, l’inspiration ne tombe jamais du ciel, elle se nourrit toujours largement des œuvres de prédécesseurs. C’est particulièrement le cas pour les compositeurs de musique de film. Parce qu’ils travaillent au service d’un art, le cinéma, qui est aussi et avant tout une industrie où les considérations commerciales incitent à éviter l’excès de risque en ­misant sur ce qui s’est avéré plaire au public par le passé ; et parce qu’ils sont tenus de produire très rapidement, le plus souvent en quelques semaines, et fréquemment à la chaîne, des partitions pour des films des genres les plus variés. Ce qui ne les ­empêche nullement d’être souvent d’excellents musiciens, et beaucoup de bandes originales sont de remarquables réussites. Lorsqu’elles le sont, ce n’est toutefois pas exclusivement du fait de la qualité musicale intrinsèque des morceaux, ou même de leur originalité. C’est en raison de la manière dont ceux qui les ont conçues sont parvenus à saisir l’idée, l’intention, l’émotion ou l’ambiance qui caractérise le film ou les scènes qu’on leur a demandé d’illustrer et à les traduire musicalement. Cela demande un talent considérable et très particulier.

— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).

Cet article a été écrit pour Books.

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Quatre morts dans l’Ohio » est le sous-titre que Derf ­Backderf a donné au roman graphique où il retrace les événements tragiques survenus en mai 1970 sur le campus de l’université d’État de Kent. « Four dead in Ohio » est aussi le refrain de la célèbre chanson Ohio, de Crosby, Stills, Nash & Young. Neil Young composa le morceau juste après avoir vu les photos de la tuerie dans la presse, et le groupe l’enregistra dans la foulée.

Début mai, le campus s’embrase. Les étudiants protestent contre la guerre au Vietnam – plus précisément contre la décision du président Nixon, annoncée quelques jours plus tôt, de l’étendre au Cambodge. Certains saccagent le centre-ville. Le maire de Kent, tétanisé, décrète le couvre-feu et appelle la garde nationale à la rescousse. Pendant quelques jours, la vie suit son cours : les étudiants vont en cours, au théâtre et au cinéma, flirtent, tout en jouant au chat et à la souris avec les forces de l’ordre. C’est le 4 mai, vers midi, que les choses dégénèrent. Lors d’un rassemblement pacifique sur le campus, un peloton de la garde nationale tire subitement à balles réelles sur les manifestants. Cet épisode de l’histoire américaine qui a, de l’avis de tous, constitué un tournant dans la mobi­lisation contre la guerre du Vietnam a déjà fait l’objet de nombreux livres et films, mais c’est la première fois qu’il inspire un roman graphique.

« Ce livre est une reconstitution, mais il est intégralement fondé sur le récit de témoins oculaires, ainsi que sur des recherches et des enquêtes approfondies », écrit l’auteur en préambule. Sur près de 300 pages, il reconstitue ainsi minutieusement l’enchaînement fatal de circonstances qui a causé la mort ­d’Allison Krause (19 ans), de Jeffrey Miller (20 ans), de Sandra Scheuer (20 ans) et de William Schroeder (19 ans). Neuf autres étudiants sont blessés, dont deux resteront handicapés à vie. Derf Backderf retrace aussi, avec la même rigueur, les derniers jours et les dernières heures de la vie de tous ces jeunes gens dont le destin a basculé en moins d’une minute, le temps qu’a duré la fusillade. On découvre ainsi Allison, brillante et engagée, Jeffrey, le ­petit New-Yorkais qui se cherche ­encore, Sandra, jeune fille juive studieuse et rangée, et le très droit William (Bill), déchiré entre sa formation d’officier de réserve et ses idées pacifistes.

C’est une succession de hasards mais aussi de décisions désastreuses, empreintes des préjugés et de l’incompétence crasse du commandement de la garde nationale et des autorités locales, qui les mènent à la mort. Pas manichéen pour un sou, l’auteur raconte également ces quatre jours du point de vue des soldats, harassés, manquant de sommeil et mal encadrés, jusqu’au dénouement tragique.

