Disons-le d’emblée : Bouleversement n'est pas une réussite. Jared Diamond prétend y donner les recettes qui permettent à un pays de surmonter de graves crises. Pour ce faire, il établit un parallèle entre les individus et les États. Selon lui, ce qui vaut pour les uns vaudrait aussi pour les autres, à quelques ajustements près. La souplesse, par exemple, ou le fait de reconnaître qu’on traverse une crise ; « l’absence de contraintes personnelles », aussi, qui devient « l’absence de contraintes géopolitiques » ou encore « la force du moi », qui a pour équivalent « l’identité nationale ».
Ces facteurs sont au nombre de douze. Un nombre idoine, selon Jared Diamond : moins, cela ne ferait pas sérieux, plus, ce ne serait pas gérable. Dans tous les cas, l’idée centrale est que, confrontés à une crise, individus et nations doivent accepter le changement, mais un changement « sélectif » : « Le défi […] consiste à déterminer quelles parties de leur identité fonctionnent bien en l’état et ne nécessitent aucune modification, et lesquelles ne fonctionnent plus et doivent être modifiées. »
C’est l’une des forces des livres de Diamond : même ratés, ils restent agréables à lire. « C’est comme suivre les cours de fac d’un professeur aussi sympathique qu’érudit, reconnaît Michael Schaub sur le site de la radio publique américaine NPR. Car Diamond est versé dans toute sorte de disciplines, notamment la physiologie, la géographie et l’histoire. »
Après un premier chapitre où il raconte la crise personnelle qu’il a traversée pendant ses études à Cambridge et comment il l’a surmontée, Diamond se penche sur celles qu’ont connues des pays tels que la Finlande, le Japon, le Chili, l’Indonésie, l’Allemagne et l’Australie, puis sur quelques crises du présent (en particulier aux États-Unis).
L’ouvrage, d’une manière générale, donne une impression d’arbitraire. Le choix des pays est dicté par la connaissance qu’en a l’auteur et n’est pas représentatif de quoi que ce soit. Par ailleurs, « Diamond cite peu d’ouvrages. Il préfère citer ses nombreux amis », ironise Anand Giridharadas dans TheNew York Times. Ainsi du coup d’État de Pinochet en 1973 dont « beaucoup de [s] es amis chiliens considèrent qu’il était inévitable ».
Diamond prétend poser les premiers jalons d’une « étude comparative des crises nationales », mais les analyses qu’il propose ne sont pas à la hauteur de son ambition. Dans TheTimes Literary Supplement, l’historien Niall Ferguson (lui-même friand de vastes synthèses) estime que le postulat même de l’ouvrage ne tient pas : les États ne sont pas comparables à des individus. Leur âge, leur taille, leur puissance varient dans des proportions qui n’existent pas entre individus. Reste que certains des cas qu’il étudie sont peu connus et fascinants. Prenons la Finlande. Au début de la Seconde Guerre mondiale, elle se retrouve dans une situation quasi inextricable : le géant soviétique lui pose un ultimatum inacceptable, qui reviendrait à la faire renoncer à son indépendance. Elle refuse, l’URSS l’attaque. Sur le papier, elle n’a aucune chance : elle est cinquante fois moins peuplée, n’a ni chars, ni aviation, ni artillerie modernes, pas de canons antichars ou de défense antiaérienne non plus. Elle manque même de munitions. Et pourtant le miracle se produit : elle tient l’Armée rouge en échec grâce à une résistance acharnée, à sa meilleure connaissance du terrain et à une utilisation optimale de ses ressources. À l’issue de la guerre, elle ne pourra éviter la perte de la Carélie, mais elle a atteint son objectif : « non pas vaincre l’Union soviétique, mais rendre toute nouvelle invasion extrêmement coûteuse, lente et douloureuse. » En conséquence de quoi, elle sera « le seul des pays d’Europe continentale ayant pris part à la Seconde Guerre mondiale qui n’ait pas subi l’occupation ennemie ». Mieux : après avoir été saignée d’un dixième de sa population par l’ogre russe, elle instaure avec lui, dès le lendemain de la guerre, des relations pacifiques fondée sur la confiance mutuelle ! Un exemple de Realpolitik inouï. « La Finlande a appris […] qu’elle ne serait en sécurité que si l’URSS se sentait, elle aussi, en sécurité », écrit Diamond. La presse finlandaise accepte notamment de censurer tout propos qui pourrait froisser le puissant voisin. « D’autres démocraties auraient trouvé cela honteux. En Finlande, ces mesures témoignaient plutôt d’une certaine souplesse : sacrifier juste ce qu’il faut de principes démocratiques sacrés pour pouvoir préserver son indépendance, le bien le plus sacré de tous. »
Le répit fut de courte durée. Les quelque milliers de juifs qui vivaient encore en Pologne après 1945 ont vu leur monde s’écrouler à nouveau en 1968 : voyant en eux une « cinquième colonne », les jugeant déloyaux et de connivence avec Israël, le régime communiste lança cette année-là une campagne antisémite qui allait aboutir au départ de 13 000 à 15 000 d’entre eux.
L’armée, le Parti, les universités, les hôpitaux et l’intelligentsia furent particulièrement visés. Il s’agissait pour un régime fragilisé par la contestation étudiante de « purger l’appareil d’État, mais aussi de regagner du crédit auprès d’une partie de l’opinion sensible à la rhétorique polonaise », explique Adam Michnik, ancien opposant au régime et fondateur du quotidien Gazeta Wyborcza. Il aura fallu attendre cinquante ans pour que l’État polonais leur présente des excuses, en mars 2018.
