Si, en France, son nom nous parle peu, Benito Pérez Galdós (1843-1920) est considéré outre-Pyrénées comme une figure de proue du roman réaliste. D’aucuns le tiennent même pour le plus grand romancier de langue espagnole avec Cervantès. Il faut dire que l’œuvre de Galdós est proprement vertigineuse : on lui doit près d’une centaine de romans, 23 pièces de théâtre, ainsi qu’une importante somme d’articles et essais. Livre après livre, ce « Balzac espagnol » s’est attaché à dépeindre les mœurs de ses contemporains et la société de son temps. À l’occasion du centenaire de sa mort, Yolanda Arencibia publie Galdós. Una biografía, une biographie que certains qualifient déjà de « définitive ».
Une biographie monumentale
« Le don de l’auteure pour la synthèse et l’analyse place son livre au même niveau que celui de Pedro Ortiz-Armengol, Vida de Galdós (« Vie de Galdós »), la biographie de référence jusqu’à ce jour », estime Rafael Narbona dans le magazine El Cultural. Et David Barreira de renchérir dans le quotidien en ligne El Español : « C’est une biographie monumentale, non seulement de par son ampleur – plus de 800 pages, notes comprises – et le travail qu’elle représente – Arencibia a passé 30 ans à examiner la vie de l’écrivain –, mais surtout en vertu du portrait précis et flamboyant qui s’en dégage ».
La figure de proue du roman réaliste espagnol
De fait, Yolanda Arencibia, titulaire depuis 25 ans de la chaire Pérez Galdós à l’Université de Las Palmas, dans les Îles Canaries, passe pour la plus grande spécialiste de l’écrivain espagnol. Dans cette biographie fleuve, elle aborde bien sûr les célèbres Episodios nacionales, un ensemble de 46 romans qui explorent les convulsions politiques de l’Espagne du XIXe siècle – de la bataille de Trafalgar jusqu’à la restauration des Bourbons en 1874. Mais elle fait aussi la part belle à des textes plus confidentiels, comme ses premiers articles de presse qui, par la suite, irriguèrent son œuvre romanesque. « Une large partie du livre est consacrée à l’œuvre théâtrale de Galdós, très peu lue aujourd’hui », note l’historien de la littérature José-Carlos Mainer dans le quotidien El País. Tout n’avait pas été dit sur Galdós, constate Rafael Narbona. Et pour cause : c’est le propre des classiques d’être inépuisables.
« J’ai l’intention de piller, et de piller largement », déclare Hermann Göring lors d’une conférence le 6 août 1942 à Berlin. Sous sa houlette, près de cinq millions d’œuvres d’art seront spoliées par les nazis entre 1933 et 1945. Une bonne partie d’entre elles sont confisquées à des juifs, d’autres acquises pour une bouchée de pain dans les territoires conquis. Quelque 100 000 œuvres d’art seront ainsi soutirées en France, 30 000 aux Pays-Bas et 20 000 en Belgique, avance l’historien espagnol Miguel Martorell dans El expolio nazi.
Marchand d'art du IIIe Reich
Il s’agit d’une « enquête spectaculaire qui nous plonge dans un réseau enchevêtré de contrebandiers, de marchands d’art, de galeristes, de directeurs de musées, de fonctionnaires, de militaires et de diplomates », note David Barreira dans le quotidien en ligne El Español. Parmi ces personnages, le banquier allemand Alois Miedl, dont les tribulations servent de fil conducteur au livre. En 1937, voyant l’avidité avec laquelle les dignitaires nazis entendent s’approprier les joyaux de la peinture européenne, Miedl se reconvertit en marchand d’art. Très vite, il devient le plus important fournisseur de Göring et sillonne l’Europe à la recherche de trésors à barboter pour le compte du chef de la Luftwaffe.
« La vie de Miedl offre une perspective complexe sur une période qui l’était tout autant. En tant que courtier de Göring, il faisait partie de la machine de spoliation nazie. Il dépouillait les juifs, mais son épouse était juive, et il finit par fuir le IIIe Reich », raconte l’auteur dans le mensuel Letras Libres. En 1944, Miedl se réfugie en Espagne en emportant avec lui des dizaines de toiles de maîtres (Van Dyck, Corot, David…) qu’il compte revendre sur place, profitant de la complaisance des autorités franquistes.
Complicité espagnole
L’Espagne de Franco ne rompra ses relations diplomatiques avec l’Allemagne nazie que le 5 mai 1945, soit trois jours avant la capitulation, rappelle l’historien. Pendant de longues années, « des marchands d'art véreux du IIIe Reich ont déambulé librement en Espagne, avec la complicité de la dictature de Franco. Au point que dans plusieurs galeries du pays, on pouvait trouver des peintures provenant du pillage », s’indigne Javier Velasco Oliaga dans la revue en ligne Todo Literatura.
Tsuneno est morte en 1853 dans la capitale du shogunat Tokugawa Edo (aujourd’hui Tokyo). Elle avait 49 ans, et vivait chichement de petits boulots. Dix ans plus tôt, elle avait fui sa province natale après son troisième divorce. Fille d’un chef religieux local, elle savait lire et écrire et avait été dotée d’un beau trousseau. Quand elle l’eut entièrement vendu, le voisin qui l’avait aidée à rejoindre la capitale l’abandonna. Edo était en pleine tourmente politique et économique, la famine menaçait le pays.
Tsuneno n’est pas l’héroïne d’un roman, mais le sujet de recherche de l’historienne américaine spécialiste du Japon Amy Stanley. Celle-ci a découvert dans les archives de la préfecture de Niigata toute la correspondance numérisée de la famille de cette femme. Dans Stranger in the Shogun’s City, elle s’appuie sur ces lettres, ainsi que sur une foule de documents d’époque (Mémoires, annales…) pour étudier la fin de l’époque d’Edo.
Plongée dans l'époque Edo
« Nous pouvons entendre les samouraïs parcourir la ville, sentir les anguilles griller dans les petites échoppes, admirer les couleurs des affiches annonçant les spectacles de kabuki. Nous apprenons que les pauvres portent des vêtements en papier, qui ne peuvent jamais être lavés et que les riches se rendent chez le coiffeur pour leur coiffure élaborée », décrit l’universitaire David Chaffetz dans l’Asian Review of Books.
La plupart des lettres de Tsuneno sont adressées à sa famille à la campagne et sont des appels à l’aide. Sa vie intérieure reste, elle, largement un mystère. Mais ces courriers sont parfois « d’une sincérité délicieuse », relève Lidija Haas dans le mensuel Harper’s Magazine. « Comme vous le savez déjà probablement, elle est très égoïste, donc s’il vous plaît, renvoyez-nous la si cela ne se passe pas bien », écrit ainsi Giyu, le frère de Tsuneno, à l’homme qu’il lui a choisi pour quatrième mari.
L'histoire d'une femme
« L'histoire avec un grand H est présente entre les lignes. L'incapacité du shogunat à faire face aux changements sociaux, les préparatifs de l’expédition du commodore Matthew Perry menée pour exiger l’ouverture des ports japonais aux navires de commerce américains, tout cela sous-tend l'histoire de Tsuneno et la façonne parfois, mais pas toujours. En tant que personne sans importance, en tant que femme, Tsuneno n'a pas sa place dans un certain type de récit historique, mais sans elle, pouvons-nous vraiment prétendre comprendre l'histoire du Japon ? », note Chaffetz.
« Juanita me dit qu’au Mexique on appelle colaborador le mari qui met la main à la pâte à la maison sans penser déchoir de sa virilité.
– Non ? Et ils sont nombreux ?
– Un peu plus qu’avant mais beaucoup moins que chez nous.
– C’est bien ce que je pensais, la France est un pays de collabos. »
D. P.
Colaborador est un mot espagnol employé au Mexique pour désigner un homme qui, sans que rien de sa sexualité soit -remis en question, collabore aux tâches ménagères (remerciements à Karine Tinat, à Mexico).
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Le bilan de l’actuelle pandémie ne sera pas seulement sanitaire, économique et social, il sera aussi et peut-être surtout politique, et ce pour deux raisons. La première est qu’on pourra comparer finement le déroulé et les effets des mesures prises par les différents États ou régions et s’interroger sur le cheminement qui a conduit les décideurs à orienter l’action dans une voie plutôt qu’une autre. À mi-chemin d’un tel bilan, le phénomène le plus frappant est bien entendu une étonnante cacophonie. Ce qui introduit la seconde raison : une telle pandémie était annoncée depuis longtemps et les États étaient donc en mesure de s’y préparer, avec des moyens déjà éprouvés dans d’autres cas, en particulier à l’occasion de l’épidémie de Sras en 2002-2003.
Le Sras (syndrome respiratoire aigu sévère) est aussi provoqué par un coronavirus. Son origine a été identifiée : des chauves-souris fer-à-cheval du Yunnan ont contaminé des civettes palmistes, petits carnivores nocturnes qui ont à leur tour contaminé l’homme, sans doute sur un marché où les civettes avaient été dépecées. On le sait parce que le génome du Sras est extrêmement proche de celui d’un coronavirus trouvé dans ces chauves-souris et ces civettes. Le schéma est probablement le même pour le Covid-19, dû à un virus de la même famille, très certainement venu d’une chauve-souris chinoise.
On s’interroge toujours, en revanche, sur l’animal qui a servi d’intermédiaire entre la chauve-souris et l’homme. Le suspect numéro 1 reste le pangolin. Ce petit fourmilier couvert d’écailles est aujourd’hui le mammifère sauvage qui fait l’objet du plus gros trafic à l’échelle mondiale. Les Nations unies estiment que 142 000 spécimens ont été capturés en 2018, plus de dix fois plus qu’en 2014. Le principal marché est la Chine, où il est recherché pour sa chair et pour ses écailles, auxquelles on prête toutes sortes de vertus médicinales. Selon The Economist, plus de 700 hôpitaux chinois sont autorisés à prescrire des écailles de pangolin. Et des fermes de pangolins servent de couverture à un marché d’importation en principe illégal.