Il nous replonge aussi avec beaucoup de pédagogie dans les années Nixon : la chasse aux gauchistes et aux pacifistes (soupçonnés d’être à la solde de Moscou), la dérive terroriste réelle de certains d’entre eux et leur instrumentalisation cynique par le pouvoir. Son roman graphique explore enfin toutes les zones d’ombre qui subsistent, notamment le rôle joué par le FBI, et peut-être même la CIA et le renseignement militaire, qui avaient de nombreux agents infiltrés sur le campus. S’agit-il d’une bavure, d’une provocation ou d’une opération qui aurait dégénéré ? Cinquante ans plus tard, la question reste ouverte.   Books

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Aleš Palán a publié de nombreux livres d’entretiens qui sont souvent des succès de librairie. Mais, dans son dernier ouvrage, l’écrivain et ancien dissident tchèque « cesse de regarder ailleurs pour se recentrer sur lui-même », observe le magazine Rozhlas.

Rady pánu Bohu, jak vylepšit svět se présente comme une série de réflexions personnelles directement adressées au « Tout-Puissant », le « Dieu des athées », écrit Rozhlas. L’auteur l’appelle au secours, car le libre arbitre consenti à l’homme a fait des dégâts. « Je suppose que le septième jour tu es ­retourné à tes loisirs. Mais, en tant qu’une de tes créations, je te demande de laisser de côté tes collections et de nous regarder à nouveau. Cette fameuse ­politique de non-intervention ne suffit plus. » S’ensuivent quarante conseils susceptibles d’aider l’homme à surmonter les peurs, les complexes et les soucis qui lui gâchent la vie. « Palán défend ses conseils avec humour et sagesse, conclut le site Topvip. Invité à vivre plus joyeusement, le lecteur voudra garder ce livre à portée de main, comme remède à la mauvaise humeur. » 

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Le point de départ du nouveau livre d’Adda Djørup, c’est le rejet de l’art du roman, de la fiction. L’ouvrage débute ainsi : « J’ai ­arrêté d’écrire des romans en avril, au moment où le printemps arrivait à Copenhague. » Avec cette première phrase, le livre s’inscrit d’emblée dans la catégorie des textes fondés sur la négation de l’écriture, et son auteure dans la grande tradition des « écrivains négatifs » sans lesquels la littérature européenne telle que nous la connaissons n’existerait pas.

Parmi eux, il y a ceux qui, à l’instar d’Adda Djørup, ont écrit sur le refus de l’écriture (Kafka, ­Hofmannsthal) ; ceux qui ont arrêté d’écrire tout court (Rimbaud), ceux qui n’ont jamais écrit (Socrate) et ceux qui ont cherché une sorte de degré zéro de la littérature (Celan, Beckett, Blanchot). Et, comme chez tous ces écrivains, cette posture de ­refus se révèle très féconde chez Adda Djørup.

La narratrice est une mère célibataire qui gagne de quoi subvenir à ses besoins et à ceux de sa petite fille en écrivant des romans « de facture honnête, avec un début, un milieu et une fin ». Mais vient un jour d’avril où elle entend la voix doucereuse du bouleau devant sa fenêtre lui souffler des questions sur l’utilité de l’écriture. Sous l’effet de cette voix, elle se met à ressentir « le poids étrangement cotonneux de toutes les heures de [sa] vie [qu’elle a] passées à écrire des romans, à lire des romans, à penser aux romans, à parler de romans ». « J’ai eu le sentiment d’être face un mur massif, infiniment haut, infiniment large. Derrière lui existe une autre vie, une vie sans fiction. La vie, tout simplement. » Elle prend alors une décision définitive : « J’arrête d’écrire. J’arrête immédiatement ! »

Le sevrage romanesque de l’écrivaine s’apparente à la cure de désintoxication d’un alcoolique. Elle se débarrasse de tout ce qui pourrait constituer une tentation pour elle : son ordinateur, ses livres. Dans un premier temps, elle garde le clavier, mais elle finit par le jeter, lui aussi, parce qu’elle ne peut pas se retenir d’y taper des mots, sans produire autre chose que des sons.

