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Dans une société qui valorise l’hyperacti­vité et glorifie la performance à tout prix, la paresse mérite-t-elle qu’on l’accuse d’être la « mère de tous les vices » ? Professeur de sémiotique à l’Université de Palerme, Gianfranco Marrone publie un petit ouvrage où il propose de voir dans ce défaut, consi­déré comme un des sept péchés capitaux, une fille légitime de la liberté, voire un droit de l’homme fondamental.

« À travers une reconstruction détaillée du concept de paresse, de ses constantes et de ses variations culturelles, à partir d’extraits littéraires et philosophiques, d’histoires, de mythes, de proverbes et de traditions, Marrone nous offre un très savoureux essai qui montre la difficulté d’être une cigale dans un monde qui change et exige de nous un activisme hypocritement euphorique », écrit Rossana Sisti dans le quotidien Avvenire.

Car la paresse n’est pas analysée, ici, en tant que simple trait de caractère individuel mais comme une forme de résistance collective à un système de valeurs qui rejette l’inactivité. Le paresseux, explique Marrone, « fait tout pour ne rien faire, et surtout ne pas faire ce que les autres attendent de lui, reniant son être social : voilà pourquoi il est stigmatisé ».

Longtemps considérée comme une vertu – dans l’Antiquité, s’opposant au négoce, l’otium permettait de se cultiver et d’élever son âme –, l’oisiveté change de statut au cours du XVIIIsiècle, au moment où la bourgeoisie de la révolution industrielle naissante se met à critiquer l’inactivité des ­aristocrates.

L’éthique calviniste ayant érigé le travail en devoir puis en droit, la paresse devient un ressort narratif fécond, que Marrone analyse à travers le pamphlet de Paul Lafargue sur le « droit à la paresse », les écrits de Barthes, les personnages d’Oblomov et de Bartleby. Il convoque même Donald, le canard malchanceux de Disney, en qui il voit un « pares­seux rebelle et révolutionnaire qui déteste les valeurs de l’American way of life et dont les aventures ne sont qu’une parenthèse désastreuse et fatigante entre deux siestes », souligne l’auteur dans un entre­tien accordé au quotidien ­Gazzetta del Mezzogiorno. Pour résumer, s’amuse ­Matteo Sacchi dans Il Giornale, « la plus grande qualité de la ­paresse est d’être une forme de pensée divergente et créative. Et chaque canapé est une tranchée que chacun de nous doit défendre. Jusqu’au bout. »

[post_title] => L’art de la paresse [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => art-paresse [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-21 16:26:58 [post_modified_gmt] => 2020-08-21 16:26:58 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=92388 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le philosophe allemand Karl Jaspers publia un petit livre, Origine et sens de l’histoire. Il reprenait, en la modifiant, une idée formulée pour la première fois à la fin du XVIIIe siècle par un orientaliste français : les grands courants de pensée et les grandes religions qui continuent d’irriguer le monde actuel ont pris naissance plus ou moins simultanément quelques siècles avant notre ère.

Jaspers parle d’une « période axiale », qu’il situe de 800 à 200 avant notre ère. C’est en ­effet à cette époque que vécu­rent Confucius, Bouddha, les prophètes ­d’Israël, Socrate et Platon. ­Jaspers y ajoute Zara­thoustra, dont nous savons aujourd’hui qu’il était anté­rieur. « Pour la première fois, il y eut des philosophes », écrit-il. C’est l’apparition de « l’homme tel que nous le connaissons aujourd’hui ».

Cette idée a rencontré un franc succès et continue de faire l’objet de travaux et d’analyses. Elle a donné naissance aux thèses les plus diverses concernant la réalité de cette « période axiale», les moyens de la définir, sa durée, son extension géographique et ses causes. La dernière entreprise en date repose sur l’exploitation du big data.

Le projet Seshat, lancé en 2011, consiste à mettre dans une grande base de données historique tous les éléments jugés susceptibles d’éclairer le débat dans pas moins de 450 sociétés du monde entier, dont certaines remontent à 4000 avant notre ère. Les résultats, présentés dans un ouvrage de 500 pages, font littéralement exploser le sujet.

« Impossible d’identifier une période axiale qui soit circonscrite aux cinq sociétés » désignées par Jaspers, dit à la revue Nature l’anthropologue Jenny Reddish, qui a codirigé l’ouvrage. Pourquoi l’Égypte serait-elle exclue de la période axiale ? Vers 1200 avant notre ère, elle s’est engagée dans une révision profonde de sa reli­gion, désormais centrée sur ce qu’on appelle « l’ère de la piété personnelle », observe l’historien Joe Manning, qui a contribué à l’ouvrage. Et les Hittites ont instauré un droit à caractère universel au second millénaire.

D’autre part, Jaspers s’émerveillait de ce que ces cinq « îles de lumière », selon son expression, avaient émergé simultanément mais aussi indépendamment les unes des autres. Or il semble établi qu’il y avait des échanges culturels intenses entre ces socié­tés, soutient Daniel Hoyer, qui a piloté le projet Seshat : « La tradition rabbinique et même les écrits de Platon ne sont guère concevables sans l’apport des idéaux moraux du zoroastrisme et de l’Égypte ainsi que du légalisme des Hittites. »

« Le désaccord porte moins sur l’époque et sur les lieux que sur les causes », estime de son côté le philosophe français Nicolas Baumard. Lui se concentre sur une période encore plus courte que Jaspers – en gros de 500 à 300 avant notre ère –, qui a vu l’émergence quasi simultanée de traditions religieuses à ses yeux très comparables dans trois ­régions du monde : les vallées du Yangzi et du fleuve Jaune, la Médi­terranée orientale et la vallée du Gange. Il y voit le produit de sociétés devenues suffisamment riches pour s’affranchir de la lutte pour le pain quotidien et passer à des considérations à plus long terme, fondées sur « l’idée que l’existence humaine a un but autre que la réussite matérielle », justifiant la recherche d’une morale universelle. Pour ce qui des causes de cette émergence, plusieurs théories s’affrontent : l’avènement de l’écriture, de sociétés beaucoup plus complexes, voire une innovation fondatrice, comme la monnaie ou la cavalerie d’archers. C’est dire que le mystère demeure. Le big data aidera-t-il à le percer ? Peut-être faudrait-il se concentrer sur un aspect de la thèse de Jaspers qui semble être passée au second plan : le sujet serait moins l’évolution des religions et des idéologies collectives que l’apparition soudaine de très grands penseurs, d’une envergure telle que le monde actuel, malgré l’explosion démographique et le progrès technique et matériel de nos sociétés, n’en produit plus. 