La plupart des pangolins qui se retrouvent sur le marché chinois viennent d’Afrique. Et c’est de là que pourrait bien venir la prochaine pandémie. Les marchés où sont dépecés les animaux sauvages pullulent aux abords des grandes forêts. Et la pression qui s’exerce sur ces forêts fait, littéralement, sortir le loup du bois. Le processus est bien décrit dans un article récent disponible en français 1.
La viande de brousse est traditionnellement recherchée pour ses qualités nutritionnelles. Mais la croissance démographique, la pauvreté et les conflits régionaux en augmentent beaucoup la consommation. Parallèlement, la déforestation et la fragmentation forestière multiplient les zones où les animaux voient leur habitat perturbé. C’est en particulier le cas des chauves-souris, dont il existe des centaines d’espèces et qui sont un formidable réservoir de virus. On évalue à 3 000 le nombre de coronavirus présents chez les chiroptères. Un virus de chauve--souris est responsable de la rage, un autre du Mers (syndrome respiratoire du Moyen-Orient) via le dromadaire, et d’autres sont fortement soupçonnés d’être à l’origine des fièvres hémorragiques de Marburg et d’Ebola. Les chauves-souris sont elles-mêmes consommées comme viande de brousse, à côté de rongeurs, de singes et de petites antilopes. Que ce soit par les chauves--souris ou d’autres animaux, toutes sortes de maladies d’origine virale mais aussi bactérienne ou parasitaire se transmettent à l’homme, moins d’ailleurs par la consommation (viande cuite) que par les gestes des dépeceurs. Les auteurs se penchent en particulier sur le cas des virus Ebola (quatre espèces), dans lesquels ils voient une « menace mondiale ». L’amélioration du réseau routier et le développement du transport aérien « aggravent le risque qu’une épidémie d’Ebola se transforme en pandémie ».
En cette ère d’effondrement écologique et d’extinctions en cascade, on a comme un désir, latent chez notre espèce, de voir le monde revenir à son état naturel et sauvage. Le seul moyen, semble-t-il, est de voir les choses dans le temps long : un jour, après notre disparition, la Terre accueillera à nouveau une riche biodiversité. Le temps guérit toutes les blessures, même; si cela doit prendre des millions d’années.
Pour nous situer à l’échelle de millions d’années, nous nous tournons vers les géologues dont la spécialité est de cartographier les cycles de la Terre sur le temps long. En 2018 a été réédité After Man, un livre dans lequel le géologue écossais Dougal Dixon imagine comment évolueront les autres espèces après l’extinction des humains, dans 50 millions d’années. L’idée de départ a de toute évidence bien vieilli puisque nous nous inquiétons de plus en plus des dégâts irréparables que nous infligeons à la planète. Depuis sa parution, en 1981, le livre a été réédité une dizaine de fois 1. Le lire ou le relire aujourd’hui donne un bon aperçude ce que pouvait être la pensée écologique et scientifique à l’époque. En 1981, les géologues n’avaient pas encore formulé l’idée que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, l’anthropocène, dominée par les humains. Lorsqu’on parlait de changement climatique, on imaginait plutôt l’arrivée d’une période glaciaire qu’un réchauffement ; et le spectre d’une sixième extinction de masse, une des idées-forces du livre de Dixon, ne se dessinait pas à l’horizon comme c’est le cas aujourd’hui.
La discipline de Dougal Dixon était au départ la zoogéographie et, en tant que géologue, il a beaucoup réfléchi à l’incidence qu’ont eu les changements survenus sur Terre sur les espèces que la peuplent. La Terre qu’il imagine dans 50 millions d’années n’a pas beaucoup changé, dérive des continents mise à part. C’est une vision empreinte d’un brin de nostalgie : la mégafaune qui s’est éteinte pendant l’anthropozoïque a cédé la place à de nouvelles espèces ressemblant étrangement à celles qui les ont précédées. L’héritage laissé par les humains n’est pas constitué par une modification de l’environnement – Dixon maintient délibérément le climat à l’identique – mais par des extinctions massives qui ont laissé derrière elles une série de niches libres prêtes à accueillir toutes sortes d’espèces capables de s’adapter et d’en tirer profit. Il faut imaginer un jeu de chaises musicales biogéographique où l’on voit le bec des pingouins développer des fanons pour pouvoir filtrer le plancton comme les baleines, ou encore les rats devenir les carnivores dominants à la place des gros chats, qui se balancent désormais de liane en liane dans la forêt tropicale à l’affût de singes planant dans les airs grâce à une membrane de peau semblable à celles des écureuils volants.
Le monde imaginé par Dixon comporte plusieurs écosystèmes recouvrant sept biomes illustrés par des artistes d’après les croquis de l’auteur, et minutieusement représentés dans le moindre détail (symbioses, parades nuptiales, préférences alimentaires et adaptations saisonnières de leurs habitants). La taxonomie de Dixon est loin d’être exhaustive (il néglige les océans, les végétaux et les insectes), mais, en tant qu’ouvrage prospectif, son livre est une bonne introduction à la génétique évolutive et à la sélection naturelle. Pourtant, l’auteur soupçonne les lecteurs de n’y voir qu’« un livre illustré sur des animaux insolites ».
Certains des représentants de la faune du futur imaginés par Dixon sont effectivement merveilleusement bizarres, comme cette « musaraigne à parachute » dont la queue permet à ses petits d’être portés par le vent comme des graines. Ou encore cette espèce d’oiseau dont le mâle, s’inspirant de la baudroie, s’agrippe au coccyx de la femelle, lui perce une veine et lui prodigue suffisamment de sperme pour la féconder à vie.
Mais le plus étonnant reste l’absence d’espèce dominante. Des animaux opportunistes comme les rongeurs, qui ont proliféré pendant l’anthropozoïque, se hissent au sommet de l’échelle des prédateurs et des herbivores dans tous les systèmes et deviennent par conséquent plus gros et dotés de mâchoires plus puissantes. Les espèces invasives introduites par les humains dans des habitats nouveaux maintiennent leur avantage dans la chaîne alimentaire, telle cette mangouste qui devient un formidable carnivore tropical. Finalement, la vie intelligente ne fait qu’une brève apparition sur Terre, nous dit le narrateur anonyme du livre. « L’industrie et l’agriculture ont eu un effet dévastateur », l’espèce humaine s’éteint, laisse entendre Dixon, parce que nous avons perdu notre avantage évolutif en choisissant d’adapter notre environnement à nos besoins et non l’inverse. Une fois que les ressources nécessaires au fonctionnement de notre civilisation se sont taries, nous n’avons pas réussi à nous adapter assez vite pour survivre. Surtout, aucun organisme vivant ne prend notre place dans la pyramide des espèces et la planète recouvre son état d’origine, inaltéré par le savoir.
Parmi les caractéristiques qui nous distinguent des autres espèces et expliquent notre formidable succès en matière d’évolution, les psychologues citent souvent en premier notre capacité à nous projeter dans l’avenir en élaborant des scénarios. Il n’est donc pas étonnant que l’évolution spéculative, qui consiste à imaginer les myriades de formes que la vie peut prendre, ait donné lieu à un engouement sur Internet depuis la parution du livre de Dixon. Certains scientifiques y voient un plaisir coupable n’ayant guère de rapport avec leurs travaux en paléontologie ou en biologie de l’évolution. Mais, pour beaucoup d’adeptes de la biologie spéculative – les speccies, comme ils se surnomment –, échafauder des hypothèses sur les forums de discussion à propos des formes de vie à d’autres époques et sur d’autres planètes est devenu une véritable passion.
Dans ces cercles, Dixon est vénéré comme Darwin. Et si c’étaient les oiseaux et pas les mammifères qui avaient dominé pendant le cénozoïque ? Et si l’événement de Bonarelli n’avait pas eu lieu 2 ? À quoi ressembleraient des organismes chimiosynthétiques sur Titan, ou la Terre dans 20 millions d’années si elle était percutée en 2050 par une météorite anéantissant 80 % de ses espèces ? La construction de mondes spéculatifs est un acte de création qui séduit un public proche de celui des jeux vidéo de science-fiction et de fantasy. Il y a quelques règles complexes, comme le taux d’énergie transférée d’un réseau trophique à un autre et les bases du patrimoine génétique, mais, pour le reste, on laisse libre cours à son imagination. Desmond Morris, qui a rédigé la préface d’After Man, écrit que les « biomorphes » qu’il a inventés lorsqu’il était un jeune zoologiste « sont devenus aussi réels que les plantes et les animaux de la nature ».
Pour les paléontologues, en revanche, la biologie spéculative n’est pas un concept aussi radical. Émettre des hypothèses sur la morphologie ou le mode de vie des dinosaures et d’autres espèces éteintes demande une forte capacité à extrapoler sans forcément avoir les preuves matérielles de ce qu’on avance. Parmi les paléoartistes, il y a ceux qui sont fidèles aux paramètres biologiques de leurs sujets et dessinent leurs brachiosaures à partir des os mis au jour sur les chantiers de fouilles et ceux, moins scrupuleux, qui s’inspirent des œuvres d’autres artistes.