La toxicomane trouve alors des échappatoires : avec un feutre bleu de sa fille, la non-écrivaine rédige un manuscrit, une histoire de meurtres à Venise, avec des va-et-vient temporels et des Doppelgänger, des doubles maléfiques. Ce manuscrit, qui est retranscrit dans le livre, est écrit d’une façon étrange, un peu à la manière d’une esquisse ou d’un synopsis qui semble se conformer à la définition de l’écriture donnée par Marguerite Duras : « Écrire, c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait – on ne le sait qu’après – avant, c’est la question la plus dangereuse que l’on puisse se poser. Mais c’est la plus courante aussi. » 1

Comme on le sait, le refoulé a pour habitude de refaire surface. C’est quand la romancière décide d’abandonner l’écriture que celle-ci commence véritablement. Au moment où elle lève son regard du bureau et le dirige vers la « réalité », elle voit le vieux bouleau qui est devant sa fenêtre et fait une description verbale de son feuillage bruissant et vert clair comme seule la littérature sait le faire. La voix qui émane des feuilles de l’arbre est une figure également fort littéraire, qui s’autorise de surcroît, en ce mois d’avril, un détour par T. S. Eliot :

« Avril est le plus cruel
des mois, il engendre
Des lilas qui jaillissent de
la terre morte, il mêle
Souvenance et désir,
il réveille
Par ses pluies de printemps les racines inertes. » 2

Quand la narratrice se laisse distraire par la « réalité », c’est bien la littérature qu’elle rencontre. Elle ne parvient pas à livrer le manuscrit écrit au feutre bleu à son éditrice car, alors qu’elle pédale vers son rendez-vous par une journée d’été, elle aperçoit un énorme chat au poil noir luisant : « Il était assis sur le mur du cimetière Assistens dans une posture très humaine. Ses pattes avant reposaient sur le mur. Ses pattes arrière, écartées, ­pendaient sur le bord. De même que ses grandes couilles velues, qui se dessinaient clairement contre le mur ocre tandis qu’un grand membre rose en érection pointait vers le ciel chaud et bleu. »

La vue du chat incite la narratrice à entrer dans le cimetière, où elle en oublie sa mission d’écrivaine au profit de la « vraie vie » mais finit paradoxalement par se perdre complètement dans la fiction. En effet, le chat ne tarde pas à la rejoindre dans le parc. Il se révèle n’être autre que le chat Béhémoth du ­roman de Mikhaïl Boulgakov Le Maître et Marguerite. En pénétrant dans la réalité du parc, la narratrice fait une chute comme Alice dans le roman de Lewis Carroll : « Plus bas, encore plus bas, toujours plus bas. Est-ce que cette chute ne finirait jamais ? »

Dans le roman de Boulgakov, le chat Béhémoth est à la solde de Satan. Chez Djørup, le chat géant semble également offrir à l’héroïne une sorte de pacte avec le diable. Elle se sent partagée entre le désir d’écrire et celui d’être « utile à l’humanité », mais Béhémoth lui propose une troisième voie : celle qui consiste à « reconnaître sa complète insignifiance, son impuissance, et à jouir du petit morceau de la vie qu’on a reçu ».