[post_title] => Y a-t-il eu un « âge axial » ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => y-a-t-il-eu-un-%e2%80%89age-axial%e2%80%89%e2%80%89 [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-24 15:47:19 [post_modified_gmt] => 2020-08-24 15:47:19 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=92769 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Pour une romancière à succès, Dolores Reyes présente un profil atypique. Mère célibataire de sept enfants, cette quadragénaire a été enseignante et occupe à présent un poste administratif dans une école primaire de Pablo Podestá, une petite commune de la banlieue de Buenos Aires. Tout en travaillant et en élevant ses enfants, cette passionnée de tragédie grecque – et qui, confie-t-elle au quotidien argen­tin Clarín, a « toujours aimé viscéralement la littérature » – a réussi à dégager quelques heures, de-ci de-là, pour fréquenter un atelier d’écriture. Avec profit : son premier roman, Mangeterre, publié en septembre 2019, a fait mouche. Dolores Reyes, qui se dit « prolétaire de banlieue » dans un entretien accordé au journal alternatif espagnol El Salto, a été portée aux nues par la critique. Son roman en est déjà à sa 6e édition en Argentine, et des traductions sont en préparation dans une dizaine de pays.

Dolores Reyes aborde en effet un sujet d’une actualité brûlante : les féminicides, un mal qu’elle qualifie d’« endémique » en Argentine. L’écriture du livre a coïncidé avec l’essor du mouvement Ni Una Menos (« Pas une de moins »), né à Buenos Aires en 2015 pour dénoncer les crimes sexistes. En 2017, ce réseau féministe avait déjà pris l’initiative de publier une anthologie de textes sur les meurtres de femmes pour « se réapproprier l’imagination et changer l’histoire » 1. Reyes ne figurait pas parmi les auteurs du recueil, mais son roman « implicitement politique », selon le magazine espagnol El Cultural, offre aujourd’hui à cette mobilisation un puissant relais littéraire.

« Dès les premières lignes, Mangeterre plonge le lecteur dans un univers sombre, fascinant, qui nous frappe parce qu’il résonne avec l’époque actuelle », apprécie Ivana Romero dans le quotidien argentin Página 12.
L’héroïne, adolescente, vit avec son frère Walter dans un quartier de la périphérie de Buenos Aires. Leur père est aux abonnés absents, leur mère est morte. Au décès de celle-ci, la fillette, alors âgée de 6 ans, a découvert au cimetière qu’elle possédait un pouvoir surnaturel. Ayant mangé un peu de la terre qui avait été au contact du corps, elle a vu ce qui était arrivé à sa mère : elle a été battue à mort par son père.

Très vite, le secret de l’enfant extralucide s’ébruite ; dans le voisinage, on la surnomme Come­tierra (« Mange­terre »). Devant sa porte viennent s’amonceler des bouteilles contenant un peu de terre et un numéro de téléphone, déposées là par des personnes qui cherchent désespérément à comprendre ce qui est arrivé à leur mère ou à leur fille. Parce que les disparus sont presque toujours des femmes battues ou violées puis assassinées.

Dolores Reyes a dédié son roman à Melina ­Romero et Araceli Ramos, des adolescentes de Pablo Podestá, assassinées toutes les deux. Melina et Araceli auraient pu fréquenter l’école où travaille la romancière, elles sont d’ailleurs « enterrées à 150 mètres de là », indique-t-elle dans El Salto.
Mais attention à ne pas voir dans Mangeterre un roman des marges, prévient-elle : « Là où se déroule l’histoire, 55 % des jeunes vivent sous le seuil de pauvreté, ce n’est pas une marge. » Empathique, sensible à la « langue » des jeunes et à la « colère des garçons », à l’environnement « très hostile » dans lequel ils évoluent, « Reyes connaît le monde dans lequel vivent les jeunes de son quartier, leurs peurs et leurs rêves : dans son livre, ce sont eux, ces ados au sang chaud, qui portent l’intrigue », note Paula Conde dans le quotidien Clarín.

Plus encore que les violences faites aux femmes, la romancière condamne la complaisance et l’inertie des autorités. « Comme dans bon nombre de romans policiers argentins, ce ne sont pas des policiers, des détectives ou des juges qui élucident les affaires mais d’autres personnages, une voyante dans ce cas », relève Mar Centenera, correspondante du quotidien espagnol El País à Buenos Aires.

[post_title] => Disparues de Buenos Aires [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => disparues-buenos-aires-2 [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-19 14:38:31 [post_modified_gmt] => 2020-08-19 14:38:31 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=91944 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Helmut Förster est médecin-­chef à la retraite et ­diplômé de latin. Il a suivi des cours d’histoire romaine à l’université tous âges et lu les textes de Tacite et de Florus en version originale. Par une journée pluvieuse de février, il rentre chez lui, à Essen, en Rhénanie-­du-Nord-Westphalie, monte son escalier d’un pas leste, ouvre la porte de sa « salle d’étude » et s’assied sur un siège de bureau pivotant au milieu de piles de livres d’où dépassent des Post-it jaunes.

Cela fait des années que cet homme de 78 ans se consacre, dans cette pièce sous les toits, à l’une des plus grandes énigmes de la recherche historique : la légendaire bataille de Teutobourg. Förster a publié un livre et donné plusieurs conférences sur le sujet. Il fait sans doute partie des historiens amateurs les plus actifs d’Alle­magne et ne recule jamais devant une discussion avec un autre chercheur, professionnel ou pas, pour peu qu’il s’intéresse au fameux événement de l’an 9 de notre ère.

Lors de cette bataille, qui aurait été livrée sous une pluie torrentielle, le Germain Arminius et ses partisans auraient massacré environ 15 000 légionnaires du gouverneur romain Publius Quinctilius Varus. Arminius, qui, selon les sources romaines, appartenait au peuple des Chérusques, est considéré par certains comme un libérateur de la nation germanique. Selon les termes de Förster, il aurait infligé aux Romains « une sorte de Stalingrad antique ».