C’est l’histoire de ces exilés que relate l’écrivaine polonaise Agata Tuszýnska dans Affaires personnelles, un récit choral dans lequel elle donne la parole à un groupe d’amis d’enfance, « liés par une fraternité inconsciente » comme le dit l’un d’eux, et qui jamais, même dispersés aux quatre coins du monde, ne se sont perdus de vue.
« Tuszýnska était la seule à pouvoir raconter cette histoire », estime le quotidien Metro Warszawa. Déjà « parce qu’elle a vécu pendant quinze ans avec un des exilés de ce groupe ». Ensuite parce que son histoire résonne avec la leur : « En 1968, écrit-elle, quand le ciel est tombé sur la tête de mes protagonistes, je ne savais pas que j’appartenais au même monde qu’eux. Si j’avais été un peu plus âgée, je serais probablement partie. »
En 1968 – elle a alors 11 ans –, Tuszýnska ignore en effet que sa mère est juive et qu’elle est une rescapée du ghetto de Varsovie. Elle ne l’apprendra qu’à 19 ans. Les parents des protagonistes gardaient eux aussi le secret sur leur passé, comme en témoignent Irka (« J’ai su quand j’avais 14 ans. On vivait entre nous, on ne savait pas de quelle origine on était ») et Barbara (« Maman s’inquiétait en silence. Je ne savais pas grand-chose de sa vie, je n’ai pas posé de questions. Elle avait un numéro tatoué sur l’avant-bras »).
Tuszýnska raconte la jeunesse privilégiée de ses personnages, enfants de juifs engagés dans la construction du communisme, qui portaient des jeans Levi’s, allaient au théâtre, ne se souciaient ni de religion ni de tradition et qui, soudain, ont été expulsés des trams et des facs, ont vu leurs portes taguées, leurs parents humiliés, leurs voisins leur demander quand ils allaient partir parce qu’ils voulaient récupérer leur appartement.
Sur la trentaine d’amis qui composaient le groupe, seuls trois sont restés. Tous les autres ont abandonné sur le quai de la gare de Gdańsk leur nationalité polonaise et l’espoir de revenir un jour, trouvant là aussi l’occasion d’un nouveau départ qui a mené la plupart d’entre eux vers des réussites personnelles et professionnelles exceptionnelles, en Suède, au Danemark, en Israël, aux États-Unis, en France ou en Australie.
« Affaires personnelles raconte le destin de gens ordinaires qui ont eu une grande histoire. Une histoire qui ne devrait jamais arriver, note Gazeta Wyborcza. Les autres livres publiés à l’occasion des cinquante ans de 1968 sont dominés par l’histoire du départ, la soudaine découverte de l’identité juive. Tout cela est présent aussi chez Tuszýnska, mais la description de la vie ordinaire à Varsovie dans les années 1960 y ajoute de l’authenticité. »
Dernier volet d’une trilogie située en Botnie-Occidentale, une province du nord de la Suède, Sen for jag hem connaît le même succès que les deux précédents romans de Karin Smirnoff (dont les titres en français seraient « Je suis descendue chez le frère » et « On est montés avec la mère », tous deux en cours de traduction chez JC Lattès).
Venue à la littérature sur le tard, l’auteure décrit un univers violent, âpre comme la nature environnante, le tout vu par Jana, une aide-soignante bientôt quadragénaire, solide malgré une enfance difficile. Le livre s’ouvre par la mort du frère jumeau, seul être avec qui la narratrice se sentait en confiance. Puis vient la rencontre avec la fille qu’elle avait abandonnée à la naissance. « D’un point de vue littéraire, Smirnoff est une proche parente d’autres auteurs connus de Botnie-Occidentale, Per Olov Enquist, Sara Lidman et Torgny Lindgren. En même temps, elle crée sa propre saga noire », apprécie le quotidien Dagens Nyheter. Quant au style, le quotidien Svenska Dagbladet le qualifie d’« économe », offrant un « contraste nécessaire » avec une trame romanesque semée « de cancers incurables, d’accidents de bus, d’hémorragies et de relations incestueuses ».
Aux yeux de ses compatriotes, il est l’égal de Balzac et de Dickens, deux géants de la littérature qu’il admirait et qui l’ont fortement influencé. Benito Pérez Galdós, dont on commémore cette année le centième anniversaire de la mort, est le plus grand écrivain espagnol du XIXe siècle : le plus grand depuis Cervantes, affirmait au siècle dernier l’essayiste Salvador de Madariaga ; un génie comparable à l’auteur de Don Quichotte, enchérit aujourd’hui le critique et romancier Andrés Trapiello.
Il y a quelques mois, deux autres écrivains, Antonio Muñoz Molina et Javier Cercas, engageaient une polémique au sujet de Galdós dans les colonnes du quotidien El País. Dans un article cinglant, Cercas reprochait à Galdós d’avoir pratiqué une littérature paternaliste et de parti pris, en violation de la règle de neutralité du point de vue qui est l’un des piliers du roman moderne. Muñoz Molina récusait cette accusation et s’employait à montrer que Galdós, tout en défendant passionnément la liberté et la justice, s’efforçait toujours de montrer dans ses romans la complexité des situations et des personnages.
S’il refusait d’élever Galdós à la hauteur de Tolstoï ou de Flaubert, Cercas concédait toutefois un point : Fortunata et Jacinta, un livre à peine moins long que Guerre et Paix, « est sans doute avec La Régente [de Leopoldo Alas, dit Clarín], le meilleur roman espagnol du XIXe siècle. » Clarín, qui est mort jeune, n’a toutefois publié que deux romans. En près de soixante ans de carrière, son ami Pérez Galdós en a produit une bonne trentaine, auxquels s’ajoutent les 46 romans historiques de la série des « Épisodes nationaux », 23 pièces de théâtre et l’équivalent de 20 volumes d’essais, d’articles de presse, de nouvelles et de récits de voyage.