Le chat libertin libère le désir sexuel qui habitait depuis longtemps le corps de la narratrice : « Un coup menait à l’autre, dans le lit, sur le canapé, sur la table de la cuisine, contre des étagères vides. L’inventi­vité sexuelle de l’être humain est sans bornes. Ajoutez à cela un énorme chat très souple avec un pelage épais et doux, une queue sensible, une longue langue rose, des griffes, des moustaches et une gamme de ronronnements allant du frémissement des moustaches contre la peau tendue d’un tambour au bruit assourdissant d’un hélicoptère. »

Le chat et la femme s’envolent (Béhémoth n’est pas seulement un chat libertin, c’est aussi un chat volant) de soirée en soirée comme deux jet-setteurs. Ils sont toujours reçus comme des rois, Béhémoth en fourrure, notre héroïne en costume d’Ève. Mais, progressivement, les fêtes exubérantes se transforment en visions de vanités apocalyptiques, grotesques et bestiales, dans le style des tableaux de Jérôme Bosch.

Dans Le Maître et Marguerite, Satan et son entourage participent d’une satire contre la bureaucratie soviétique qui étouffe l’art littéraire. Djørup donne, elle aussi, une fonction satirique à son chat diabolique. Au cours de sa longue vie, il a été Consigliere, « Éminence ». Désormais, il est « consultant » et se fait payer en âmes pour « accom­pagner les individus et les organisations particulièrement dynamiques et innovants vers une compréhension plus pragmatique et axée sur les résul­tats d’une série de concepts de base ». Chez Boulgakov, la cible de la satire était le totalitarisme, chez Djørup, ce sont les métiers du management et du conseil, qui dominent le monde postcapitaliste.

« Pourquoi tout est-il parfait pour qui ne désire rien ? » se demande à plusieurs reprises la narratrice en contemplant le bouleau au printemps ou la pleine lune en hiver. Le roman est une fable aussi comique que sérieuse sur une femme qui dési­rerait ne rien désirer mais qui finit par désirer un gros chat, ­lequel désire son âme et est prêt à satisfaire les ­désirs de la ­société, qui se résument à la jouissance, aux résultats et au calcul pragmatique.

Chez Boulgakov, le diabolique est l’arme de la satire, formant une démonie comique qui finit par tourner en dérision la dictature totalitaire. Chez Djørup, le chat diabolique incarne plutôt la cible de sa satire : l’impératif de la jouissance et l’industrie du conseil. Chez Boulgakov, le rire caractérise Satan. Chez Djørup, il réside plutôt dans l’humour ­irrésistible qui imprègne toute sa prose.

« Le rire est-il le jumeau du désespoir ? » se demande la narratrice tandis que le chat, pour l’impressionner, monte sur le clocher de la cathédrale de Copenhague et se pose à côté de la croix, telle la figure de proue d’un navire. La prose de Djørup résonne d’un rire désespéré mais aussi satirique, tendre, grotesque, critique. Et elle écrit diaboliquement bien.

— Lilian Munk Rösing est professeure de littérature à l’Université de Copenhague et critique littéraire au quotidien danois Politiken.

— Cet article est paru dans Le Grand Continent le 20 mars 2020. Cette revue en ligne, dont Books est partenaire, est publiée par le Groupe d’études géopolitiques de l’École normale supérieure. Elle traite de l’actualité dans une perspective européenne et propose chaque semaine le compte rendu d’une œuvre de fiction parue récemment dans un pays d’Europe.

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Il était évident pour tous les principaux acteurs de l’époque que l’heure était venue d’être dirigés par le seul qui avait vu juste sur Hitler et les nazis dès le début et non par les sermons de quelqu’un qui, tout pieux et honnête qu’il fût, s’était fourvoyé presque jusqu’au bout. Si les discours que prononçait Halifax à l’époque étaient bien vus et d’une grande noblesse d’esprit, ils n’avaient ni le feu ni la poésie de ceux de Churchill.