Il n’y a aucune raison de douter du fait que cette cuisante défaite de l’Empire ­romain ait eu lieu sur le territoire de l’actuelle Allemagne. Mais où exactement ? La question déchaîne depuis longtemps les passions et donne lieu à une bataille à propos de la bataille.

Certains historiens présument que les combats se sont déroulés près de Detmold, en Rhénanie-du-Nord-­Westphalie, là où un gigantesque mémorial en l’honneur d’Arminius a été érigé au XIXe siècle. D’autres penchent plutôt pour la forêt d’Arnsberg, dans la même région, ou bien pour une zone près de Halberstadt, en Saxe-Anhalt, ou ­encore pour les rives de la Diemel, en Hesse. On dénombre pas moins de 700 théories, dont celle de Helmut Förster. Lui plaide pour l’arrondissement de Lippe, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, mais sa démonstration s’appuie, elle aussi, sur des hypothèses contestables.

Or voici qu’une jeune chimiste allemande pourrait aider à percer ce vieux mystère. Elle s’appelle Annika Diekmann, elle a 29 ans, et elle pourrait être à l’origine de l’une des plus grandes découvertes de la science historique contemporaine. Dans le cadre d’un projet de recherche financé par la fondation Volkswagen, elle analyse des centaines d’échantillons de métal prélevés sur des boucles de ceinture, des pendentifs et autres artefacts romains mis au jour. Elle crée ainsi une « empreinte métallurgique » qui permet d’attribuer les objets découverts à telle ou telle légion romaine – et donc de déterminer laquelle a pris part à tel ou tel combat.

La plupart des échantillons que prélève actuellement Diekmann proviennent de Kalkriese, une localité près d’Osnabrück, en Basse-Saxe, qui abrite un « musée de la bataille de Varus ». Au XIXe siècle, ­Kalkriese était déjà évoqué comme un lieu possible de la bataille, mais ce n’est qu’à partir de 1987 que des ­milliers d’ossements et d’objets y ont été mis au jour, qui laissaient penser à un affrontement armé. Depuis, le secteur est considéré comme le candidat le plus sérieux, à un petit problème près : aucun des vestiges trouvés sur place ne peut être clairement assigné aux légions de Varus. Plusieurs spécialistes sont convaincus qu’ils sont ceux d’autres troupes ­romaines, celles du général Germanicus en l’occurrence, qui parcourut, lui aussi, la région ­d’Osnabrück six ans plus tard.

Diekmann, qui est rattachée au ­Musée allemand de la mine, à Bochum, sera bientôt en mesure d’attribuer les échantillons de Kalkriese à l’un ou l’autre des chefs militaires – et d’établir ainsi de manière probante si le site a bel et bien été le théâtre de la légendaire bataille de Teutobourg. Afin de nous expliquer la méthode de pointe qu’elle utilise, la chercheuse ouvre une porte blindée et enfile une blouse antistatique. Puis elle pénètre dans une salle blanche à l’éclairage jaune vif, dont l’air est filtré en permanence. Dans une vitrine sont entreposés des récipients dans lesquels les échantillons de ­Kalkriese se désintègrent dans une solution d’acide chlorhydrique, d’acide nitrique et d’eau. Diekmann introduit ensuite le liquide dans un spectromètre de masse, qui affiche la composition exacte des restes du champ de bataille sur un écran d’ordinateur.

Les données qu’Annika Diekmann ­recueille en analysant les échantillons de Kalkriese ne sont guère significatives en elles-mêmes. Elles n’ont de valeur que si on les compare à celles d’échantillons provenant de Xanten, de Haltern ou bien d’autres camps romains ­– qui peuvent être rattachés aux légions de Varus ou à celles de Germanicus sur la base de sources écrites. Son travail sur l’empreinte métallurgique repose sur le fait que la présence et la concentration d’oligo­éléments tels que le bismuth, l’arsenic ou l’antimoine dépendent de l’origine du métal et de la façon dont il a été travaillé. Les échantillons d’épées venant d’Italie n’ont pas la même composition que ceux qui viennent de la Gaule occupée par les Romains.

Quand bien même les légions de ­Varus et de Germanicus se seraient procuré leurs armes auprès des mêmes sites de production, le spectromètre de masse pourrait mettre en lumière d’autres différences. Chaque légion avait son propre forgeron, qui disposait de chutes de ­métaux d’origines diverses. Il en fondait pendant les déplacements et les séjours dans les camps, par exemple pour réparer les casques ou d’autres accessoires. Du fait de ce recyclage, l’empreinte métallurgique de chaque légion se modifiait et se différenciait nécessairement peu à peu de celle des autres.

Diekmann espère pouvoir présenter de premiers résultats d’ici la fin de l’année. « Nous pouvons faire date grâce à la chimie », assure-t-elle. Elle est bien consciente que son travail rend nerveux beaucoup d’historiens et de chercheurs amateurs. Récemment, elle a pris le temps de recevoir Förster, qui voulait vérifier sur place, par lui-même, que la technique d’analyse était la bonne. Pour cet opposant farouche à l’hypothèse Kalkriese, ce serait un « triomphe » si les vestiges pouvaient être attribués non pas aux légions de Varus mais à celles de Germanicus. Pour la région, en revanche, ce serait la douche froide.

Direction le nord, par l’autoroute A1. À Bramsche, non loin d’Osnabrück, un panneau sur le bord de la route indique le musée de Kalkriese. Il est orné d’un masque facial de cavalerie romaine, qui a été mis au jour en 1990 non loin du futur musée, une découverte qui compte parmi les plus importantes de l’histoire de ­l’archéologie allemande. Sous le masque, un seul mot : Varusschlacht [bataille de Varus]. Le musée aurait-il autant de succès s’il portait un nom moins évocateur, « musée romain », par exemple, ou « site de la bataille de Kalkriese » ? Pourquoi l’institution a-t-elle pris le risque d’engager ces recherches sur l’empreinte ­métallurgique ? La réponse de la directrice, Heidrun Derks, est claire : « Nous ne sommes pas un poste de missionnaires mais une institution de recherche. Ce serait contraire à l’esprit scientifique d’interrompre la recherche de la vérité. »

De fait, l’équipe archéologique de ­Kalkriese n’a cessé de mener des fouilles ces dernières années. Elle a constaté des décolorations de la terre qui plaident en faveur d’un système de remparts et laissent penser qu’un camp ­romain y était établi. Cette décou­verte vient contredire la ­légende selon laquelle les ­légions de ­Varus étaient en transit lorsque les hordes sauvages d’Arminius les ont attirées dans une embuscade.