Parce que son œuvre dominait la vie littéraire espagnole de son temps, Galdós était un personnage célèbre et une figure publique. Beaucoup d’aspects de sa vie personnelle restaient cependant dans l’ombre. De tempérament réservé, il ne s’ouvrait que peu, même à ses proches. Et les Mémoires qu’il a dictés à la fin de sa vie ne sont qu’une collection de souvenirs de voyage. Une des premières biographies qui lui ont été consacrées, après celle de Clarín, publiée de son vivant, est due à un hispaniste lituanien émigré aux États-Unis, H. Chonon Berkowitz 1. D’autres ont suivi, dont une, par Pedro Ortiz-Armengol 2, a fait autorité durant vingt ans. À l’occasion du centenaire de sa mort, trois nouvelles biographies ont paru : celle de Yolanda Arencibia, la plus volumineuse et détaillée, est appelée à devenir la biographie de référence ; celle de l’historien Francisco Cánovas 3 situe la vie et l’œuvre de Galdós dans le contexte littéraire, historique et politique de l’époque ; celle d’Eduardo Valero 4 est un ouvrage pédagogique organisé en chapitres thématiques.
Contemporain de Zola, Benito Pérez Galdós naquit en 1843 à Las Palmas de Gran Canaria, aux Canaries. Son père était colonel et sa mère une femme au très fort caractère, dure et exigeante, dont la personnalité allait le marquer durablement. Il était leur dixième enfant. Toute sa vie, il resta très lié à ses frères et sœurs, plus particulièrement à ces dernières, au point d’habiter à Madrid avec deux d’entre elles et leur mari. Parce qu’il s’était épris d’une de ses cousines, sa mère, pour mettre fin à une relation qu’elle n’approuvait pas, l’envoya faire son droit à Madrid. S’il profita de la liberté que procure la vie d’étudiant, Galdós n’était guère intéressé par la carrière juridique. Rapidement, il se tourna vers l’écriture.
Son entrée en littérature se fit par l’intermédiaire du journalisme. C’est dans ses multiples articles pour La Nación, El Debate, Revista de España et d’autres publicationsqu’il forgea ses moyens d’expression. Et c’est par leur truchement qu’il pénétra dans ce monde foisonnant de faits, de situations et de sentiments qui allait constituer la matière de son œuvre : les affaires judiciaires et les litiges commerciaux, les drames familiaux, les ambitions bourgeoises et la lutte pour l’existence des petits boutiquiers, la vie intense et animée des cafés et les rivalités politiques. « Les personnages de Galdós, commente Francisco Cánovas, composent une photographie de la société [...] madrilène de la seconde moitié du XIXe siècle : commerçants, fonctionnaires, rentiers, militaires, artisans, professeurs. » Et, avec eux, tous les anonymes qui n’ont ni travail ni patrimoine, les sin oficio ni beneficio, comme on dit en espagnol, « les mendiants, les indigents, les marginaux ». Il est le peintre de l’entrée de l’Espagne dans la modernité et, au centre de son attention, figurent les classes moyennes.
On distingue généralement trois cycles dans l’œuvre romanesque de Galdós : les romans à thèse de sa jeunesse, les romans de la maturité et les romans tardifs, dans lesquels les conflits sociaux et psychologiques acquièrent une dimension spirituelle. Dans tous, Galdós a recours à un ensemble de procédés souvent inédits, tels ceux que décrit Yolanda Arencibia à propos de La desheredada, le premier des romans de la maturité : « le soliloque, le monologue intérieur, la narration dramatisée […], la différentiation des plans de narration […], le dialogue dramatique ». Ils lui permettent de raconter l’histoire de l’extérieur et de l’intérieur, en entrant et sortant de la tête des personnages et en confrontant leurs agissements et leurs sentiments.
Les deux sommets de l’œuvre de fiction de Galdós sont Fortunata et Jacinta, drame social et sentimental complexe à multiples rebondissements fondé sur le triangle classique mari-épouse-maîtresse qui est en même temps un tableau cruel de la bonne société madrilène ; et Miséricorde, drame de la misère et de la compassion dont l’action se déroule dans le Madrid des bourgeois déclassés et des bas-fonds et que la philosophe Maria Zambrano considérait comme le cœur même de son œuvre 5.
Les Épisodes nationaux sont composés de cinq séries de romans historiques, consacrée chacune à un moment particulier de l’histoire de l’Espagne au xixe siècle : la guerre d’indépendance contre la France de Napoléon Ier, la lutte entre absolutistes et libéraux, la première guerre carliste, la révolution de 1848 et le règne d’Isabelle II, la Ire République et la restauration des Bourbons. Galdós, qui avait entamé ce projet un peu par hasard, le poursuivit dans l’intention d’instruire les Espagnols qui, disait-il, n’ignorent rien autant que l’histoire de leur pays. Pour composer ces romans, qui mêlent figures historiques et de fiction, il utilisa le procédé du personnage récurrent hérité de Balzac. Avant de les rédiger, il étudiait soigneusement la documentation disponible, visitait les lieux évoqués dans le récit et interrogeait tous ceux qui pouvaient lui fournir des informations intéressantes sur les faits racontés. Très appréciés des lecteurs, les Épisodes nationaux firent beaucoup pour la popularité de Galdós et la vente de ces ouvrages lui assura des rentrées importantes.
C’est au théâtre qu’il débuta et acheva sa carrière littéraire. Il écrivait des pièces en vue d’atteindre un public très large, mais aussi parce qu’il éprouvait le besoin de moderniser le théâtre espagnol, qu’il estimait paralysé par une tradition poussiéreuse et des conventions rigides. On lui reconnaît le mérite d’avoir introduit sur la scène madrilène une série d’innovations dans la conception et les thèmes de l’art dramatique. Ses pièces, souvent tirées de ses romans, bénéficièrent d’un accueil chaleureux, voire enthousiaste. L’une d’entre elles, Electra, dans laquelle il affirmait avoir condensé tout son combat contre la superstition et le fanatisme, remporta un grand succès mais fut férocement critiquée par les milieux cléricaux, qui la jugèrent antireligieuse.