En déclarant tout de go à la Chambre des lords qu’il ne pensait pas que Halifax pût s’acquitter de ses fonctions de Premier ministre, il est clair que Churchill s’est véritablement emparé du poste, et non qu’on le lui a livré sur un plateau, comme il a préféré le faire croire dans ses Mémoires. Il n’y avait rien là que de parfaitement conforme à la manière dont il s’était comporté toute sa vie. Il s’était toujours lancé dans l’arène et n’avait jamais ressenti la moindre culpabilité ni le moindre embarras en réclamant ce qu’il estimait être son dû. Son voyage au Soudan sans l’autorisation de son régiment en 1898, son évasion de la prison de Pretoria en 1899, sa visite à Sidney Street en 1911, sa mobilisation de la marine sans l’aval du Conseil restreint en 1914, sa réquisition des navires de guerre turcs en août 1914, sa défense d’Anvers en octobre 1914, son ordre d’attaquer Koltas sans la sanction du gouvernement en 1919, ses pourparlers de paix avec Michael Collins en 1921 sans demander l’avis des députés conservateurs, son achat de Chartwell en 1922 sans l’accord préalable de [son épouse] Clementine, et son ordre au Cossack de partir à l’abordage de l’Altmark en février 1940 : tout cela constituait des occasions saisies, un passage à l’action sur-le-champ sans se soucier des conséquences. Son héros Napoléon jugeait que le succès était sa propre justification. Cela faisait plus de trente ans qu’il avait la réputation de courir après les portefeuilles ministériels, alors pourquoi en aurait-il été autrement pour le plus élevé d’entre eux, qu’il convoitait depuis encore plus longtemps ?

Churchill s’était mis en avant d’une manière considérée comme presque étrangère aux usages britanniques, et qui était fort loin du culte de l’amateur inspiré qui avait été inculqué à tant de ses contemporains et en vertu duquel les récom­penses de l’existence étaient censées leur tomber toutes cuites dans le bec. Reje­tant complètement cette attitude, Churchill avait refusé le poste de secrétaire financier au Trésor que lui offrait Campbell-Bannerman afin de représenter le Colonial Office aux Communes, de même qu’il avait refusé le poste de secrétaire principal à l’Irlande offert par Asquith en préférant attendre celui de ministre de l’Intérieur. Il s’était proposé comme Premier lord de l’Amirauté à Asquith en 1911 et ministre de la Défense à Lloyd George en 1919, à qui il avait exprimé son mécontentement de ne pas avoir été nommé chancelier de l’Échiquier en 1921. Il avait ouvertement manifesté son désir d’être fait ministre de l’Approvisionnement devant Baldwin aussi bien que devant Chamberlain, et, en avril 1939, il avait invité Margesson au restaurant pour l’informer « sans ambages de son puissant désir d’être appelé au gouvernement ». En 1940, il avait tout fait pour devenir ministre de la Défense, en fait, sinon en droit. Maintenant que le poste de Premier ministre était concrètement à sa portée pour la première mais aussi peut-être la dernière fois, il n’allait pas s’effacer derrière un partisan hésitant de l’apaisement et, à ses yeux, non qualifié en matière militaire. En outre, Churchill était authentiquement convaincu que sa présence aux commandes avait davantage de chances de préserver la Grande-Bretagne et son empire que celle de Halifax.