Jusqu’à quel point peut-on s’autoriser à spéculer sur le passé ? Au sein de la communauté scientifique, plusieurs camps s’affrontent. Parlant de la gageure qu’a représenté son ouvrage de 1988 Nouveaux dinosaures. L’autre évolution 3, qui spéculait sur ce à quoi ressembleraient aujourd’hui les dinosaures si la météorite ne les avait pas anéantis, Dixon tient des propos qui étonneront ceux qui pensent que les querelles scientifiques sont apolitiques : « Je me suis dit à l’époque que, pour que ça fonctionne, il fallait que je me situe à l’extrême gauche de la paléontologie des vertébrés alors que je me considérais plutôt comme un traditionaliste sur le sujet. » Dixon s’attendait à ce que ce soit le côté spéculatif d’After Man qui crée le plus de remous. C’est pour cela qu’il a été étonné que son ouvrage soit surtout perçu par les médias comme une réflexion sur l’extinction de l’humanité. Pour lui, cet aspect du livre n’était qu’une façon de lancer le débat et surtout pas une prise de position politique.
Mais la science-fiction en tant que genre révèle la dimension politique, morale et, surtout, existentielle de la recherche scientifique. Pendant la Guerre froide, l’escalade nucléaire et la conquête de l’espace représentaient à la fois une vision de l’apocalypse et un moyen d’y échapper. Dans les années 1960, la science-fiction s’intéressait essentiellement à la survie de l’humanité. Il y avait plus terrible encore que l’extinction, peut-être : la perspective que les humains soient déchus de leur position dominante – une crainte que Pierre Boulle aborde dans son roman de 1963 La Planète des singes, qui a inspiré par la suite une saga cinématographique dont le succès ne se dément pas. Dans Le Monde vert (1962), Brian Aldiss imagine une Terre tropicale entièrement dominée par une intense vie végétale avec une poignée d’humains planqués dans les sous-bois, faisant une dernière tentative pour sauver l’espèce 4. Dans les années 1970, le mouvement écologiste naissant inspire un nouveau genre, l’écofiction, dont les auteurs (Ursula K. Le Guin, Louise Erdrich et Barbara Kingsolver sont particulièrement appréciées des lecteurs anglo-saxons) ne déplorent pas la disparition de l’humanité mais la dégradation de la nature et la fin de la relation que nous entretenions avec elle ; ces utopies n’incluaient pas forcément les êtres humains.
L’évolution spéculative et la science-fiction partagent les mêmes obsessions et s’influencent mutuellement, même si la première est censée rester ancrée dans la science alors que la seconde verse logiquement dans le fantastique. Dixon fait partie de ces nombreux auteurs qui ont puisé leur inspiration dans le court roman La Machine à explorer le temps, de H. G. Wells, qui a popularisé l’idée du voyage dans le temps en 1895. Après avoir eu une liaison avec une femme du futur et échappé de justesse à une race humanoïde hostile appelée les Morlocks, l’explorateur de Wells continue à avancer dans le temps. Il visite la Terre 30 millions d’années plus tard, après l’extinction des humains, et trouve une planète peuplée de créatures ressemblant à des crabes et recouverte de lichens géants. À la fin, désirant assister à la fin du monde, il regarde le Soleil disparaître.
Le voyageur du temps est ainsi devenu une figure récurrente de la biologie spéculative et de la science-fiction. Il est ce témoin humain revenant d’au-delà les frontières du temps et de l’espace avec une histoire à nous raconter. After Man est écrit un peu comme un journal de bord. C’est une réflexion utile, même si elle trahit aussi ce malaise que nous éprouvons tous face à l’inconnu – ce désir d’être présent à ses propres funérailles. On veut y être, même si le problème est justement que nous ne sommes plus là.
La Nature assassinée, de Bill McKibben, a été le premier livre grand public qui abordait les enjeux existentiels du changement climatique 5. L’auteur affirmait qu’en surexploitant les énergies fossiles l’humanité avait franchi un point de non-retour dans son rapport à la nature : « Nous sommes arrivés à la fin de ce qui, à l’époque moderne du moins, a toujours défini la nature, à savoir sa séparation d’avec la société humaine. […] Or l’autonomie de la nature est sa signification profonde. Sans elle, il ne reste plus que nous sur Terre. » Dans la vision harmonieuse que donne Dixon de la nature, avec la complexité de ses écosystèmes régénérés et toutes ses niches à nouveau occupées, les humains sont absents. C’est logique, si tant est que ces derniers ne se considèrent pas comme une partie intégrante de la nature.
Il s’agit d’un véritable distinguo philosophique. Étudier le comportement humain comme on étudierait celui des primates était en soi un projet très radical lorsque Desmond Morris écrivit Le Singe nu en 1960 6, parce que nous avons toutes les peines du monde à nous considérer comme des animaux. Il était logique qu’un artiste surréaliste et anthropologue comme Morris rédige la préface d’After Man. Mais il laisse entendre que le distinguo est aussi d’ordre esthétique : Morris prévient les lecteurs qu’ils seront peut-être déçus de savoir que tous ces animaux minutieusement décrits dans le livre de Dixon n’existent pas encore. « Cela aurait été merveilleux de pouvoir partir en expédition pour les observer à la jumelle », écrit-il. Pour lui, la nature doit rester suffisamment étrange pour continuer à nous fasciner et à attiser notre curiosité. De fait, les espèces vivantes d’aujourd’hui nous sont devenues si familières que nous aspirons, semble-t-il, à de nouvelles formes de vie, inattendues et étranges, pour conserver notre intérêt.
D’autres que Dixon se sont essayés plus récemment à imaginer le monde après notre disparition. Dans Homo disparitus, Alan Weisman s’intéresse à un avenir plus proche, à une époque où les infrastructures tomberont en ruine et où la végétation reprendra le dessus 7. Selon ce scénario, dans quelques siècles à peine, le monde que nous avions bâti sera méconnaissable. Weisman cite un climatologue qui estime qu’il faudra 100 000 ans pour que le CO2 atmosphérique retrouve son niveau d’avant l’apparition de l’homme. Weisman considère les espèces qui vivent aujourd’hui dans les derniers parcs et réserves naturelles non comme une attraction mais comme des banques de gènes, de semences qui repeupleront le monde après la disparition des humains et donneront naissance aux créatures hybrides décrites par Dixon.
Et si, pour une raison ou une autre, nous ne disparaissions pas ? « Plus que nous » : telle est la vision dystopique du troisième ouvrage spéculatif de Dixon, Man After Man, paru en 1990. « L’idée de départ était que le monde d’aujourd’hui s’effondre à cause de la surpopulation, de la famine, etc., mais que l’espèce humaine doit coûte que coûte en réchapper. Comment ? En inventant le voyage dans le temps et en se projetant dans 50 millions d’années pour y bâtir une nouvelle civilisation. Mais, une fois parvenue à sa nouvelle destination, l’humanité reproduit toutes les catastrophes et désastres écologiques dont elle a le secret… J’avais déjà créé ce monde dans After Man et maintenant je vais le détruire… C’est comme ça qu’est né Man After Man », explique-t-il 8.
Son livre raconte plutôt l’évolution future des humains : c’est une « foire aux monstres » d’ingénierie génétique, de chirurgie plastique, de parasitisme et d’asservissement. Homo sapiens évolue en une ménagerie de créatures méconnaissables qui passent leur temps à se soumettre et à s’exploiter les unes les autres. Cela ne ressemble plus trop à de la science, c’est plutôt de la science-fiction. Pour les speccies, la fin du monde est désormais inéluctable, et il semble même qu’il soit plus facile de vivre là-bas, dans cette nouvelle ère, lorsque les plastiques auront fini de se décomposer, que l’anthropocène ne sera plus qu’une veine rocheuse et que plus personne ne saura ce que les humains ont fait à la Terre. Si les fresques un peu folles d’After Man sont habitées par la fantaisie et le désir d’évasion, Man After Man sonne comme la prémonition d’une victoire aux conséquences désastreuses pour notre espèce. Survivre, semble nous dire Dixon, est aujourd’hui un peu surfait 9.
— Lucy Jakub est étudiante en journalisme scientifique au Massachusetts Institute of Technology (MIT).
— Cet article est paru dans The New York Review of Books le 19 septembre 2018. Il a été traduit par Alexandre Lévy.
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« À l’heure où la biodiversité est sans cesse menacée par les activités humaines, ce livre offre à la fois un chef-d’œuvre graphique, une exploration du monde sous-marin et un éloquent rappel de la précieuse variété de la vie » : c’est ainsi que l’éditeur Taschen présente L’Art et la science d’Ernst Haeckel, un recueil de 450 planches publié en 2016. La référence ici faite à la biodiversité n’a rien d’arbitraire, et il serait erroné de n’y voir que l’exploitation à des fins commerciales d’un sujet dans l’air du temps.
Haeckel est souvent présenté comme le talentueux vulgarisateur des sciences du vivant qui a introduit l’œuvre et les idées de Darwin en Allemagne, puis dans le monde entier. Ainsi que le montre Robert J. Richards dans la biographie qu’il lui a consacrée, il fut bien plus que cela : un authentique chercheur, à la fois zoologue, paléontologue, embryologiste, systématicien et théoricien de l’évolution ; un esprit puissant et original qui inventa de nombreux termes et concepts (phylum, ontogenèse, phylogenèse, clade et, surtout, écologie) ; et un naturaliste spécialiste de l’étude des petits organismes marins – radiolaires, éponges, coraux, méduses, siphonophores, protistes, mollusques, trilobites (il identifia plusieurs centaines de nouvelles espèces), fasciné par l’extraordinaire diversité du monde vivant.
Né en 1834 dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle de Potsdam, Ernst Haeckel était destiné à la médecine par son père. Peu attiré par le contact avec la maladie et le spectacle de la souffrance et de la détresse physique, il se tourna rapidement vers la biologie. Influencé à la fois par le rationalisme matérialiste d’un de ses professeurs, l’anatomiste Rudolf Virchow, les idées de Goethe et la philosophie de la nature allemande, et très marqué, surtout, par la lecture du récit de voyage d’Alexander von Humboldt en Amérique du Sud et de son grand ouvrage Cosmos, féru d’escalade en montagne et de natation en pleine nature, aimant dessiner, il rêvait d’une vie conjuguant l’exploration et l’aventure, l’exercice en plein air, la recherche scientifique, les découvertes et la création artistique.