Galdós était choqué par les abus de pouvoir du clergé espagnol et ses positions autoritaires en matière de morale et de mœurs. Il se définissait pourtant comme un homme « pratique dans la vie, et religieux dans [sa] conscience ». Influencé dans sa jeunesse par les idéaux du philosophe et théoricien de l’éducation Francisco Giner de los Ríos, il était un libéral et un humaniste attaché à la liberté, au rationalisme, à la tolérance et à la justice. Proche au départ des républicains réformistes mais déçu par leurs querelles intestines, leur comportement souvent intéressé et leur absence d’idéaux, il s’éloigna progressivement d’eux. Avec le temps, ses idées se radicalisèrent jusqu’à lui faire éprouver de la sympathie pour le socialisme de Pablo Iglesias, fondateur du Parti socialiste ouvrier espagnol. Mais jamais il ne fut un révolutionnaire, ni même, bien qu’ayant été élu député à plusieurs reprises, un politicien. « Je ne suis pas et ne serai jamais un homme politique, écrivait-il. J’ai été à la Chambre des députés parce qu’on me l’a demandé, et je n’ai pas résisté parce que [...] je désirais vivement connaître de près la vie politique. [...] Il est impossible de comprendre la vie nationale sans être passé par là. »
Sa vie sentimentale est longtemps restée entourée de mystère. Grâce notamment à l’étude de sa correspondance, on en sait aujourd’hui un peu plus. Il ne s’est jamais marié. Dans une déclaration souvent citée, le médecin et essayiste Gregorio Marañón, qui l’a connu dans sa jeunesse, attribue cela à l’influence de sa mère sur sa vie affective. Dans son étude consacrée à l’écrivain suisse Amiel, Marañon décrit Galdós comme un homme « extrêmement viril et coureur de jupons, mais timide avec les femmes ». Le souvenir de sa mère et son lien affectif avec ses sœurs l’ont-ils dissuadé de se marier ? Lui-même affirme n’en avoir jamais éprouvé le besoin, mais on peut imaginer d’autres explications : une déception amoureuse, le fait, suggère Yolanda Arencibia, qu’il n’ait jamais rencontré la personne adéquate, l’incompatibilité, à ses yeux, entre la vie conjugale et le travail d’écrivain.
Les femmes ne furent pas pour autant absentes de sa vie, il y en eut même beaucoup. À côté de multiples aventures, on lui connaît plusieurs grandes passions. Une des femmes importantes dans son existence fut Lorenza Cobián, qui posait comme modèle et dont il s’employa à parfaire l’éducation. Il eut avec elle une fille qu’il reconnut mais ne vit régulièrement qu’à la fin de sa vie. Il y eut aussi la romancière Emilia Pardo Bazán, avec qui la relation était largement fondée sur une admiration littéraire réciproque et se transforma progressivement en amitié ; l’actrice Concha Morell et, enfin, la dernière grande passion de sa vie, l’institutrice Teodosia Gandarias : après avoir été « l’image idéalisée de l’amour suprême », écrit Yolanda Arencibia, elle fut « une lueur d’espoir pour l’écrivain aveugle et désabusé qui voyait ses forces diminuer de jour en jour ».
Ses multiples liaisons lui coûtèrent beaucoup. Ainsi que le résume brutalement Pedro Ortiz-Armengol, « il gagna beaucoup d’argent et dépensa tout avec les femmes ». À plusieurs d’entre elles (pas Emilia Pardo Bazán, qui n’en avait pas besoin) il acheta un appartement. Mais les femmes de sa vie furent pour lui une puissante source d’inspiration. On en retrouve les traits dans les personnages féminins de ses romans, des femmes fortes, attachantes et inoubliables. « Sans les femmes, il n’y a pas d’art, disait-il. Elles sont l’enchantement de la vie, le moteur des ambitions grandes et petites ; elles sont l’origine et la source d’où émanent toutes les vertus. » Son progressisme le poussait à défendre leurs droits, notamment en matière d’instruction.
Tous ceux qui l’ont connu le décrivent comme un homme timide et taciturne, capable de se montrer brillant lorsqu’il prenait la parole mais peu porté à s’exprimer en public, préférant écouter que parler. S’il lui est arrivé de fréquenter les tertulias, les cercles d’écrivains et d’intellectuels, il n’en était pas un participant assidu. C’était un homme affable et affectueux qui adorait les enfants, aimait la nature et les animaux, plus particulièrement les chiens, et détestait la corrida. Frugal dans ses habitudes alimentaires, il ne buvait guère de vin et d’alcool mais était un grand fumeur. Ses intérêts et ses talents artistiques ne se limitaient pas à la littérature. Mélomane averti, il jouait passablement du piano et de l’harmonium. Dessinateur doué, il peignait volontiers, notamment des marines.
Dans l’ensemble, sa vie était centrée sur son travail et il était un homme d’habitudes. Dans les différents appartements qu’il occupa à Madrid et dans la propriété qu’il possédait à Santander, sur la côte nord, il se levait tôt, écrivait toute la matinée, produisant en moyenne dix pages par jour. Lorsqu’il était à Madrid, il passait ses après-midis à arpenter les rues, et à se perdre dans les différents quartiers. À Paris, Londres et Rome, il visita avec passion les grands musées. De France, d’Angleterre, d’Italie, du Portugal, d’Allemagne, des Pays-Bas, de Suisse, du Danemark il ramena des observations utiles et des impressions de voyage.