Car si Clementine avait fini, en juin 1937, par abandonner l’espoir de voir un jour son mari devenir Premier ministre, ce ne fut jamais son cas. Cet espoir l’avait animé et poussé même quand il semblait n’y avoir aucun chemin susceptible de le mener à Downing Street. « Dans les hautes fonctions que j’occuperai, il me reviendra de sauver la capitale et l’Empire », avait-il prédit devant Murland Evans quand il avait 16 ans. Au moment de la démission d’Eden, il s’était décrit comme le chef officieux de l’opposition et, au cours des huit derniers mois, il n’avait jamais pris la peine – peut-être à tort – de déguiser son ambition dévorante. Il avait la chance que la pénurie de talents au sein du monde politique britannique fût telle que, dès lors qu’on admettait qu’il fallait que Chamberlain s’en aille, il n’y avait pratiquement personne d’autre à part Halifax pour pouvoir prétendre au poste. Eden, Cranborne et Duff Cooper étaient les seuls ministres à avoir démissionné pour protester contre la politique d’apaisement prônée par Chamberlain, mais ­aucun n’avait suffisamment de poids à l’époque pour qu’on pût voir en lui un Premier ministre potentiel, pas plus que Leo Amery, John Anderson ou lord Chatfield. À 44 ans, Oliver Stanley était trop jeune. Lloyd George avait 77 ans, mais il était pour la paix et encore plus impopulaire que Churchill dans l’establishment. Il avait également salué en Hitler le « soldat inconnu allemand ressuscité ». De surcroît, aucun d’entre eux n’avait autant de fascination que Churchill pour la guerre et la haute stratégie – ni non plus sa soif de pouvoir. Par ailleurs, celui-ci était à la fois un homme du sérail qui avait été chancelier de l’Échiquier et ministre de l’Intérieur, et un étranger au sérail qui était resté éloigné des ministères pendant toutes les années 1930, hormis les quatre derniers mois. Son âge, 65 ans, n’était pas retenu contre lui, car il respirait l’énergie et remplaçait le septuagénaire Chamberlain.

La réunion de 16 h 30 se conclut donc sur un accord qui prévoyait que ­Chamberlain conseillerait au roi d’appeler Churchill si les travaillistes annonçaient le lendemain qu’ils refusaient de participer à un gouvernement dirigé par Chamberlain. Churchill et Halifax passèrent ensuite quelque temps ensemble dans le jardin du 10 Downing Street. Bob Boothby, qui était resté aux Communes toute la journée, écrivit le soir à Churchill en lui donnant la liste de ceux qui s’opposeraient à Halifax. « C’est un groupe très puissant », précisait-il, sans savoir que Halifax n’était plus en lice. En fait, les quatorze députés répertoriés ne constituaient qu’un assemblage hétéroclite d’obscurs sans-grade pour la plupart – tout sauf un groupe puissant.

Le temps manquait pour que l’on pût faire un appel public concerté pour que Churchill succédât à Chamberlain. Il revenait uniquement à celui-ci de décrocher la timbale par la seule force de sa personnalité et grâce au poids que lui donnait le fait d’avoir eu raison à propos d’Hitler. Le soir, à 20 h 30, en dînant avec Eden et Sinclair, Churchill, qui paraissait « calme et tranquille », leur annonça, selon Eden, que, dans l’hypothèse où les travaillistes ne voudraient pas se joindre à Chamberlain, le Premier ministre « conseillerait au roi de l’appeler ». En effet, « Edward [Halifax] ne souhaitait pas prendre la succession [vu] la trop grande difficulté de sa position au Parlement ». Il proposa le ministère de la Guerre à Eden, qui l’accepta avec gratitude.

Cela peut être déplaisant à admettre à notre époque plus égalitaire, mais Churchill est devenu Premier ministre au terme d’un processus qui était loin d’être démocratique. Il n’a pas été choisi par un vote du Conseil restreint, ni par le corps électoral national, ni même par un comité ou un cénacle élu par des députés, mais par le plus petit électorat autoproclamé imaginable : Chamberlain, Churchill, Halifax et Margesson. Tous quatre sortaient de coûteux collèges privés : deux de Harrow (Churchill et Margesson), un de Rugby (Chamberlain) et le dernier d’Eton (Halifax). Trois sur quatre de ces Anglais d’âge mûr venaient des classes supérieures (Margesson était le neveu d’un comte), et le père de Chamberlain, l’un des plus grands hommes d’État de la Grande-Bretagne victorienne, aurait sans aucun doute fini vicomte ou comte s’il n’avait pas été emporté par une crise cardiaque. Non seulement on ne demanda pas l’avis des travaillistes et des libéraux, mais l’unique personne requise pour confirmer le choix fait par cette minuscule cabale, totalement non représentative de la population britannique, était son monarque héréditaire non élu, le roi Georges VI. Si n’importe laquelle de toutes les grandes institutions politiques – le Conseil restreint, le Conseil privé, le Parti conservateur, la Chambre des lords – avait été consultée, c’est vraisemblablement Halifax qui aurait été désigné, surtout si l’on avait pris en compte les préférences de la City, de la BBC, du Times, de l’Église d’Angleterre et ainsi de suite. Churchill s’était mis en situation éligible par ses discours et ses allocutions radiodiffusées, par sa perception précoce de la menace nazie et par sa persistance à exhorter ses compatriotes à se préparer à la guerre, mais, en mai 1940, on se méfiait encore de son jugement dans de larges cercles de l’establishment britannique.