Un séjour d’un peu plus d’un an en Italie lui fournit l’occasion d’inaugurer ce type d’existence. Sur les îles de Capri et d’Ischia, dans la baie de Naples, armé de son microscope et de son carnet de dessin, tout en menant une vie assez bohème, il étudia la faune marine méditerranéenne, plus particulièrement une catégorie de zooplancton à laquelle un autre de ses professeurs, Johannes Peter Müller, avait commencé à s’intéresser : les radiolaires, minuscules organismes unicellulaires de quelques dizaines de micromètres composés d’une substance gélatineuse et d’un squelette de silice aux étonnantes formes géométriques. De ces travaux il tira un épais ouvrage en deux volumes abondamment illustré. Il s’empressa d’en envoyer un exemplaire à Charles Darwin, dont il avait entre-temps lu avec enthousiasme L’Origine des espèces et passionnément embrassé les idées. Darwin lui répondit qu’il s’agissait là du travail le plus magnifique qu’il ait jamais vu. Les deux hommes établirent une relation épistolaire suivie, et Haeckel rendit visite à Darwin en Angleterre à plusieurs reprises.
Avec le biologiste britannique Thomas Huxley, Haeckel fut le plus ardent défenseur et promoteur de la théorie de l’évolution des espèces. Il en fut aussi l’avocat le plus virulent et intransigeant. Pour des raisons sans doute liées au poids des théories créationnistes aux États-Unis aujourd’hui, Robert J. Richards insiste beaucoup sur l’infatigable combat qu’il mena contre les préjugés religieux, pour lesquels il avance une explication biographique. À l’âge de 30 ans, Haeckel perdit sa femme, Anna Sethe, qu’il avait épousée peu de temps auparavant, qui partageait ses passions et avec laquelle il se sentait en totale communion intellectuelle et spirituelle. Sa mort prématurée (sans doute des suites d’une appendicite) fut pour lui une tragédie. Immédiatement après, il sombra dans un état de dépression dont il ne sortit qu’en se jetant à corps perdu dans le travail : dix-huit heures par jour d’efforts acharnés durant une année entière, qui donnèrent les deux volumes de sa Generelle Morphologie der Organismen (1866).
Mais la blessure ne cicatrisa jamais. Plusieurs décennies plus tard, il était toujours incapable de travailler ou de manger le jour anniversaire de la disparition de sa femme. Richards pense que cette mort suscita chez lui une révolte contre la religion traditionnelle dans laquelle il avait été éduqué, dont le darwinisme devint pour lui une sorte de substitut. En hommage à Anna, il baptisa de son nom deux méduses qu’il trouvait particulièrement belles et délicates. Bien plus tard, il donna à une autre méduse un nom inspiré du prénom de Frida von Uslar-Gleichen. Il vit dans cette jeune aristocrate rencontrée alors qu’il était dans la soixantaine une sorte de réincarnation d’Anna. Il entretint avec elle une correspondance passionnée et eu une liaison qui finit également en tragédie, puisqu’elle se suicida à l’aide de la morphine qu’il lui prescrivait pour soulager diverses douleurs.
Haeckel ne fut pas seulement un porte-parole éloquent de la théorie de l’évolution. Il enrichit aussi celle-ci sur plusieurs points. C’est à lui, par exemple, que l’on doit la généralisation, pour représenter l’histoire de l’origine des espèces dans leur diversité, des « arbres phylogénétiques », un procédé utilisé pour la première fois par Darwin. Ses arbres ressemblaient à de vrais arbres, quand les « troncs » et les « branches » de ceux d’aujourd’hui sont dessinés schématiquement. Et les arbres évolutifs construits après l’élaboration de la théorie synthétique de l’évolution, qui conjugue le principe de sélection naturelle postulé par Darwin et les mécanismes génétiques de l’hérédité identifiés par Mendel, ne coïncident qu’en partie avec les siens. Les plus récents sont d’ailleurs des « cladogrammes » utilisant, pour établir la parenté entre espèces, uniquement la présence d’un ancêtre commun avéré, à l’exclusion de critères de ressemblance. Mais l’idée fondamentale est restée.
Une autre innovation de Haeckel eut un destin plus contrasté. « Du moment de sa conversion au darwinisme jusqu’à la fin de sa carrière, relève Richards, Haeckel se persuada toujours davantage que la plus forte preuve de la justesse de la théorie de l’évolution résidait dans le triple parallèle de la phylogenèse (telle qu’elle se montre dans les restes paléontologiques), de l’ontogenèse et de la systématique. » Cela le conduisit à formuler la célèbre « loi biogénétique », également appelée « théorie de la récapitulation », que l’on résume souvent par la phrase « l’ontogenèse récapitule la phylogenèse » : dans son développement, l’embryon d’un animal passe successivement par différents stades correspondant aux états adultes des organismes qui l’ont précédé dans l’évolution. On sait aujourd’hui que cette loi n’est pas exacte, que le phénomène décrit n’est observable que dans le cas de certaines phases de développement de certains embryons. Les embryologistes contemporains tendent plutôt à suivre les idées d’un adversaire de Haeckel, Karl Ernst von Baer, selon lesquelles les embryons, dans leur développement, présentent successivement non pas les caractéristiques de l’état adulte d’autres organismes mais des traits de plus en plus spécifiques de l’espèce à laquelle ils appartiennent. La loi biogénétique a toutefois contribué à stimuler les recherches en embryologie durant plusieurs décennies, et plusieurs concepts utilisés par Haeckel pour expliquer son fonctionnement sont encore employés aujourd’hui par les spécialistes de biologie évolutive du développement dans leur étude des mécanismes génétiques de la différenciation cellulaire chez l’embryon.
À l’appui de sa thèse, et dans un esprit pédagogique, Haeckel avait inséré dans un de ses ouvrages des photos d’embryons retouchées, et même, inconsidérément, une même image répétée là où il y aurait dû y en avoir plusieurs. Cela lui valut des accusations de fraude. Parmi ceux qui l’ont le plus vertement critiqué sur ce point figure le paléontologue et auteur scientifique Stephen Jay Gould, hostile à son égard pour d’autres raisons que son attachement à la déontologie scientifique. Haeckel ne s’est en effet pas seulement intéressé aux organismes marins. Avant même Darwin, il chercha à appliquer la théorie de l’évolution à l’espèce humaine et à expliquer grâce à elle la diversité qu’on y observe. Gould fait partie de ceux qui dénoncent le caractère raciste de ses vues à ce sujet et, à la suite de l’historien Daniel Gasman, considèrent qu’elles ont ouvert la voie à l’idéologie nazie. Comme la quasi-totalité de ses contemporains, Haeckel ne mettait pas en doute l’existence d’une hiérarchie des races humaines. Sur ce point comme sur d’autres, souligne Richards, il était « un homme du xixe siècle ». Mais sa vision de l’évolution des races n’avait rien de dogmatique ou de figé. À plusieurs reprises, la place qu’y occupaient certains groupes a varié en fonction du niveau de développement des pays dans lesquels ils étaient établis. Les juifs y étaient de surcroît au sommet, à côté du groupe « indo-germain ». Si ces certaines de ses idées ont été exploitées par le régime nazi, il est difficile de le tenir pour responsable des horreurs de l’antisémitisme hitlérien. Ses autres vues sur l’histoire évolutive de l’espèce humaine se sont par ailleurs souvent révélées très justes. Il est un de ceux qui ont soutenu que la conquête de la station debout avait précédé le développement du cerveau ; et il a imaginé sous le nom de pithécanthrope ce type d’Homo erectus qu’on appelle aujourd’hui homme de Java.
De tous les néologismes qu’il a forgés, celui qui a connu la fortune la plus remarquable est incontestablement « écologie », qu’il définissait dans les termes suivants : « la science de l’ensemble des rapports des organismes avec le monde extérieur ambiant, avec les conditions organiques et inorganiques de l’existence ». S’inscrivant explicitement dans le sillage de Linné et de Darwin, il identifiait l’écologie à « ce que l’on a appelé l’économie de la nature, les relations mutuelles de tous les organismes vivant en un seul et même lieu, leur adaptation au milieu environnant, leur transformation par la lutte pour la vie ». Mais s’il l’a baptisée, peut-on dire que Haeckel a fondé l’écologie ?
Les avis divergent à ce sujet. Dans son Histoire de l’écologie (1988), l’historien des sciences Pascal Acot souligne l’enracinement de l’écologie comme discipline biologique dans la tradition biogéographique qui s’est développée à la suite des travaux d’Alexander von Humboldt sur les relations entre la végétation, le relief et le climat, ainsi qu’entre les plantes elles-mêmes. Pour Jean-Paul Deléage, auteur lui aussi d’une Histoire de l’écologie (1991), le rôle joué par Haeckel dans l’histoire de la pensée écologique est « plus important que ne le laissent généralement entendre les historiens ». En soulignant, dans les réflexions philosophiques de la fin de sa vie, le lien fondamental entre le monde naturel et le monde humain, il fut « le premier scientifique à donner ses fondements théoriques à l’écologisme ». Sans avoir lui-même consacré beaucoup de temps à l’étude des relations entre espèces, Haeckel était sensible à la nécessité de chercher à les comprendre.