Toute la façon dont a été reçue cette histoire est « plus que problématique », estime Stefan Burmeister. Le conservateur du musée attend avec impatience les résultats des recherches de ­Diekmann et ne voit aucun inconvénient à ce qu’elles remettent en question ce que le grand public croit savoir de la bataille de Teutobourg. Le culte d’Arminius, qui est célébré comme un héros depuis le XVIIIe siècle, lui importe peu. Un tableau de Paul Thumann, accroché derrière l’archéologue au mur de la salle de conférences, est un bon exemple de ce culte. Il représente Arminius paradant après sa victoire sur un destrier blanc, au milieu d’une foule qui l’acclame et dans laquelle on distingue trois grâces langoureuses dont les robes dévoilent une épaule.

Arminius fut-il une sorte de David germanique qui, à 25 ans seulement, se lança dans un combat intrépide contre le Goliath romain, quel qu’en fût le prix ? Un chef qui, de façon entièrement désintéressée, arracha son peuple à l’emprise du méchant occupant ? « C’est possible, juge Burmeister, mais peut-être était-il aussi tout simplement avide de pouvoir. » Dans tous les cas, il est « inquié­tant » de constater à quel point Armi­nius n’a cessé d’être instrumentalisé, en particulier par les nationalistes, qui voyaient en lui un héros allemand.

Ce que le public croit savoir d’Arminius provient des écrits d’historiens romains comme Florus et Tacite. À les en croire, il était issu d’une puissante famille chérusque, initialement alliée à l’occupant romain. La coopération alla si loin que le jeune homme combattit plusieurs années dans l’armée romaine et put ainsi se faire une idée précise de ses faiblesses. Lorsqu’il se souvint ensuite, pour une raison quelconque, de ses racines germaniques, il avait donc de bonnes chances de pouvoir mettre fin à l’occupation.

Il est permis de douter que l’histoire se soit déroulée de la sorte, et on ne peut exclure qu’Arminius soit un personnage ­inventé. Les Romains avaient peut-être besoin, pour rendre leur honte supportable, de la figure d’un homme formé au sein de leurs légions et qui, de ce fait, est devenu un héros intrépide. Aucune preuve archéologique n’atteste l’existence d’Arminius. En revanche, il est incontestable que, à Kalkriese, les soldats romains affrontèrent des guerriers germains. Plus de 7 000 objets en témoignent, dont 2 000 pièces de monnaie romaines, qui ont toutes été frappées avant l’an 9. Cela cadre très bien avec la thèse selon laquelle ce sont les hommes de Varus qui ont trouvé la mort ici.

Les preuves matérielles sont donc nombreuses, mais le fait que le musée se soit arrogé le nom de la bataille de Varus a suscité une controverse sans fin. Un chercheur amateur, qui situe la ­bataille ailleurs, a même porté l’affaire devant la justice : il estimait que le nom du musée, qui a ouvert en 2002, était abusif et invo­quait une fraude aux subventions. Il a été ­débouté, mais les critiques ne se sont pas tues pour autant.

La directrice du musée s’étonne de « l’émotion que suscitent ces questions ». Quoi qu’il en soit, elle ne croit pas que les 70 000 visiteurs qu’accueille le musée chaque année soient uniquement attirés par le nom de la bataille. « Ce sont les pièces exceptionnelles, les résultats de la recherche et notre offre qui enthousiasment les visiteurs », se défend-elle.

Autour du musée, la zone que l’on ­suppose avoir été le site de la bataille fait 38 kilomètres carrés ; seule une ­infime partie a été fouillée à ce jour. « Nous avons devant nous un siècle de travail », estime pour sa part Joseph Rottman, l’administrateur du ­musée et du parc de Kalkriese. La ­région de Basse-Saxe s’est engagée à financer les fouilles jusqu’en 2029 au moins. Il est donc tout à fait possible que soient ­exhumés d’autres objets exceptionnels qui viendront enrichir la collection du musée.

L’historien amateur Helmut Förster ne compte pas non plus se reposer, car il y va de l’honneur de sa famille. Il veut rendre hommage à la mémoire de son arrière-grand-oncle, Paul Höfer, un préhistorien aujourd’hui tombé dans l’oubli et qui, dès la fin du XIXe siècle, avait étudié de près la question du lieu de la bataille de Teutobourg. Dans un livre qu’il écrivit sur le sujet, il s’en prenait même à l’un des historiens les plus renommés de son temps, Theodor Mommsen, qui reçut en 1902 le prix Nobel de littérature pour son Histoire romaine et contribua à localiser le site de la bataille à Kalkriese de façon décisive.

Paul Höfer eut beau faire, ses arguments contre Kalkriese et en faveur de l’arrondissement de Lippe ne s’imposèrent pas. Förster est convaincu que son arrière-grand-oncle en conçut une amertume grandissante et que le conflit avec Mommsen fut l’une des raisons pour lesquelles, le 8 octobre 1914, il se tira une balle dans la tête.

Avec ce suicide, la bataille de T­eutobourg faisait, près de deux mille ans plus tard, une victime de plus.

— Guido Kleinhubbert est journaliste à l’hebdomadaire allemand DerSpiegel.

— Cet article est paru dans Der Spiegel le 19 mars 2020. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

[post_title] => Bataille autour de la bataille de Teutobourg [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => bataille-autour-bataille-teutobourg [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-21 13:09:04 [post_modified_gmt] => 2020-08-21 13:09:04 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=92259 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Mesure-t-on bien tout ce que le Paris de l’entre-deux-guerres doit aux lesbiennes anglophones ? D’être devenu non seulement la nouvelle Lesbos, « la capitale saphique du monde occidental », écrit Philip Hensher dans l’hebdomadaire britannique The ­Spectator, mais aussi (et surtout) la capitale de la culture occidentale et le laboratoire du modernisme. Mais pourquoi Paris et pourquoi Sapho ?