Le lendemain, vendredi 10 mai 1940, à l’aube, Hitler envahissait le Luxembourg, les Pays-Bas et la Belgique. L’offensive que Churchill avait prévue avec clairvoyance pour le printemps était maintenant déclenchée, même si personne n’aurait su prédire qu’elle aurait lieu au beau milieu d’une crise politique britannique de grande ampleur. Le Conseil restreint se réunit à 8 heures et apprit la tentative allemande de contournement de la ligne Maginot. Churchill eut l’idée de semer la zizanie en Allemagne en offrant l’asile en Grande-Bretagne à l’ex-Kaiser, qui vivait en exil aux Pays-Bas. (En fait, Guillaume II était ravi des conquêtes ­d’Hitler.) Au cours de la réunion, Chamberlain ne fit aucune allusion à son intention de démissionner, et à 11 h 30 il avait fini par conclure que la situation militaire était si grave qu’elle justifiait entièrement un report de sa démission. Il demanda à Attlee de publier une déclaration de soutien au gouvernement ; mais, quand celle-ci parut, elle ne parlait que de l’effort de guerre, sans mention de soutien au gouvernement en général ni au Premier ministre en particulier.

Sir Horace Wilson, secrétaire permanent au Trésor et chef de la fonction ­publique métropolitaine, que Chamberlain avait envoyé rencontrer Hitler pendant la crise de Munich, « s’indigna tout particulièrement » de la position des travaillistes. Mais Kingsley Wood expliqua sans ambages au Conseil restreint que l’offensive d’Hitler signifiait que désormais la pression sur Chamberlain pour qu’il cédât la place immédiatement avait augmenté, et non pas diminué. Hoare soutenait le Premier ministre, mais comme il l’écrirait : « Personne ne prit la parole pendant la séance à part moi. Edward [Halifax] parfaitement insensible. » Eden avait eu beau qualifier dédaigneusement Wood de « quelqu’un qui faisait penser à un utile notaire de famille », ce fut cependant ce politicien insignifiant qui, dans les faits, mit fin aux fonctions de Chamberlain. Cela allait bientôt lui valoir d’être nommé chancelier de l’Échiquier, tout comme le rapide changement de cap de Margesson lors de la réunion de la veille à 16 h 30 lui assurait d’être récompensé lui aussi par des fonctions importantes.

À Bournemouth, à 15 h 40, Attlee rencontra le comité exécutif national des travaillistes, qui tomba d’accord à l’unanimité pour que le parti entre au gouvernement, mais pas dirigé par Chamberlain. Attlee et Greenwood trouvèrent une cabine téléphonique dans l’hôtel, depuis laquelle ils communiquèrent l’information à Downing Street à 16 h 45 avant d’aller prendre le train de 17 h 15 pour la gare de Waterloo, à Londres.