« Comme Humboldt, relève l’historienne Andrea Wulf dans la biographie qu’elle a consacrée au naturaliste et explorateur allemand 1, Haeckel pensait que les tropiques étaient le meilleur endroit pour étudier les faits fondamentaux de l’écologie […], le lieu où observer la manière dont les plantes et les animaux vivent avec leurs amis et leurs ennemis, leurs symbiotes et leurs parasites. » Il entreprit donc de nombreux voyages, souvent assez longs, dans des terres éloignées : les îles Canaries, l’Égypte, l’Inde, Ceylan, Java et Sumatra. La curiosité n’était pas le seul motif de ces déplacements. Il y avait aussi son goût affirmé de l’aventure et l’exotisme sous toutes ses formes, ainsi que sa propension à fuir l’atmosphère confinée et déprimante de la vie familiale : après la mort d’Anna, Haeckel avait épousé Agnes Huschke, une femme qui ne partageait nullement ses intérêts et ses idées et souffrait de surcroît de ce qu’on appelait alors la neurasthénie, tout comme la plus jeune de leurs deux filles (ils eurent trois enfants).
Sa contribution la plus importante à la perception de la diversité du vivant réside dans la partie artistique de son activité. Capable de dessiner tout en gardant l’œil rivé sur son microscope, à une époque où la technique de la photographie fournissait déjà des moyens de représentation très précis et réalistes, il affirmait la supériorité du dessin. « Dans les profondeurs de la forêt primitive, écrivait-il, les complexités de la lumière sont extraordinaires et ne peuvent pas être simplement saisies par la photographie. Seul un dessin minutieux peut restituer le caractère de la forêt vierge. »
Ses planches sont des œuvres d’art autant que des outils d’aide à la compréhension. Ses images de créatures marines, notamment, frappent l’imagination. On y voit, s’émerveille la journaliste Lucy Jakub, « des méduses qui ont l’aspect de fleurs, des protistes qui ressemblent à des œufs de Fabergé, présentés comme les joyaux de la Couronne sur un fond de velours noir créant une impression de vastitude cosmique qui fait oublier leur taille minuscule »2. Ces images ont eu une grande influence sur les créateurs du Jugendstil et de l’Art nouveau, par exemple le maître verrier français Émile Gallé. La porte d’entrée de l’exposition de Paris 1900, conçue par l’architecte René Binet, était un gigantesque radiolaire modelé sur ceux que montre le livre de Haeckel. Les formes géométriques, baroques et torsadées de ces organismes telles qu’ils apparaissent sur ses planches ont inspiré les architectes, notamment le Catalan Antoni Gaudí, l’Allemand Bruno Taut et l’Américain Louis Sullivan, surnommé « le père des gratte-ciel ».
Une telle exploitation de ses planches à des fins artistiques est en parfait accord avec sa vision du monde. Rationaliste, il n’en pensait pas moins, dans la tradition de la science romantique, que la nature pouvait et devait être appréhendée esthétiquement autant que scientifiquement. Comme Goethe et Humboldt, ses deux maîtres avec Darwin, il attendait de cette double approche une meilleure compréhension de l’exubérante et somptueuse diversité des organismes vivants, de l’ordre qui la soutient, ainsi que des relations qu’entretiennent les animaux, les plantes et les êtres humains.
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.
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Jadis, les humains ne se préoccupaient pas de protéger la nature mais plutôt de se protéger, eux, de ses fléaux incessants. L’inversion du rapport de force est un phénomène plutôt récent, qu’on le fasse remonter aux irruptions européennes dans des écosystèmes jusqu’alors clos et saccagés illico ou aux premières pestilences crachées en 1712 par la machine à vapeur de Thomas Newcomen dans l’air encore virginal des Midlands. Quoi qu’il en soit, quand on étudiait la nature dans l’Antiquité, ce n’était pas pour mesurer sa déréliction mais pour en maximiser les bénéfices et en minimiser les dangers. La preuve avec Pline l’Ancien.
Ce haut fonctionnaire de l’Empire romain consacra des dizaines d’années de sa vie à rédiger, au Ier siècle de notre ère, une histoire naturelle en 37 volumes, une des premières encyclopédies vraiment encyclopédiques. Ce n’était pas un homme de science ou un classificateur génial comme Buffon ou Linné ; c’était plutôt un compilateur effréné, qui lisait ou se faisait lire un ouvrage à tout instant du jour pour en extraire aussitôt ce qui en constituait selon lui la quintessence, sans faire preuve de trop d’esprit critique.
En matière agricole, ses conseils semblent très sensés. En matière médicale en revanche, il mêle allègrement botanique, alchimie et sorcellerie, prêtant apparemment foi aux racontars les plus extravagants (pour supprimer le hoquet : « Se gratter alternativement la paume de chaque main »). L’ambition de cet ouvrage colossal est en effet limitée : indiquer le mode d’emploi des ressources terrestres et marines, dans un langage clair avec des explications simples que même les paysans pourront comprendre (si tant est que les paysans romains aient su lire).
Et comme, pour Pline, le moindre fragment de la nature, chaque émanation du corps humain ou animal, chaque insecte, plante ou minéral peut servir d’aliment ou de médicament (et souvent des deux), on peut lire son histoire naturelle comme une liste des bienfaits dispensés par la nature. Et, accessoirement, comme un recensement détaillé de la « biodiversité » au début de l’ère commune autour du bassin méditerranéen, à la description de laquelle il consacre 12 volumes 1.
Mais sa biodiversité n’est en fin de compte pas si diverse, car limitée à son environnement direct. S’il ne cite que 176 espèces de poissons, il mentionne en revanche 15 variétés d’oliviers, 30 de pommiers, 41 de poiriers, 29 de figuiers – soit beaucoup plus que nous n’en connaissons aujourd’hui. Sa liste d’espèces animales est maigrichonne – moins de 1 000 – mais elle s’agrémente de créatures fabuleuses comme le phénix, le cheval ailé et le catoblépas (qui pourrait n’être que le gnou) ou bien réelles mais qui ont déménagé depuis, tel ce boa capturé en Tunisie.
Se soucie-t-il pour autant de la protection de toutes ces ressources bénies ? Ce n’est pas encore le sujet – l’époque connaît d’autres priorités. Mais Pline s’indigne tout de même des dégâts causés à la terre par ceux qui la creusent pour en extraire des pierres et des métaux précieux et s’interroge : « Quand cesserons-nous d’épuiser la terre et jusqu’où pénétrera notre cupidité ? […] Combien notre vie serait innocente, combien heureuse, combien même voluptueuse, si nous ne désirions que ce qui se trouve à la surface de la terre, en un mot, que ce qui est à notre portée ! »2.
Pline a beau être utilitariste, c’est aussi un adorateur de la nature, dont il ne cesse de célébrer la puissance, l’ingéniosité, la générosité. Il va jusqu’à la déifier : « Le monde […] doit être considéré comme une divinité éternelle, immense, sans commencement et sans fin. […] Il est à la fois l’œuvre de la nature et la nature elle-même. » Quinze siècles plus tard, Spinoza dira exactement la même chose, et dans la même langue.
De la déification de la nature à sa protection, il n’y a qu’un pas, que la plupart des religions ont franchi. Et comme ce sont elles qui fixent et défendent les attitudes morales, quand elles se soucient d’écologie c’est toute la nature qui en profite. Voyez le chamanisme et ses tabous, grâce auxquels des espèces entières ont été préservées localement (tigres, ours, cobras, caïmans et même, au Mexique, tatous géants).
Respect du gibier et prédation modérée étaient de rigueur chez (presque) tous les chasseurs, des néandertaliens jusqu’à Dersou Ouzala ou aux derniers représentants des peuples premiers. Pour l’hindouisme, toute vie est émanation sacrée du Brahman, l’Un ; les hommes – l’Atharva-Veda est très clair sur le sujet – n’ont aucun monopole sur les ressources de la planète, et font rang égal (voire inférieur) avec les animaux, vaches en tête, mais aussi les plantes – notamment les arbres rassemblés en bosquets sacrés ou vénérés, comme ceux de l’espèce bien nommée Ficus religiosa, le figuier des pagodes. Les Jaïns, ces parangons de la conservation, proscrivent la suppression de toute vie animale, même la plus infime, et s’ils portent des masques ce n’est pas pour se protéger des microbes ou des insectes mais pour protéger ces derniers. Les textes sacrés du bouddhisme regorgent quant à eux de préceptes écologiques. Enfin, dans le Coran, la sourate des Bestiaux (6, 38) proclame : « Nulle bête marchant sur terre, nul oiseau volant de ses ailes, qui ne soit comme vous dans la communauté » ; et l’islam a d’emblée promu le concept de la himâ (« lieu protégé »), où faune et flore sont protégés pour le bénéfice de tous les vivants.
Il en va tout autrement dans la tradition judéo-chrétienne : la relation à la nature y est résolument verticale. « Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre », dit Dieu au premier couple dans le livre de la Genèse (1, 28). C’est donc la Bible qui a ouvert la porte aux abus de notre temps. Le médiéviste américain Lynn White affirmait dans un célèbre article de 1967 : « En détruisant l’animisme païen, le christianisme a permis l’exploitation de la nature dans un climat d’indifférence à l’égard de la sensibilité des objets naturels » 3. Il invitait cependant à distinguer entre les différentes branches du christianisme et surtout entre les époques. Au Moyen Âge, la « théologie naturelle » - l’analyse de la nature pour en discerner les secrets et comprendre les desseins de Dieu – a bel et bien donné le coup d’envoi à la recherche scientifique (ce dont les théologiens finiront par s’irriter).
En outre, plusieurs exceptions confirment la règle. Au VIIe siècle, saint Cuthbert avait fait de l’îlot du nord de l’Angleterre où il s’était retiré un refuge pour les oiseaux ; au XIIe, saint François d’Assise, « le plus grand révolutionnaire de l’histoire chrétienne depuis le Christ », selon Lynn White, suggérait, peut-être sous l’influence de la philosophie indienne de la métempsycose, reprise par les cathares, que l’homme n’occupe pas un rang supérieur aux autres espèces. Une humilité longtemps mal venue, mais légitimée à la fin des années 1970 quand le moine d’Assise se retrouvera promu par Jean-Paul II saint patron des écolos.