On l’a souvent présenté comme quelqu’un de modeste, ce qu’il n’était que jusqu’à un certain point. Parfaitement conscient de son génie, il ne doutait pas de sa supériorité comme romancier. Mais il n’était pas avide de reconnaissance et ne commença à quêter les marques de celle-ci qu’à la fin de sa vie, lorsque le grand âge, une santé déclinante et l’état précaire de ses finances l’eurent rendu moins sûr de lui et enclin à rechercher des satisfactions d’amour-propre.
Ses dernières années furent pénibles, marquées par les avanies de la vieillesse et les affres de la maladie. Sa vision se détériora progressivement et il dut être opéré de la cataracte à l’œil gauche, puis au droit. En vain, puisqu’au bout d’un certain temps il perdit complètement la vue et se trouva réduit à dicter ses livres et son courrier. Souffrant de divers maux physiques, il ne se déplaça bientôt plus qu’avec peine.
Il lui devint par ailleurs difficile de soutenir le train de vie dispendieux auquel il était habitué. C’est une des raisons pour lesquelles plusieurs de ses amis menèrent campagne pour lui faire obtenir le prix Nobel de littérature. Leurs efforts furent entravés par les manœuvres des milieux catholiques. Une souscription publique en sa faveur avait été ouverte, qui ne rapporta qu’une partie de la somme attendue ; mais il bénéficia d’une aide allouée par l’État. Ces diverses vicissitudes et son impression que ses forces créatives s’épuisaient altérèrent son caractère, qui s’aigrit, et son humeur, qui s’assombrit. Un an avant sa mort, il eut toutefois la joie d’assister à l’inauguration d’une statue à son effigie dans le parc du Retiro, à Madrid.
Lors de son décès, en 1920, la ferveur populaire fut intense. Trente mille personnes assistèrent à ses obsèques. Les hommages officiels furent nombreux, comme ceux du milieu littéraire. Galdós était admiré par ses pairs. Certains des membres de la génération de 1898 – le philosophe Miguel de Unamuno, l’essayiste Azorín, les écrivains Ramón María del Valle-Inclán et Pío Baroja émirent parfois des jugements sévères à son sujet. Mais leurs désaccords étaient de nature artistique et n’impliquaient aucune mise en cause de son talent. Le poète Antonio Machado plaçait son œuvre très haut, tout comme les membres de la « génération de 1914 » José Ortega y Gasset, Gregorio Marañón et Ramón Pérez de Ayala.
Sous le régime franquiste, Galdós, jugé trop républicain, fut peu mis en valeur dans l’enseignement et la vie publique. Certaines de ses œuvres se heurtèrent à la censure en raison de leur caractère prétendument immoral et anticlérical. Depuis les années 1980, l’Espagne, qui ne l’avait en vérité jamais complètement oublié, le redécouvre et salue en lui l’observateur sagace et irremplaçable la société espagnole du XIXe siècle. « [Il] a recréé avec sa plume un siècle et un pays », disait le romancier et poète canarien Juan Pedro Castañeda.
Peu traduit, Galdós est essentiellement connu à l’étranger grâce aux films de Luis Buñuel Nazarín, Viridiana et Tristana, adaptations de trois de ses romans de la dernière période. En Espagne, il est aujourd’hui révéré comme un créateur puissant, le témoin privilégié d’une époque et l’auteur d’une fresque historique passionnante. Comme le fait remarquer Javier Cercas, « les débats à son sujet prouvent que Galdós est toujours vivant. Et c’est ce qui peut arriver de mieux à un auteur classique ».
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
Dans L’Homme dépaysé (Seuil, 1996), le sémiologue et historien des idées d’origine bulgare Tzvetan Todorov raconte un cauchemar récurrent qui a longtemps empoisonné ses nuits parisiennes. Il se retrouve à Sofia, sa ville natale, après des années d’absence. Après les retrouvailles avec les anciens amis et la famille arrive le moment du retour. Sauf que, ce jour-là, rien ne se passe comme prévu : un billet oublié, un embouteillage, un mouvement de foule, un ami qui se perd sur le chemin de la gare… Et le voilà piégé dans la ville qui était autrefois la sienne, dans l’impossibilité de repartir. « L’angoisse, même en rêve, était telle que je me réveillais le cœur battant », écrit-il. Par la suite, il apprendra que ce cauchemar hante les nuits de nombreux autres émigrés à travers le monde.
Le dernier récit graphique de l’Iranien Mana Neyestani est empreint de cette ambiance-là, à la fois onirique, lourde et oppressante. L’histoire commence à l’aube, dans un appartement parisien, avant un voyage a priori banal mais qui devient rapidement impossible. Alors qu’il doit s’envoler pour présenter son dernier ouvrage outre-Atlantique, le protagoniste, qui n’est autre que l’auteur lui-même, se retrouve bloqué pendant trois heures – c’est le titre de l’album – devant le comptoir d’embarquement d’un aéroport parisien. « Il y a un problème avec votre passeport », lui explique laconiquement l’hôtesse. Quel problème ? « Le système ne le reconnaît pas », se borne à dire la responsable appelée pour résoudre l’affaire (qu’elle se contentera de faire durer), et ce n’est qu’à la fin du récit qu’on apprendra que tout vient de l’incompétence des employés de la compagnie aérienne.
Car Mana Neyestani est porteur d’un document un peu particulier, un « titre de voyage », autrefois appelé « passeport Nansen », délivré par les États aux personnes « craignant avec raison d’être persécutées du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs opinions politiques», selon la convention de Genève de 1951, qui encadre ce statut. Ce « titre de voyage » est valable pour tous les pays, sauf pour celui dont provient son détenteur.