Parce que le cours du dollar et, pendant un temps, celui de la livre sterling permettent de vivre en France pour trois francs six sous, du moins jusqu’à la crise de 1929. Et surtout parce que la prohibition qui sévit alors aux États-Unis, en même temps qu’une vigoureuse censure des « mauvaises mœurs » et de leur expression littéraire, conduit artistes et esprits aventureux à fuir un pays « où l’on ne peut ni se procurer Ulysse, de James Joyce, ni boire un verre », écrit la biographe britannique Diana Souhami dans son livre.

Les lesbiennes, elles, fuient moins l’opprobre (voire la prison qui menace encore au Royaume-Uni leurs homologues masculins) que la pudibonderie protestante et un système patriar­cal haïssable, qui revendique un droit exclusif sur le corps fémi­nin.

L’invitation que Virginia Woolf avait adressée à Vita Sackville-West, « Largue ton homme et rejoins-moi », ­devient le mot d’ordre de ces exilées qui ne se contentent d’ailleurs pas de larguer leurs hommes (en général un père ou un mari abusif ou alcoolique) mais se créent ­aussi une nouvelle identité. Elles passent de l’anglais à un français plus ou moins ­maîtrisé, voire au grec pour pouvoir lire Sapho dans le texte et visi­ter la Lesbos originelle. Elles changent aussi volon­tiers de nom, l’écrivaine britannique Annie Wini­fred Ellerman devenant « Bryher », la peintre Hannah Gluckstein, « Gluck », la journaliste Janet Flanner, « Genêt »…

En jetant par-dessus bord leurs orthodoxies morales, religieuses, vestimentaires et surtout artistiques, certaines s’octroient la possibilité de laisser libre cours à leur créativité, tandis que d’autres – Bryher, ­Winnaretta Singer, Natalie Barney, Harriet Weaver – utilisent leurs moyens financiers parfois considérables pour aider créatrices et créateurs à faire émerger le moder­nisme dans l’art.

C’est ainsi que l’intrépide Sylvia Beach va non seulement diffuser la nouvelle littérature grâce à Shakespeare and Company, sa petite librairie du 12, rue de l’Odéon, mais aussi publier l’Ulysse de James Joyce, roman présumé si obscène qu’aucun éditeur anglo-­saxon n’ose y toucher. L’effort la ruinera finan­cièrement et physiquement, et Joyce la trahira dès qu’il aura l’occasion d’être publié par un « éditeur sérieux ». Mais, comme le souligne Peter Conrad dans The Guardian, « il n’y aurait peut-être pas eu de modernisme littéraire si Sylvia Beach n’avait pas publié Joyce ». « Du moins ­celui-ci aurait-il eu une tout autre allure », renchérit Philip Hensher.

Pour sa part, l’inébranlable Gertrude Stein se considère comme l’inventrice d’une nouvelle écriture de l’anglais, du « présent continu » et du « flux de conscience » – bref, de toute la littérature moderniste –, quoique sa célébrité doive sans doute moins à ses livres – volontiers qualifiés d’impénétrables – qu’à son rôle de mécène de Picasso, de Matisse, de Braque, et de sponsor d’Hemingway, de Sherwood Anderson, de Francis Scott ­Fitzgerald, de T. S. Eliot. Dans le champ du modernisme musical, Winnaretta Singer, princesse de Polignac, contribue à lancer Fauré, Satie, Poulenc, Stravinsky… Et le modernisme cinématographique doit beaucoup à Bryher.

« Le lesbianisme est bien plus qu’une orientation sexuelle »,  constate Peter Conrad. Mais, si toutes ces femmes allient créativité et courage artistique (et sûreté de goût), elles sont aussi animées du sentiment, comme le disait Hemingway à propos de Gertrude Stein et de ses amis, que les homosexuels sont des personnes forcément intéressantes et bourrées de talent. Ces dames sont en tout cas remarquables par ce qu’elles ont apporté à l’art mais aussi par leurs vies, qu’elles considèrent volontiers comme des œuvres d’art. Des vies très variées quoique invariablement marquées d’excentricités en tout genre, y compris vestimentaires (croisant en 1917 à Avignon Gertrude Stein et Alice Toklas, qui officient comme ambu­lancières en casque colonial et uniforme scout, Georges Braque se dit « gêné » d’être vu en leur compagnie).

Certaines sont de formidables débauchées, telle Natalie Barney, qui se vante d’avoir couché avec dix-huit femmes en une nuit et qui, à 80 ans, est encore capable de lever, sur un banc public de Nice, une jeunesse de 56 ans (une Suissesse mal ­mariée). D’autres sont formidablement « popote » – on pense au couple exemplaire Sylvia Beach-Adrienne Monnier (leurs deux librairies se faisaient face rue de l’Odéon) ou à celui de Bryher et de la poétesse imagiste ­Hilda Doolittle (H. D. de son nom de plume) et, surtout à la relation archiconventionnelle entre Gertrude Stein et Alice Toklas, la première pontifiant auprès des artistes tandis que la seconde s’occupait de leurs épouses, rappelle la critique Laura Freeman dans The Times.

Quelques-unes de ces expatriées sont la tempérance même, comme Sylvia Beach, ou le bon sens ménager incarné, comme Alice Toklas, auteure d’un livre de cuisine. D’autres sont toxicomanes, alcoo­liques, nymphomanes ou frôlent la folie, comme H. D., soignée par l’étrange médecin britannique Havelock Ellis – autoproclamé « spécialiste des invertis congénitaux » – jusqu’à ce que, son cas s’aggravant, Freud lui-même prenne le relais, grâce à Bryher.

Ces dames forment une société qui vit en vase clos, avec pour épicentre les célèbres « vendredis » qu’organise Natalie Barney. « Elles se connaissent toutes, se portraiturent les unes les autres, écrivent les unes sur les autres, couchent les unes avec les autres », résume Diana Souhami. Lorsque Natalie Barney fera ­visiter à ­Truman Capote, après guerre,  l’atelier abandonné de la peintre Romaine Brooks, encore rempli de portraits de ses amies, Truman Capote s’en souviendra comme de la « plus belle collection de gouines célèbres de tous les temps ».