Du temps de Pline l’Ancien, « la nature, mal connue, laissait pour les hommes – même les plus éclairés - de vastes trouées par lesquelles surnaturel et merveilleux s’introduisaient toujours », écrit Émile Littré dans la préface à sa traduction de l’Histoire naturelle. Désormais c’est l’inverse : ce n’est plus le merveilleux qui vient expliquer la nature ; c’est la nature brute, ou ce qu’il en reste, qui tente de glisser un peu de merveilleux dans un monde imprégné de science et de technologie.
Nous marchons sur un sentier escarpé dans l’Apennin central, en Italie. J’essaie de tenir l’allure de Mario Cipollone, qui avance d’un bon pas. Sous une froide pluie de juin, nous nous dirigeons vers une cabane de berger abandonnée, dans la réserve naturelle du mont Genzana. Nous franchissons une crête boisée à 1 200 mètres d’altitude ; les feuilles de hêtre tombées au sol forment un tapis fauve. En bordure du sentier, la présence occasionnelle de crottes de loup indique que ce relief accidenté n’abrite pas que des oiseaux et des écureuils.
Cipollone, un défenseur de l’environnement de 38 ans, les cheveux coupés ras comme un soldat des forces spéciales, scrute la forêt ruisselante de pluie à la recherche de quelque chose qu’il veut absolument me montrer. « Là ! s’exclame-t-il en pointant un arbre qui m’est familier. Un pommier ! Regarde comment nos bénévoles l’ont taillé ! »
Ce tronc noueux est un vestige de l’époque où la montagne était cultivée, avant que les terres ne soient laissées à l’abandon à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Des bénévoles supervisés par Cipollone ont éliminé le bois mort et éclairci le feuillage, pour que l’arbre soit davantage exposé à la lumière et produise à nouveau des fruits – non pas pour garnir les étals des marchés des environs, mais pour régaler l’un des plus célèbres habitants de la région : l’ours brun marsicain ou ours brun de l’Apennin.
La spécialité de Cipollone et de sa collègue Angela Tavone, qui s’est jointe à nous pour la randonnée, est de favoriser le retour à la nature de terres agricoles laissées en jachère. Les êtres humains ayant quitté ce secteur de la province de L’Aquila, de grands mammifères, dont l’ours brun, sont revenus occuper les terres anciennement cultivées et les vergers abandonnés. Des « réensauvageurs » comme Cipollone et Tavone œuvrent à faciliter leur retour. « Nous ne parlons pas trop de ces pommes, avoue Cipollone avec un sourire penaud. Les réensauvageurs ne sont pas censés tailler les arbres. »
Dans le Montana, où je vis, les conservateurs de la faune sauvage seraient probablement consternés à l’idée d’entretenir des arbres fruitiers dans le but de nourrir les ours. Un jour, j’ai croisé une garde forestière américaine qui quittait un verger à l’abandon avec un sac à dos rempli à ras bord de pommes : pas question de les laisser aux ours. Le principe veut que les ours vivant en milieu « sauvage » comme le Montana se nourrissent d’aliments « sauvages ». Aucune des 7 000 variétés de pommes que l’on dénombre dans le monde n’est cultivée dans le but de les nourrir.
Mais quand on est un ours brun marsicain de près de 200 kilos et qu’on n’a plus qu’une soixantaine de congénères sur la planète, peu importe le menu du moment que l’on mange à sa faim. D’après Cipollone et Tavone, ces pommiers fournissent quelques précieuses calories supplémentaires à la fragile population d’ours marsicains. Si l’on pouvait tenir les ours à l’écart des poules, des ruches et des véhicules qui circulent dans le bas de la vallée, le travail de réensauvagement de Cipollone et Tavone serait autrement plus facile.
La taille du pommier témoigne d’un tournant dans la pensée écologique. Préserver la « nature » ne signifie plus délimiter un espace où les animaux peuvent vivre en paix. Cela implique désormais de stimuler ce qu’il reste de nature sauvage par des interventions qui auraient été jugées hérétiques par le passé.
Mario Cipollone, qui a grandi à la campagne, passait des heures, enfant, à arpenter les bois à l’affût d’animaux sauvages. Pensant encourager sa passion, un agriculteur lui apprit à fabriquer un collet. Mais lorsqu’un jour, en rentrant chez lui, il vit le regard que lui lançait le chat d’un voisin pris au piège, il jura de ne plus jamais faire de mal à un animal.
Plus il parcourait la montagne, plus il comprenait que les Apennins hébergeaient des hôtes singuliers. Bien que décimées par des siècles de chasse, des populations de loups, de sangliers et de chamois persistaient dans les coins les plus reculés de la région. Alors que les activités agricoles étaient sur le déclin et que la forêt reprenait ses droits, Cipollone réalisa que la faune sauvage pouvait redynamiser la région. En 2012, il cofondait l’association Salviamo l’Orso (« Sauvons l’ours »).
Ursus arctos marsicanus est l’une des sous-espèces d’ours bruns les plus rares. Sa population n’a jamais compté guère plus d’une soixantaine d’individus depuis que l’on a commencé à s’intéresser à cet animal, il y a environ un siècle. Voilà plusieurs milliers d’années que ces ours vivent isolés au centre de l’Italie – leurs voisins les plus proches, les ours bruns des Alpes italiennes, sont à plus de 650 kilomètres au nord. Ils ont développé une mâchoire inférieure qui leur est propre et leur permet de casser les fruits à coque constituant l’essentiel de leur alimentation. Pour des ours bruns, ils sont étonnamment paisibles.
Quand l’opinion publique commence à se préoccuper de la conservation des espèces, au début du XXe siècle, l’Italie est l’un des premiers pays européens à prendre des mesures de protection de sa faune. En 1922, le gouvernement crée un site protégé dans les Abruzzes, qui s’étendra par la suite pour devenir le parc national des Abruzzes, du Latium et du Molise. Savoir que l’on peut apercevoir un ours brun à peine deux heures après avoir pris son petit déjeuner sur la piazza Navona de Rome devient très vite un motif de fierté nationale.
Tavone a grandi à Bojano, une commune de 8 000 habitants à proximité de la limite sud du parc. Lorsqu’elle était âgée d’une vingtaine d’années, elle y a travaillé comme bénévole. Elle se souvient de son désespoir lorsqu’elle apprenait qu’un ours qui s’était aventuré hors de la réserve avait été empoisonné ou abattu par des agriculteurs du coin, au motif qu’il « menaçait leur gagne-pain ». Son travail désormais consiste à aménager des « corridors de coexistence » traversant les exploitations agricoles et les villages qui séparent les différentes zones protégées de la région.
Il s’agit pour l’essentiel de petites interventions dans des secteurs fréquentés à la fois par les ours et par les humains. Les citernes d’eau en béton, creusées dans le sol pour que les moutons s’y abreuvent, ont été dotées d’un plan incliné ou recouvertes d’un épais grillage en métal après que plusieurs ours s’y sont noyés. Des capteurs optiques installés le long de la route menant à Pettorano sul Gizio émettent un son aigu lorsqu’ils sont éclairés par des phares, afin d’alerter les ours du passage de voitures la nuit. Pour apaiser les esprits, la marque de vêtements Patagonia a financé la pose de clôtures électriques autour des ruches.
Tout le monde n’est pas emballé à l’idée de voir surgir un ours dans son jardin, et cela se comprend. C’est pourquoi une équipe d’« ambassadeurs des ours » triée sur le volet s’efforce de convaincre les habitants de l’intérêt d’avoir des voisins plantigrades. Tavone use de son affabilité naturelle pour faire comprendre aux gens du coin que, sur le long terme, ils ont tout à gagner de la présence d’une population d’ours en bonne santé. Un soir qu’ils dînaient au restaurant, Cipollone et elle ont fait des pieds et des mains pour engager la conversation avec le propriétaire au sujet de la cueillette de champignons. Le restaurateur arpentait souvent les bois à la recherche de champignons à mettre à sa carte. On le savait aussi très remonté contre les nouvelles restrictions imposées au ramassage de bois de chauffage afin de protéger les ours.
Un court séjour dans les environs de la réserve du mont Genzana suffit pour comprendre que chacun s’emploie à trouver de nouvelles manières de coexister. Les habitants ont besoin qu’on les aide à tenir les ours éloignés de leurs ruches et de leurs poulaillers. Les ours ont besoin qu’on les aide à traverser les routes et à trouver de la nourriture sans se mettre en danger. Dans cette partie des Apennins, on ne peut pas se contenter de séparer les humains de la faune sauvage. Si l’on veut que la population d’ours s’agrandisse, les hommes et les ours vont devoir apprendre à vivre en bonne intelligence.
À mi-chemin de notre randonnée, à proximité du point culminant, Tavone et Cipollone se penchent sur un monticule d’excréments de couleur sombre. Le silence se fait parmi nous alors que nous réalisons qu’un ours est récemment passé par là. Cipollone plonge un bâton dans le tas de crottes et nous montre les faînes (le fruit du hêtre) et les baies dont l’ours s’est nourri. Il prélève un peu de matière fécale entre deux brindilles et l’approche de son nez : l’appareil digestif des ours ne fait jamais du très bon travail avec les baies, explique-t-il en humant l’odeur légèrement fruitée qui s’en dégage. « C’est comme un bon vin », ajoute-t-il avec une certaine fierté. La présence d’un beau tas de crottes est le signe qu’au moins un ours se porte bien.