Mis à l’écart des autres passagers, planté devant une porte « réservée au personnel », le protagoniste de Trois heures se voit ainsi rattrapé par les angoisses et les aléas de son destin de réfugié. Il se repasse le film de sa longue fuite d’Iran pour rejoindre la France via la Chine et la Malaisie, puis le long marathon pour l’obtention de ce document qu’il croyait être un sésame pour la liberté et de son visa canadien… Un film ponctué par des flash-back de sa vie passée en Iran dans lequel sont convoqués toutes sortes de personnages, de son maître d’école à son père (qui est un célèbre poète iranien) en passant par les sbires du régime.
Englué dans cette situation kafkaïenne, l’auteur s’essaie à l’autodérision mais ne s’épargne rien : pourquoi est-il si conciliant et timide, si pétri de peurs et d’angoisses, si peu courageux finalement ? La scène où son père, mort alors qu’il n’avait que 8 ans, lui arrache le masque du personnage qu’il s’est créé pour cette bande dessinée pour que surgisse enfin son vrai visage est porteuse d’une tension dramatique rare pour un roman graphique : « Tu accuses le monde entier pour éviter de réfléchir à ton propre rôle dans cette histoire. Tu te dessines comme une sorte de Tintin innocent pour avoir l’air d’une victime sur qui on a envie de s’apitoyer », lui dit-il. On ne quitte jamais vraiment une dictature.
— Books
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« Dix livres publiés en dix ans ont fait de Sergio del Molino le maître d’un genre bien à lui, qui conjugue chronique autobiographique et enquête journalistique fouillée », note le quotidien El País. Cette alchimie particulière explique en partie le succès de La España vacía (« L’Espagne vide »), l’essai que l’auteur a consacré en 2016 au dépeuplement de l’Espagne intérieure.
Dans La piel, del Molino ne s’intéresse plus à la géographie d’un pays, mais à celle, plus intime, de l’épiderme : l’écrivain souffre de psoriasis, une maladie inflammatoire qui se caractérise par l’apparition de plaques sur la peau. Fidèle à sa méthode, il mêle le récit de sa propre expérience à une recherche sur des personnages célèbres affligés du même mal – Vladimir Nabokov, Pablo Escobar, Staline... Comme toute maladie chronique, le psoriasis façonne la personnalité de celui qui en souffre, estime del Molino. La pulsion meurtrière de Staline découlerait ainsi du dégoût que lui inspirait son corps. Chez l'auteur, la maladie a suscité un goût prononcé de la solitude.Mais il ne cède « ni à la complaisance, ni à l’exhibition de la souffrance », observe le quotidien catalan El Periódico.
À la fin du mois de mars, alors que le monde entier ou presque achève de se confiner, l’ombre du couteau de la guillotine s’étend subitement sur les réseaux sociaux. Le hashtag #guillotine2020 apparaît soudainement en tête des mentions sur Twitter aux États-Unis, puis en Europe. En cause, la mise en ligne de vidéos de stars donnant fort peu opportunément, depuis leur luxueuse base de repli, des conseils de « vie confinée » à des internautes plus qu’exaspérés par la situation. Si ce hashtag a rencontré un aussi vif succès, c’est que, depuis quelques mois, la guillotine est devenue un accessoire familier pour bon nombre de citoyens mécontents sur les deux rives de l’Atlantique.
Les usages politiques « antisystème » de la guillotine ne sont pourtant pas une nouveauté. La machine à décapiter, inventée en France en 1792, est régulièrement utilisée dans les manifestations anticapitalistes depuis au moins les années 1990. En 2011, un groupe d’activistes anti-G20 avait même été arrêté à Londres en marge des cérémonies de mariage du prince William et de Kate Middleton, alors qu’il préparait la décapitation publique d’un mannequin représentant le prince Andrew au moyen d’une guillotine de théâtre.
Ces dernières années, les manifestations anti-Trump ont indéniablement joué un rôle moteur dans la mise en avant de ce symbole de justice populaire dans l’espace public américain. Quelques jours après l’élection présidentielle américaine de novembre 2016, un poster téléchargeable figurant un portrait en buste de Donald Trump encadré par une guillotine, avec l’inscription «Make the Guillotine red again», fait son apparition sur le site anarchiste It’s Going Down. Tournant en dérision le célèbre «Make America great again» du candidat républicain, ce slogan devient un incontournable des manifestations organisées par la mouvance antifa aux États-Unis en 2017.
D’innombrables produits dérivés sont mis en vente : tee-shirts, badges, autocollants et même de la bière. Donald Trump n’est pas le seul visé. Les têtes de grands patrons, comme Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, sont aussi menacées du sinistre couperet. La guillotine devient dès lors l’accessoire privilégié des manifestants issus de la gauche radicale aux États-Unis et au Canada. En juillet 2018, à Portland, dans l’Oregon, un mannequin représentant Donald Trump est guillotiné par des manifestants anarchistes hostiles à la construction du mur frontalier avec le Mexique. En février 2019, un groupe de militants de la même mouvance se rassemble sous les fenêtres du bureau du gouverneur de Virginie, Ralph Northam, suspecté d’avoir fait un blackface dans sa jeunesse, aux cris de : « Nous avons la guillotine, tu ferais mieux de t’enfuir ! » Le 1er mai de la même année, une guillotine tachée de sang est dressée devant l’Assemblée législative de l’Ontario, à Toronto : elle vise le Premier ministre de la province, Doug Ford, dont les prises de position contre la taxe carbone avaient suscité l’indignation.