Et leurs relations amoureuses, souvent compliquées, donnent naissance à un genre littéraire à base de récits drôles et souvent vengeurs. Les pseudonymes sont de rigueur, mais les lectrices voient sans problème au travers – comme lorsque, dans Almanach des Dames, qui se voulait un ­manuel à l’intention des « lesbiennes qui rejettent chiffons, enfants et mari », publié en 1928, Djuna Barnes rebaptise Élisabeth de Gramont, qui fut longtemps la compagne de Nata­lie Barney, « duchesse Clitoressa de Natescourt ».

C’est aussi bien souvent aux éditions Contact, fondées par l’écrivain américain Robert McAlmon – avec qui Bryher avait fait un premier mariage de convenance – qu’est publiée cette littérature produite et lue en circuit fermé.

Un circuit d’autant plus fermé que les liens avec l’Amérique sont passablement distendus, malgré les efforts de Genêt pour décrire la scène parisienne aux lecteurs de The New Yorker. Éditeurs et critiques américains couvrent de sarcasmes les dames de Paris et leurs expériences avec la langue anglaise.

Quant aux littérateurs français, c’est surtout Sylvia Beach qui est en symbiose avec eux. André Gide est le tout premier de ses abonnés (qu’elle appelle ses bunnies, ses lapins), et, lorsque Joyce contribue à la faillite de Shakespeare and Company, Paul Valéry, André Malraux et bien d’autres volent à sa rescousse.

En 1937, Sylvia reçoit même la Légion d’honneur, ce qui la console un peu de sa rupture avec Adrienne – celle-ci l’a quittée pour la photographe Gisèle Freund – mais ne l’empêche pas d’être internée en 1942 à cause de ses provocations littéraires et de la protection qu’elle procure aux intellectuels juifs. C’est Jacques Benoist-Méchin, un ­collaborateur haut placé qui a traduit des extraits d’Ulysse en français, qui la fera libérer. En revanche, la même Sylvia Beach écrit dans son autobiographie à propos de Gertrude Stein que les Français étaient pour ainsi dire exclus de sa cour et qu’elle n’en avait pratiquement jamais rencontré dans son salon du 27 de la rue de Fleurus. « Elle avait le sentiment, écrit Diana Sou­hami, que Gertrude regardait les Français sans les voir. » D’ailleurs, Gertrude elle-même ­disait apprécier Paris moins pour ce qu’il lui donnait que pour ce qu’il ne lui enlevait pas.

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« Notre interminable confinement nous flanque dans un tel état de basorexia que, dès notre libération, on notera plusieurs cas d’anthropophagie. »

D. P.

Basorexia est un néologisme anglais désignant une envie irrépressible d’embrasser quelqu’un. Certains y voient une pathologie, mais les psychiatres ne recensent que son inverse, la philémaphobie ou philématophobie – peur d’embrasser ou d’être embrassé.

Aidez-nous à trouver le prochain mot manquant:

Existe-t-il dans une langue un mot pour désigner le fait d’accompagner du regard une personne après lui avoir dit au revoir, jusqu’à ce qu’elle disparaisse de votre champ de vision ?

Écrivez à

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À Budapest, la Librairie des écrivains, longtemps adossée à l’Union des écrivains, est une institution. Sa liste des meilleures ventes reflète essentiellement les lectures de l’intelligentsia budapestoise.

Au sein d’un palmarès éclectique apparaît d’abord une prédilection pour le récit de soi. Les lecteurs se passionnent ainsi pour les Mémoires de Péter Molnár Gál (1936-2011), dont la parution posthume a suscité une grande effervescence médiatique. Le redou­table critique littéraire de la période communiste avoue son passé de mouchard : pendant une bonne décennie, il a fait le compte rendu exhaustif de la vie théâtrale hongroise à la police politique. Il révèle dans son livre que son recrutement a été motivé par son homosexualité.

Moins scandaleuse, l’enfance mouvementée de Géza Bereményi suscite aussi un vif intérêt : l’écrivain, réalisateur et scénariste s’illustre par son attachement au 8e arrondissement de Budapest. Élevé par ses grands-parents autour du marché Teleki, il retrace ses jeunes années à la façon de Dickens et raconte son parcours par le biais de ses rencontres mémorables avec les grandes figures de la vie intellectuelle d’après-guerre. Âgé de 10 ans lors de l’insurrection de 1956, Bereményi a vécu ses rébellions adolescentes dans un pays repris en main par le prosoviétique János Kádár.

Manifestement, les célébrités de la capitale fascinent. Outre ­Molnár Gál et Bereményi, il faut citer Ádám Nádasdy, qui compte pas moins de trois livres dans le palmarès. Ancien professeur d’anglais à l’Université de Budapest et traducteur de Shakespeare, ce linguiste a percé comme poète et essayiste avant de briller comme nouvelliste avec son ­recueil « Neptune barbu ». Un livre très attendu, qui s’est accompagné, comme celui du critique-­indic défunt, d’un parfum de scandale. En 2019, l’annonce de son installation à Londres et de son mariage avec son compagnon britannique avait fait la une des journaux hongrois, et ses nouvelles campent des personnages gays qui s’efforcent de vivre leurs amours. Et, bien sûr, il y a l’éternelle question de la langue, pilier de l’identité magyare. Est-elle vraiment finno-ougrienne ? Fait significatif, sur les huit auteurs de la liste, six sont d’expression hongroise, mais deux d’entre eux, Zsolt Láng et Zsuzsa Selyem, vivent et travaillent en Roumanie, qui, comme tous les pays voisins de la Hongrie, abrite une importante minorité magyarophone. Vue de Budapest, la littérature magyare est certainement une littérature transfrontalière, cimentée par la langue intime de ses écrivains. 

[post_title] => Les meilleures ventes en Hongrie - Passage aux aveux [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => meilleures-ventes-hongrie-passage-aveux [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-19 15:01:41 [post_modified_gmt] => 2020-08-19 15:01:41 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=91964 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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L’artiste-plasticien Christo (Hristo Iavachev) a 22 ans lorsqu’il quitte son pays natal, la Bulgarie, en 1957. Jusqu’à sa mort, le 31 mai dernier, il n’y remettra jamais les pieds, y compris après la chute du régime communiste, en 1989. La police politique du régime, la redoutable Darjavna Sigurnost (DS) a dû longuement s’interroger sur ce personnage un peu fantasque. Est-il un dissident? Représente-t-il une menace? L’homme ne s’exprimait jamais en bulgare, évitait soigneusement ses anciens compatriotes et semblait avoir tiré un trait sur son passé.