À près de 2 000 kilomètres de là, Charlie Burrell et Isabella Tree mènent depuis une vingtaine d’années une expérience de conservation dans le domaine du château de Knepp, dans le Sussex de l’Ouest, au Royaume-Uni. On pourrait penser que la main de l’homme a trop façonné cette région agricole du sud de Londres pour qu’une quelconque vie sauvage s’y développe, et le projet rencontre un certain scepticisme. Des puristes de la conservation soulignent que les activités humaines, l’agriculture notamment, a remodelé la région en profondeur depuis l’époque où des seigneurs médiévaux chassaient dans les bois de Knepp. Mais Burrell et Tree se moquent de ce que disent les puristes.
Les sols argileux de Knepp, propriété de la famille Burrell, n’ont jamais été très propices aux cultures de labour, explique Isabella Tree dans son livre Wilding. D’ailleurs, dans le dialecte du Sussex, il existe 30 mots pour désigner la boue. Après avoir visité le site d’une expérience de réensauvagement aux Pays-Bas, Burrell et Tree se sont demandé s’ils ne pouvaient pas en faire autant à Knepp.
Une fois le troupeau de vaches laitières et les tracteurs vendus, le bruit des moteurs Diesel et des trayeuses a cédé la place au chant des tourterelles, des rossignols et des alouettes. Des espèces rares telles que le faucon pèlerin, le murin de Bechstein (une espèce de chauve-souris) ou le grand mars changeant (un papillon aux reflets violets) ont fait leur apparition à Knepp en si grand nombre que même le plus optimiste des réensauvageurs en aurait été déconcerté. Une cigogne noire, que l’on n’a guère pu observer plus de quatre ou cinq fois en été au Royaume-Uni, a surpris tout le monde en faisant une escale prolongée sur le domaine. Par les chaudes soirées estivales, les champs et les haies abritent de nouveau des insectes.
À l’instar des réensauvageurs des Apennins, Burrell et Tree ont donné de nombreux coups de pouce à la nature. Le cours d’une rivière a été dévié, des cerfs et des poneys d’Exmoor ont été réintroduits pour éclaircir la végétation, et un groupe de cigognes blanches a été parqué temporairement sur le domaine afin d’inciter ses congénères à s’y arrêter et s’y reproduire (l’opération a porté ses fruits puisque, en 2019, deux cigognes ont pondu sur le sol britannique pour la première fois depuis le Moyen Âge). Ces expériences réussies ont permis à Burrell et Tree de s’assurer un revenu régulier tiré de l’écotourisme et de la vente de gibier.
L’objectif n’est pas de revenir à une sorte de nature vierge, prend soin de préciser Burrell, qui est membre du conseil d’administration de l’association Rewilding Britain. Le domaine, entouré d’axes routiers et situé non loin de l’aéroport de Londres Gatwick, ne correspond pas à l’idée que l’on se fait d’une contrée à l’état naturel. Les herbivores qui broutent sur la lande de Knepp sont pour beaucoup des animaux domestiques robustes qui font office de substituts aux espèces éteintes. Le poney d’Exmoor se rapproche du tarpan, l’ancêtre du cheval domestiqué. La longhorn, cette ancienne race bovine originaire du nord de l’Angleterre, rend des services écologiques autrefois assurés par l’auroch, disparu depuis longtemps. Et, bien que les sangliers aient fait leur retour dans le sud de l’Angleterre, ce sont des tamworths, une race porcine rustique, qui se chargent de labourer le sol de la forêt. Le bison européen, qui a été réintroduit dans plusieurs régions du continent, aurait des réactions trop imprévisibles face aux chiens que les habitants du coin promènent sur les sentiers.
Knepp ne sera jamais Yellowstone 1, mais, à bien des égards, il remplit parfaitement son rôle. Pour un amoureux de la nature, le domaine impressionne par son côté sauvage. Les animaux y évoluent à leur guise et façonnent le paysage comme ils savent le faire. La nature fait son retour, main dans la main avec les propriétaires des lieux, qui apprennent au fur et mesure quand intervenir et quand s’en abstenir.
De retour dans le Montana, je me demande quelles leçons les habitants de l’une des plus vastes étendues d’Amérique du Nord peuvent tirer des ours des Apennins et des cochons de la campagne anglaise. Mon État abrite moins d’humains et davantage de grands animaux que l’Europe occidentale. Dans certains secteurs, on peut marcher pendant des jours sans jamais croiser une route. Les problèmes de gestion de la faune sauvage si patents sur le Vieux Continent se posent-ils ici ? Et, si des compromis sont nécessaires même dans le Montana, que reste-t-il du milieu naturel ?
À qui est habitué à l’échelle des paysages européens, la prairie qui entoure la réserve naturelle nationale Charles M. Russell paraît s’étendre à l’infini. Les badlands, ces terres ingrates au relief accidenté, cèdent la place à des ravins érodés qui dessinent des lignes sinueuses en direction du fleuve Missouri. La steppe à armoise est lézardée de ravins boueux dissimulant des pins sur lesquels s’attarde la neige printanière. Au fond des vallées, des peupliers issus des arbres qui fournissaient autrefois le combustible aux bateaux à roues à aubes des pionniers offrent un abri aux wapitis, aux cerfs et aux antilopes d’Amérique. Cette vaste étendue autour de la réserve Charles Russell est au cœur de l’un des projets de restauration écologique les plus ambitieux jamais menés aux États-Unis.
La fondation privée American Prairie Reserve, à l’initiative du projet, détient déjà plus de 162 000 hectares de terres ou de droits de pacage dans la moitié est du Montana, mais elle cherche à en acquérir davantage, car les bisons qu’elle réintroduit dans les Grandes Plaines ont besoin de beaucoup d’espace.
La région perd des habitants depuis quelques années mais voit sa population de bisons augmenter régulièrement. L’American Prairie Reserve, ainsi que les réserves indiennes de Fort Peck, des Blackfeet et de Fort Belknap, abritent des bisons de race pure à l’état sauvage – la référence absolue en matière de conservation de ces bovidés. Ces spécimens, qui ne représentent qu’une infime partie des 500 000 bisons que comptent aujourd’hui les États-Unis, proviennent du Canada et, en vertu d’un récent accord entre le gouvernement fédéral et les tribus amérindiennes, du parc national de Yellowstone.
Les animaux de l’American Prairie Reserve sont d’authentiques bisons d’un point de vue génétique. Mais, selon les critères officiels, ils ne sont pas sauvages. « Dans l’État du Montana, les bisons sont du bétail », explique Beth Saboe, directrice de la communication de l’American Prairie Reserve. En tant qu’animaux d’élevage détenus à titre privé, ils sont soumis à toute une série de normes concernant leurs déplacements et leur pacage. C’est un accommodement que la fondation accepte.
Les bisons sauvages n’ont pas vocation toutefois à être parqués derrière des clôtures, et quand ils le sont, ils deviennent des animaux différents. « L’espèce Bison bison est en sécurité, m’assure Jim Bailey, biologiste de la faune à la retraite et fondateur d’une association qui milite pour la réintroduction du bison sauvage dans le Montana. Le danger, c’est la domestication. » Ce qui inquiète le plus Bailey, c’est la dégradation du génome du bison. Quand ses mouvements sont restreints, son instinct s’émousse et, avec le temps, certains gènes devenus non indispensables à sa survie sont éliminés. Bailey est très attaché à l’idée de vie sauvage. Pour un véritable réensauvagement de la prairie, il faudrait beaucoup plus de liberté pour les bisons et beaucoup moins d’interventions humaines.
Le problème, c’est que, même dans un État aussi vaste que le Montana, la réalité de terrain ne le permet pas. L’American Prairie Reserve en a bien conscience et s’efforce de garder les bisons à l’état le plus sauvage possible, tout en veillant aux rapports de bon voisinage avec les propriétaires des ranchs alentour. En vertu du dispositif Wild Sky, la réserve verse aux éleveurs locaux une prime sur leurs ventes de viande bovine s’ils répondent à certains critères en matière de respect de la vie sauvage. Pour que tout se passe bien, les gestionnaires de la réserve s’assurent de la solidité des clôtures à bisons et font tourner leurs animaux dans les pâturages comme le font leurs voisins avec leur bétail.
Si l’American Prairie Reserve ne respecte pas entièrement le principe de séparation entre l’homme et la nature (au fondement des politiques de conservation pendant la majeure partie du XXe siècle), ce n’est pas que le fruit d’un compromis. Cette approche renoue avec une idée plus ancienne de la façon dont il convient de traiter la faune sauvage, une idée qui prévalait autrefois dans cette région. Les Blackfeet, les Crows et les Assiniboines qui vivaient dans ces plaines concevaient l’homme et la nature comme deux forces s’exerçant sur un même plan, chacune jouant un rôle essentiel dans la survie et l’épanouissement de l’autre. Nul besoin d’instaurer une séparation entre elles. En échange de la viande et de la peau qu’ils recevaient des animaux, les hommes contribuaient à la préservation de la nature grâce à leurs prières, leurs feux et leurs pratiques de récoltes respectueuses.
Peu après ma conversation avec Beth Saboe, j’observe un énorme bison mâle qui se tient sur le bas-côté d’une route en terre, dans l’enceinte clôturée du National Bison Range. Il me regarde fixement en mastiquant frénétiquement une touffe d’herbe. L’épais tapis de poils bruns et frisés qu’il a sur le front est recouvert d’une fine poussière d’été. Je ne connais pas le patrimoine génétique de ce bison. Ce que je sais, c’est qu’il n’est pas entièrement libre. Mais, même si je suis resté à bonne distance de l’animal, cette rencontre m’a donné le sentiment de vivre un moment privilégié. Le sauvage et l’aménagé semblaient cohabiter harmonieusement dans cette montagne de fourrure et de chair.