Mais c’est en France que la floraison de guillotines a été la plus spectaculaire ces dernières années. Il s’agit d’un foyer autochtone, qui n’a pas de rapport direct avec les mouvements de protestations nord-américains. La machine à décapiter y fait partie de la culture historique commune, dans un pays qui reste marqué par le traumatisme de la décapitation du roi Louis XVI le 21 janvier 1793, événement qui fait l’objet, chaque année, de passions mémorielles renouvelées. En décembre 2018, des guillotines factices apparaissent sur les ronds-points tenus par les Gilets jaunes. En montant des échafauds et en procédant même parfois à des simulacres d’exécution, ces hommes et ces femmes entendent témoigner de leur détermination et de leur exaspération face à ce qu’ils considèrent être une absence de dialogue et de considération de la part de l’exécutif.
La plupart de ces guillotines factices sont enlevées ou détruites dans le courant du mois de janvier 2019. Ce surgissement rapide et simultané crée l’incompréhension et la colère des élus de la majorité présidentielle, qui y voient la marque d’un « populisme » violent, primitif et irrationnel. L’ampleur du phénomène aurait pourtant dû les interroger. Comme le remarque très justement l’historienne Nathalie Alzas, « cette résurgence symbolique de la guillotine serait bien la marque d’une France en miettes, où les instances de représentation et de dialogue s’effacent, de plus en plus, devant des relations fondées sur la seule violence ».
La semaine du 20 janvier 2020 voit, de part et d’autre de l’Atlantique, l’apparition simultanée de plusieurs guillotines, sans rapport entre elles mais symptomatiques d’une aggravation des tensions sociales et politiques. En France, le 21 janvier, jour anniversaire de la décapitation de Louis XVI, survient dans un contexte de ralentissement de la mobilisation contre le projet de réforme des retraites. À Caen, le 18 janvier au soir, des manifestants scandent : « Louis XVI, Louis XVI, on l’a décapité, Macron, Macron, on peut recommencer ! » Figure médiatique de La France insoumise, l’avocate Raquel Garrido retweete la vidéo du cortège, avec pour seul commentaire : « En prévision de la grève du 21 janvier. » Émotion dans les rangs de La République en marche, qui s’empresse de dénoncer un quasi-appel au meurtre. Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière évoquent de leur côté une tradition révolutionnaire chère à leur parti, tout en condamnant les appels à la violence. Lors des manifestations des 23 et 24 janvier, la guillotine est omniprésente, sur les pancartes, sur les banderoles, sur les murs ou sur le pavé. Une collecte pour son rétablissement est organisée sur la place de la Concorde, tandis que, dans les slogans, on promet à Emmanuel Macron le même sort que celui de Louis XVI. Le soir, des manifestants défilent aux flambeaux en brandissant des têtes en carton du président plantées sur des piques. Le 27 janvier, invité de l’émission « C à vous » sur France 5, l’ancien garde des Sceaux Robert Badinter, qui a dénoncé l’horreur des exécutions à la guillotine lors de son long combat contre la peine de mort, fait part publiquement de son émotion et de son indignation.
Au même moment, à quelque 7 000 kilomètres de là, des manifestants défilent à Porto Rico pour dénoncer l’impunité des membres du gouvernement impliqués dans le scandale de la dilapidation d’une partie des fonds collectés pour venir en aide aux victimes de l’ouragan Maria. Le 22 janvier, les manifestants promènent une guillotine à travers les rues de la capitale et la déposent symboliquement devant la résidence de la gouverneure, Wanda Vázquez. La classe politique portoricaine se voit ainsi menacée d’un acte de justice populaire si des poursuites ne sont pas engagées contre les responsables de ces déprédations.
La même semaine, une guillotine apparaît aux États-Unis. Cette fois, elle n’est pas brandie par des militants antifa, mais par des militants proarmes, soutiens de Donald Trump. Ceux-ci se rassemblent bruyamment à Richmond le 20 janvier pour dénoncer l’intention du congrès de Virginie, à majorité démocrate, d’instaurer un contrôle sur la vente des armes à feu. Les manifestants s’en prennent également au gouverneur démocrate de Virginie, Ralph Northam – le même qui avait été menacé de la guillotine l’année précédente –, accusé de se comporter en « tyran ». Le souvenir de la Révolution américaine et de l’indépendance gagnée au bout du fusil est abondamment mobilisé. La principale nouveauté apportée à ce registre traditionnel de « l’esprit de 1776 » est l’installation, au milieu de la rue, d’une guillotine, portant l’inscription : « La peine pour trahison est la mort. »
Dans la culture américaine, la guillotine est avant tout le symbole de la Révolution française, la « mauvaise révolution », qui étouffa les idéaux de liberté et d’égalité dans des fleuves de sang avant de laisser le champ libre à la dictature de Bonaparte. Rien à voir avec la « bonne révolution », la révolution américaine, qui conduisit à l’indépendance du pays, instaura la « vraie » liberté et donna naissance à l’une des démocraties les plus solides du monde, du moins en apparence. L’exigence de justice populaire face aux déficiences institutionnelles prenait la forme du lynchage, pratiqué jusque dans l’entre-deux-guerres par la pendaison. Les manifestants de janvier ne voulaient évidemment tuer personne, mais plutôt intimider leurs adversaires politiques. Avec eux, la guillotine fait son entrée dans l’arsenal des contestataires conservateurs, hostiles à une élite jugée corrompue et éloignée des préoccupations des gens du « commun ».
Quelques mois plus tard, la pandémie de Covid-19 donne lieu à de nouvelles démonstrations de force de partisans des libertés, hostiles cette fois aux mesures de confinement que les États cherchent à leur imposer. Le 24 avril, des miliciens armés se rassemblent à Madison et dressent une guillotine devant le capitole de l’État du Wisconsin, pourtant à majorité républicaine. Ces manifestants entendent dénoncer les entraves apportées à la liberté de circulation, considérées comme une trahison des idéaux démocratiques américains, trahison qui mériterait un châtiment exemplaire si la situation venait à perdurer.