En juillet 1984, Christo est déjà une célébrité mondiale : il vient de réaliser son œuvre monumentale Surrounded Islands en Floride et s’apprête, avec sa compagne Jeanne-Claude, à « emballer » le Pont-Neuf, à Paris. C’est alors que, à New York, la DS arrive à l’approcher grâce à l’agente « Elena », qui réussit l’exploit de se faire inviter par Christo et Jeanne-Claude à leur domicile, à Soho.

À son retour à Sofia, elle livre à son officier traitant le rapport suivant, qui a été exhumé des archives de la DS en 2016, pour les besoins d’une exposition consacrée à la résistance anticommuniste.

 

MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR
Strictement confidentiel

RAPPORT

Objet : Hristo Iavachev et Georgi Daskalov, artistes-peintres résidant aux États-Unis
De : agent « Elena »
À : capitaine Stoïan Tenev, officier traitant

Le 4 juillet 1984

J'ai rencontré Hristo Iavachev à deux reprises : la première fois au restaurant, la seconde chez lui. J’avais déjà une ­petite idée sur lui grâce à son frère et à sa belle-sœur, qui sont, comme vous le savez, de bons amis à moi. J’ai également pu faire la connaissance de son épouse [Jeanne-Claude Denat de Guillebon] lorsqu’elle est venue pour quelques jours en Bulgarie.

Au restaurant, j’ai été accueillie par un homme gentil, bienveillant, modeste et peut-être même et surtout timide. Il est très nature et fait tout pour que son interlocuteur se sente à l’aise. Il est très attentif, disponible et à l’écoute. Outre Hristo et son épouse, il y avait quatre autres personnes à table ce soir-là. Il a discuté tour à tour avec tout le monde, toujours avec la même gentillesse et la même attention. Il a aussi tenu à ce que tout le monde puisse s’exprimer en respectant les opinions des uns et des autres, toujours en restant poli mais avec une certaine fermeté. C’est ce qui m’a le plus frappée. Nous étions trois Bulgares conviés à ce dîner et, à la fin, nous avons tous exprimé le désir de visiter son atelier et de voir ses œuvres. Notre demande a été accueillie favorablement, mais j’ai senti qu’il s’agissait là d’une exception, d’une faveur même, ce qui s’est confirmé par la suite.

Hristo Iavachev vit dans le quartier de Soho depuis son arrivée aux États-Unis ; il est devenu propriétaire de sa maison il y a trois ans. Quand je dis « maison », c’est peut-être un peu exagéré, car il s’agit d’une ancienne usine (Soho était, dans le temps, la zone industrielle de New York) sur quatre étages. Aujourd’hui, le premier est occupé par leur fils, le deuxième leur sert d’entrepôt, et Hristo et sa femme habitent au troisième. L’atelier de Hristo est situé au quatrième. La bâtisse, très ancienne, ne possède ni ascenseur ni chauffage central, comme c’est souvent le cas dans le quartier. L’appartement de Hristo consiste en une immense pièce – c’est un ancien atelier d’usine, et on y voit toujours des tuyaux d’aération et toutes sortes de vieilles ­machines. Derrière une espèce de paravent en carton-pâte se trouve leur chambre à coucher. La cuisine – si tant est que l’on puisse appeler cela une cuisine – est séparée de cette pièce par un bar américain derrière lequel on trouve un réfrigérateur, une gazinière, etc. Plus loin, il y a une table basse entourée de canapés. Tout est très simple mais non dépourvu de goût et donne un sentiment d’espace et de confort. La plupart des meubles ont été fabriqués par Hristo et Jeanne-Claude ; ils datent de leur arrivée à New York il y a vingt et un ans, alors qu’ils étaient très pauvres. Seuls les canapés et la table basse ont été achetés plus tard. Je me souviens qu’à la question de savoir s’il ne comptait pas déménager dans un lieu plus confortable, Hristo a répondu avec stupéfaction qu’ils n’avaient besoin de rien de plus pour vivre et travailler.

La visite de son atelier a été la grande expérience de la journée. Le lieu est encore plus simple : on y respire, littéralement, l’air de l’ancienne usine. Avec une sorte de conviction fanatique, Hristo s’est mis à nous exposer ses idées sur l’art. D’un coup, il est devenu un autre homme : fort, autoritaire, d’une certaine façon péremptoire aussi. Toutes ses œuvres monumentales sont d’abord des esquisses sur papier destinées à la vente. C’est grâce à cet argent qu’il finance ses projets. Ses tableaux atteignent désormais des prix très élevés. Avec une grande simplicité, il nous a aussi expliqué que l’argent ne suffisait jamais et qu’il était obligé de beaucoup emprunter aux banques. L’un dans l’autre, il se retrouvait toujours à sec, mais il arrivait néanmoins à s’en sortir grâce à la vente de ses esquisses. Les autorités de l’État de Floride lui ont récemment proposé de financer l’un de ses projets et il a refusé catégoriquement, afin, dit-il, de n’avoir de comptes à rendre à personne et de garder son indépendance.

Hristo a pas mal oublié notre langue, mais son application à parler le bulgare est presque touchante. Il cherche désespérément le bon mot mais s’énerve lorsque quelqu’un tente de l’aider. J’ai l’impression qu’il parle mal toutes les langues, en réalité. Il s’habille très simplement, je dirais même comme un ouvrier. Plus généralement, il y a quelque chose de vraiment prolétaire dans son allure.

C’est à peu près tout ce que je peux vous dire de lui. Mon récit est plus émotionnel qu’objectif. Je ne vous cache pas qu’il s’agissait pour moi d’une rencontre très spéciale, sentimentale même, parce que j’avais beaucoup entendu parler de lui par son frère, en Bulgarie.