— Christopher Preston est professeur de philosophie de l’environnement à l’Université du Montana à Missoula. Il est l’auteur de The Synthetic Age: Outdesigning Evolution, Resurrecting Species, and Reengineering Our World (MIT Press, 2018).
— Cet article est paru dans le magazine américain The Atlantic le 9 avril 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.
Un beau matin de 2005, dans une forêt d’altitude du sud-ouest de la Tanzanie, une équipe de chercheurs de l’ONG américaine Wildlife Conservation Society (WCS) était sur la piste d’un mystérieux primate. Les biologistes doutaient de l’existence de cet animal que les chasseurs locauxconnaissaient sous le nom de kipunji. Quelqu’un a alors crié : « Kipunji ! », et tout le monde s’est retourné pour regarder bouche bée ce que Tim Davenport, de la WCS, qualifierait par la suite de « singe le plus étonnant » qu’il ait jamais vu. Il mesurait un peu moins de 1 mètre et possédait un épais pelage gris-brun avec, autour de son museau noir, une crinière qui rappelait un peu les favoris des gentlemen de l’époque victorienne. « Bon sang ! s’est exclamé Davenport, c’est forcément une nouvelle espèce ! »
C’était effectivement ahurissant de découvrir un grand primate au XXIe siècle dans une partie de l’Afrique de l’Est densément peuplée – et habitée par les humains depuis la nuit des temps. (Les chercheurs, qui ont donné à l’espèce le nom de Rungwecebus kipunji en référence au mont Rungwe, où ils l’ont vue pour la première fois, estiment sa population à 1 100 individus.) Mais le fait est qu’on identifie ces temps-ci des espèces tout aussi spectaculaires un peu partout dans le monde. Nous vivons ce que les biologistes Michael Donoghue, de l’université Yale, et William Alverson, du musée Field d’histoire naturelle de Chicago, appellent un « nouvel âge des découvertes ». Selon eux, jamais on n’avait déniché autant d’espèces depuis le milieu du XVIIIe siècle – c’est-à-dire depuis le début de la classification scientifique du vivant. Ces espèces nouvellement répertoriées, écrivent les deux chercheurs, sont susceptibles de « susciter un émerveillement, un amusement, voire une perplexité comparables à ceux qu’inspiraient des animaux remarquables lors du précédent grand âge des découvertes », entre les XVe et XIXe siècles 1.
On a du mal à comprendre que l’on en soit encore à ce stade, car l’opinion répandue veut que l’on sache déjà tout ce qu’il y a à savoir. « Il y a peu d’espérance de découvrir de nouvelles espèces de grands quadrupèdes », disait déjà en 1812 le grand anatomiste français Georges Cuvier. Ce qu’a démenti l’identification du gorille, de l’okapi, de l’hippopotame nain, du grand panda géant et du dragon de Komodo, pour n’en citer que quelques-uns.
En 1993, le saola, une espèce de bovidé vietnamien, était décrit pour la première fois dans la revue Nature, qui s’étonnait que l’on puisse encore découvrir autre chose que « d’obscurs microbes et insectes ». Ont suivi un lapin tigré observé dans le delta du Mékong et un poisson indonésien qui se déplace en rebondissant au hasard sur le plancher océanique.
Nous ferons d’autres découvertes dans les années qui viennent. La planète compte, selon les estimations, de 10 à 50 millions d’espèces animales et végétales dont seules 1,9 million ont été décrites à ce jour (selon une définition communément admise, une espèce est une population ou un ensemble de populations dont les individus peuvent se reproduire indéfiniment entre eux et sont reproductivement isolés d’autres populations). Même dans la classe des mammifères à laquelle nous appartenons, quelque 300 espèces ont été découvertes rien qu’au cours de la période 2000-2010 – essentiellement des rongeurs, mais aussi des marsupiaux, une baleine à bec et quantité de primates. Les chercheurs s’attendent à ce que le nombre d’espèces de mammifères grimpe de 5 500 aujourd’hui à 7 500 d’ici à 2050. « Et il n’est pas exclu qu’on atteigne même les 10 000 », estime le directeur scientifique du Muséum national d’histoire naturelle d’Australie, Kristofer Helgen, à qui l’on doit l’identification d’une petite centaine de mammifères.
Il s’agit du nombre d’espèces. On le voit, les mammifères sont en bas de l’échelle. Ne figurent pas ici les bryozoaires (5 000-10 000), les échinodermes (6 000-7 000) et les tunicés (3 000) – des animaux marins. Ne figurent pas non plus les « microbes ». Source : Richard K. Grosberg et al., « Biodiversity in water and on land », Current Biology vol. 22, no 21, novembre 2012.
Pourquoi tant de découvertes à l’heure actuelle ? Le percement d’axes routiers et la déforestation galopante rendent accessibles des habitats qui ne l’étaient pas jusqu’ici. Les chercheurs observent parfois des espèces qu’ils ne connaissaient pas alors même que la chasse, l’agriculture et d’autres pressions environnementales les menace d’extinction. En outre, les hélicoptères, la cartographie spatiale, les submersibles, les caméras sous-marines et tous les outils modernes facilitent l’exploration méthodique de zones peu étudiées – notamment celles où les chercheurs n’avaient pu jusqu’à présent pénétrer en raison de conflits ou d’interdictions d’accès.
Le sentiment que le temps presse face au risque d’extinction a favorisé la coopération internationale. Ainsi, le programme Census of Marine Life [«Recensement de la vie marine»], qui a associé pendant dix ans des chercheurs de 80 pays, aura permis d’identifier de milliers d’espèces non répertoriées parmi lesquelles la galathée yéti et une langouste géante.
La plupart des futures découvertes auront probablement lieu dans des régions reculées où l’on observe une grande diversité d’habitats – par exemple là où une chaîne de montagnes côtoie un bassin fluvial, prédit l’ornithologue Bruce Beehler, de l’ONG américaine Conservation International. Sur ce type de terrain, les populations animales et végétales sont généralement isolées les unes des autres et tendent à s’adapter à leur nouveau milieu. Beehler dit s’attendre à des découvertes sur le versant est des Andes, en Amérique du Sud, dans le bassin du fleuve Congo, en Afrique centrale, et dans l’est de la chaîne de l’Himalaya, en Asie. Lors d’une expédition scientifique en hélicoptère effectuée en 2005 dans la partie indonésienne de la Nouvelle-Guinée, Helgen et lui sont tombés sur tout un « monde perdu » d’espèces inconnues au cœur des monts Foja. Au terme de deux nouvelles missions, l’équipe a catalogué plus de 70 espèces, dont une de wallaby et une de gecko.
Mais on tombe aussi sur des espèces inconnues dans des contrées moins exotiques : par exemple une petite salamandre à une cinquantaine de kilomètres de Los Angeles et un genre d’arbre pouvant atteindre 40 mètres de haut à deux heures de route de Sydney. Sans compter, rappelle Helgen, que deux espèces de mammifères sur trois sont découvertes dans les collections des muséums d’histoire naturelle.
Ces avancées tiennent pour partie à l’analyse génétique, qui révèle des « espèces cryptiques », des organismes morphologiquement identiques mais génétiquement différents. Les scientifiques pensent ainsi à présent que les girafes, qui étaient classées comme une espèce unique, recouvrent en fait au moins six espèces, dont certaines ne se sont peut-être pas reproduites ensemble dans la nature depuis plus d’un million d’années. De même, des chercheurs ont récemment examiné de plus près une chauve-souris présente dans l’ensemble de l’Amérique du Sud et ont trouvé des éléments génétiques indiquant que certains de ces chiroptères d’apparence identique appartiennent en réalité à des espèces distinctes. Ces différences génétiques peuvent amener les biologistes de terrain à déceler des caractères jusque-là insoupçonnés : « Il peut s’agir d’une odeur, d’un son, d’une phéromone, de quelque chose qui ne se conserve pas dans un musée », explique Elizabeth Clare, de l’université de Guelph, au Canada, et coauteure de l’étude sur les chauves-souris.
Pourquoi cette différenciation a-t-elle son importance ? Après tout, qu’est-ce qui ressemble plus à une chauve-souris qu’une autre chauve-souris, un rat à un autre rat, une guêpe parasitoïde à une autre guêpe parasitoïde ? Eh bien, ces différences minimes peuvent être une question de vie ou de mort pour nous. Par exemple, des primates nocturnes du genre Aotus étaient considérés comme une seule et même espèce jusqu’au jour où un primatologue a découvert qu’ils appartenaient à neuf espèces qui n’avaient pas toutes la même vulnérabilité au paludisme. Un élément crucial quand on sait qu’on utilisait des Aotus comme animaux de laboratoire dans le cadre de la recherche sur le paludisme : les chercheurs obtenaient des résultats biaisés parce qu’ils testaient sans le savoir des traitements sur des espèces qui n’étaient peut-être pas sensibles à la maladie.
Mais c’est pour des raisons moins pragmatiques que les chercheurs partent en quête de nouvelles espèces aux quatre coins du monde. « Ce n’était pas seulement les fourmis mais tout ce que je voyais – toutes les espèces végétales et animales – qui était nouveau pour moi », réalisa le biologiste américain E. O. Wilson alors qu’il effectuait une mission scientifique en Nouvelle-Calédonie dans sa jeunesse. Des années plus tard, il avoua : « Je suis un néophile, un inconditionnel de la nouveauté, de la diversité pour la diversité. » Son plus grand désir était de vivre dans un lieu « débordant de formes de vie nouvelles ». Il ne souhaitait rien tant que de disposer « non pas d’années, mais de siècles entiers » pour en prendre la mesure.
— Richard Conniff est un journaliste américain spécialiste de la vie sauvage.
— Cet article est paru dans le numéro d’août 2010 du mensuel américain Smithsonian. Il a été traduit par Florence Hertz.
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