Au cours de l’après-midi, des fidèles réunis autour du Premier ministre firent une nouvelle tentative pour persuader Halifax de changer d’avis. Le secrétaire chargé des relations avec le Parlement de Chamberlain, lord Dunglass, téléphona à « Chips » Channon au ministère des Affaires étrangères pour lui dire de demander à « Rab » Butler de faire revenir Halifax sur sa décision. Channon s’exécuta, comme il l’a raconté :

Je réussis à persuader Rab de se rendre au cabinet de Halifax pour une toute dernière tentative. Il apprit que Halifax s’était éclipsé pour aller chez le dentiste sans que Rab le voie – et il se pourrait bien que Valentine Lawford [le chef de cabinet de Halifax], qui avait omis de dire à Halifax que Rab l’attendait, ait joué un rôle négatif décisif dans l’histoire.

Channon en resta « prostré de dépit ». Il semble peu vraisemblable que Halifax serait allé chez le dentiste si le poste de Premier ministre avait encore eu un réel intérêt pour lui à ce stade. Chamberlain se rendit ensuite à Buckingham Palace, où le roi consigna leur entretien dans son journal :

J’ai vu le P. M. après le thé. Il m’a annoncé qu’il souhaitait démissionner pour permettre à un nouveau Premier ministre de former un gouvernement. J’ai accepté sa démission en lui disant à quel point je jugeais qu’il avait été traité avec une grande injustice et à quel point je regrettais que toute cette polémique ait vu le jour. Ensuite, nous avons abordé à bâtons rompus la question de son successeur. Bien sûr, j’ai suggéré Halifax, mais il m’a répondu qu’H n’était pas enthousiaste, car étant aux Lords il ne pouvait que hanter comme un spectre les couloirs des Communes, où tout le véritable travail législatif se déroulait. Cette information m’a beaucoup déçu, car je pensais qu’H était l’homme de la situation et que son titre de noblesse pouvait être mis en sommeil pour la durée voulue. Je savais qu’alors il n’y avait qu’une seule personne à qui je puisse demander de constituer un gouvernement, et c’était Winston. Quand j’ai demandé conseil à Chamberlain, il m’a dit que c’était Winston qu’il fallait appeler.

Il est difficile d’imaginer qu’ait pu se dérouler un entretien « à bâtons rompus » entre le roi et son Premier ministre sortant sur le nom du successeur, et ce en pleine guerre mondiale, mais, si l’on donne crédit à ces propos, Chamberlain n’a même pas eu à suggérer Churchill au roi, qui avait déjà deviné, malgré toutes ses réserves, qu’il représentait la seule autre possibilité. Ce fut donc Churchill qui fut appelé, le soir même, pour 18 heures. Il racontera la scène dans ses Mémoires :

Sa Majesté m’accueillit avec la plus extrême courtoisie en me priant de m’asseoir. Il me dévisagea quelques instants, intrigué, puis me demanda : « Je suppose que vous ne savez pas pourquoi je vous ai fait venir ? » Adoptant la même tonalité, je répondis : « Sire, je n’en ai pas la moindre idée. » Il se mit à rire, puis me dit : « Je veux vous demander de former un gouvernement », sur quoi je déclarai que j’acceptais bien volontiers.

Cette charmante anecdote, où le roi transforme en petite plaisanterie le fait de nommer un Premier ministre en temps de guerre à un moment où les Allemands passaient à l’offensive, a toujours été prise pour argent comptant. Or il apparaît clairement d’après les notes prises par le roi dans son journal qu’il était sincère en pensant que Churchill ne savait pas pourquoi il l’avait fait venir et qu’il prit au sérieux la réponse de Churchill à ce que ce dernier avait considéré comme une plaisanterie :

J’ai fait venir Winston et lui ai demandé de former un gouvernement. Il a accepté en me disant qu’il ne pensait pas que c’était la raison pour laquelle je l’avais fait venir. Il avait, bien sûr, imaginé que c’était une possibilité et il m’a cité le nom de certains de ceux à qui il demanderait d’entrer dans son gouvernement. Il était plein de fougue et de détermination pour accomplir les fonctions de Premier ministre.

— Ce texte est un extrait du livre Churchill, d’Andrew Roberts, paru le 27 août aux éditions Perrin. Il a été traduit par Antoine Capet.

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