Sur ce, je voudrais ouvrir, ici, une parenthèse qui pourrait vous être utile. Lors de mon séjour à New York, j’ai également rencontré un autre artiste, le peintre Georgi Daskalov 1, que je connais du lycée. Nous ne nous étions pas vus depuis trente ans. Nous avons naturellement parlé de Hristo Iavachev lors de ces retrouvailles. J’attache beaucoup d’importance à l’appréciation qu’en donne Georgi – premièrement parce qu’il est bulgare, deuxièmement parce qu’il est artiste également, même s’il est loin d’être aussi célèbre que Hristo. Georgi parle de lui avec beaucoup d’admiration et de respect. Voici comment il m’a décrit la journée type de Hristo : tous les matins, il se lève à 7 heures, avale un jus de fruits et se met au travail. À midi, il boit du jus, prend quelques vitamines, parfois un sandwich, puis se remet au travail sans interruption jusqu’à 19 h 30. À 20 heures, il accueille chez lui des galeristes, des critiques d’art et d’éventuels acheteurs, avec qui il reste jusqu’à 21 h 30. Puis ils vont dîner quelque part avec Jeanne-Claude ou bien ils restent à la maison. C’est ce qu’il fait, immuablement, tous les jours de l’année, y compris le dimanche et à Noël, au Nouvel An, à Pâques, etc. La seule exception, c’est lorsqu’il est sur le terrain, en train d’inspecter ses installations. Lorsque j’ai raconté à Georgi que ce jour même nous allions rendre visite à Hristo, il n’en a pas cru ses oreilles. Il n’en revenait pas que Hristo nous ouvre sa porte. Georgi a aussi dit que Hristo était un artiste entièrement voué à son œuvre. Il a souligné le rôle essentiel que joue sa femme. Elle est non seulement son binôme artistique mais aussi, selon son expression, une sorte de « coussin d’air » entre Hristo et le monde réel. C’est elle qui gère tous les aspects pratiques, par exemple – les relations avec les acheteurs, les finances, la logistique des projets et l’achat de matériaux –, Hristo étant totalement incapable de s’en occuper. Elle est plus pragmatique et terre à terre (c’est aussi mon impression).

Selon Georgi Daskalov, Hristo est devenu cette année l’un des plus importants artistes-plasticiens du monde. Il s’est dit étonné que son confrère ne soit toujours pas reconnu en Bulgarie. Il affirme que, sur ce point, Hristo reste très discret, mais qu’il ne manque pas de souligner ses origines bulgares lorsqu’il parle à la presse. Aux États-Unis, on le surnomme même « the Bulgarian guy ». Je tiens à souligner qu’il s’agit là d’une opinion strictement personnelle, exprimée lors d’une conversation privée, voire intime. Selon Daskalov, Hristo est l’un des artistes majeurs du XXe siècle.

Quant à moi, n’étant pas spécialiste du domaine, je ne peux me prononcer là-dessus. Ce que je peux dire de Hristo Iavachev en conclusion ? J’ai rencontré un homme habité par une foi inébranlable dans l’art, entièrement dévoué à son travail. Un homme modeste, timide, tolérant et respectueux des autres. Le contact avec lui est riche, on en ressort avec l’impression d’avoir rencontré une personnalité hors du commun.

— « Elena » est le nom de code d’une ancienne informatrice de la police politique bulgare, dont l’identité reste un mystère.

— Ce rapport a été reproduit dans le catalogue de l’exposition « Formes de résistance 1944-1985 », qui s’est tenue à la Galerie d’art de la ville de Sofia, en 2016. Il a été traduit par Alexandre Lévy.

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« Il n’est pas facile d’apprécier Bloy », écrit Ulrich ­Greiner dans Die Zeit. Figure de proue du renouveau catholique à l’aube du XXe siècle, Léon Bloy ne s’est pas contenté de s’opposer à la séparation de l’Église et de l’État ; il vomissait les bourgeois, les tièdes, les Anglais et, par-dessus tout, les Allemands.

Infréquentable, alors, Léon Bloy ? Greiner avoue, à la lecture d’une anthologie qui vient de paraître outre-Rhin, avoir éprouvé un « mélange de fascination et de dégoût » : « Se confronter à un univers intellectuel qui heurte ses convictions personnelles [...] est irritant et, de ce fait même, fécond. » Rien ne répugne tant à Bloy que d’être de l’opinion majoritaire, et rien ne lui plaît davantage que de se dérober à ce qu’on attendrait de lui. Pendant l’affaire Dreyfus, par exemple, lui qui déteste Zola ne succombe pas pour autant aux sirènes de l’antisémitisme : il reste fidèle à la vision qu’il développait dès 1892 dans son pamphlet théologique Le Salut par les Juifs. Il a « le charme de la contradiction », ce qui explique, selon Greiner, que l’on compte parmi ses lecteurs allemands « des figures aussi différentes qu’Ernst ­Jünger et Heinrich Böll ». Au bout du compte, il incarnerait une tradition bien française dont le plus récent représentant s’appelle Michel Houellebecq ».

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Dans le Kaboul de 1977, les garçons et les filles de la bonne société pouvaient se fréquenter assez librement dans leurs vastes demeures, quitte à s’ignorer dans l’espace public. Mais l’homosexualité masculine était tout aussi ­taboue qu’aujourd’hui. « Ce que je sais, c’est que Dieu n’oublie jamais la sodomie » : ce sont par ces mots que s’ouvre le premier ­roman de Nemat Sadat, The Carpet Weaver. « Un kuni [terme péjoratif désignant les homosexuels] risque aussi bien la prison à perpétuité que d’être tourné en ridicule ou victime d’actes de cruauté barbares », indique le quotidien indien Hindustan Times. « Les garçons doivent courtiser les filles pour préserver l’Afghaniyat [l’identité afghane] ».

Or le narrateur, Kanishka, fils d’un riche négociant en tapis, tombe amoureux à 16 ans de son meilleur ami et est « déchiré entre son désir des hommes et son sens du devoir vis-à-vis de sa famille et de sa religion », note le site HuffPost India. Né à Kaboul, émigré aux États-Unis avec sa famille dès sa prime enfance, Nemat ­Sadat est réputé être le premier Afghan à avoir fait son coming out, en 2013. Ce qui lui a valu – et lui vaut encore – des ­menaces de mort. 

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