Mais c’est sur Internet que la guillotine a connu son plus grand succès pendant la pandémie. En mars, alors que les États-Unis s’acheminent, à la suite de l’Europe, vers le confinement, des stars du cinéma et de la chanson commencent à poster des vidéos sur les réseaux sociaux, prodiguant des conseils sur la meilleure façon de vivre cette situation. L’écart entre leurs conditions de vie et celles de la majorité de la population saute alors aux yeux. Pharrell Williams, Jennifer Lopez, Madonna et bien d’autres se voient reprocher leur complet décalage avec la réalité. C’est alors que le hashtag #Guillotine2020 rencontre un succès foudroyant sur la Toile. Il ne s’agit pas tant de demander l’exécution en place publique desdites célébrités que de leur imposer silence, à défaut de décence, et d’exiger davantage de justice sociale. Le mouvement gagne la France, visant les interventions médiatiques malheureuses d’acteurs tels Thierry Lhermitte, Juliette Binoche ou Marion Cotillard, à qui l’on rappelle leur engagement publicitaire de jadis en faveur de banques ou de marques de luxe.
Au Japon, pays touché par une très forte récession, c’est au tour du Premier ministre Shinzo Abe d’être comparé à Louis XVI par la commentatrice Hiroko Ogiwara dans le tabloïd Nikkan Sports. Il est reproché au chef du gouvernement de s’être laissé filmer, lors de son allocution appelant les Japonais à rester confinés, dans un cadre trop décalé au regard de la situation : confortablement assis dans un canapé, il parle à ses compatriotes en caressant un petit chien et en savourant une tasse de café. Le compte Twitter satirique Kinokuniyanet publie des photomontages de Shinzo Abe en Louis XVI, tandis que son épouse est figurée en Marie-Antoinette. Le 22 mai, à la Diète, le député communiste Torū Miyamoto interpelle le Premier ministre et le compare à Louis XIV, l’accusant de vouloir incarner l’État à lui seul. Lapsus lié aux analogies des semaines précédentes ? Shinzo Abe lui répond qu’il n’entend pas gouverner comme Louis XVI.
Les opposants au gouvernement Abe ne mobilisent pas pour le moment le symbole de la guillotine, en général associée à Louis XVI. Cette dernière fait partie intégrante de l’imaginaire historique nippon – une série manga à succès, Innocent rouge, dont le dernier volume vient justement de sortir, lui est même entièrement consacrée –, mais elle reste un sujet politique sensible. Dans les années 1920, un groupe anarchiste d’Osaka qui se faisait appeler La Société de la guillotine (Giroshin-sha) avait défrayé la chronique en multipliant les attentats contre des représentants de l’ordre établi. La guillotine est ensuite devenue l’un des principaux emblèmes de la contestation artistique dans les années 1960, comme le rappelle l’historien William Marotti dans sa thèse Money, Trains, and Guillotines1. Entraînée dans le discrédit des dérives terroristes des années 1970, elle reste aujourd’hui associée à l’extrémisme politique, mais rien n’interdit son éventuelle réapparition dans le débat public si la situation politique se tend davantage. Pour l’instant, seule la jeune star Shiopan s’est amusée, déguisée en soubrette, à présenter une guillotine à destination de « la bourgeoisie » sur son compte Twitter.
L’affaire George Floyd a donné lieu à quelques réapparitions de la guillotine dans l’espace public américain. On en a dressé une le 31 mai à Ferguson, dans le Missouri, tandis que des activistes de la gauche radicale réactualisent le «Make Guillotine red again», avec des slogans tels que «Guillotines are coming» ou «Bring out the Guillotines». En revanche, si l’arrachage – peut-être accidentel – de la main de la statue de Louis XVI à Louisville le 28 mai a enflammé l’imagination de quelques historiens en France et aux États-Unis, l’événement n’a été accompagné d’aucune revendication politique en rapport avec la guillotine ou le souvenir de la Révolution française.
Cette effervescence « guillotinesque » constituerait-elle le signe annonciateur d’une grande révolution mondiale sur le modèle de la Révolution française ? Force est de constater que nous sommes loin du compte. Cette mobilisation mémorielle reste très ponctuelle et ne correspond pas à un mouvement de fond. Les révolutionnaires français de 1793 ne font pas rêver les foules : ils incarnent davantage une nécessité historique – le renversement d’un pouvoir jugé tyrannique – qu’un idéal politique. Même au sein de la gauche radicale, la guillotine ne fait pas l’unanimité. Un article anonyme posté en avril 2019 sur le site libertaire CrimethInc. invitait les militants anarchistes à rejeter la guillotine comme emblème de lutte, en rappelant qu’il s’agissait à l’origine d’un outil d’oppression et de terreur étatique, qui avait été brûlé par la Commune de Paris en 1871.
En dehors de quelques esprits échauffés, aucun parti constitué n’envisage sérieusement le retour de la guillotine. En février dernier, Bre Kidman, candidate aux primaires démocrates pour les élections sénatoriales dans le Maine, a justement fait de la guillotine l’image de marque de sa campagne : « Nous n’allons pas construire une guillotine et commencer à décapiter les gens […]. C’est un symbole du travail qui nous reste à faire pour surmonter les défauts de notre système » affirmait-elle alors au Portland Press Herald.
Sans bord politique fixe, la guillotine est devenue l’emblème des citoyens en colère contre leur gouvernement. Ils mobilisent un objet historique facilement identifiable dans l’imaginaire collectif pour dénoncer les injustices dont ils s’estiment être les victimes. Il ne s’agit pas tant d’exiger l’instauration d’un tribunal révolutionnaire que d’exprimer une profonde exaspération par l’usage assumé d’un objet repoussoir.
Et, de fait, la guillotine continue de faire très peur et peut jouer très efficacement son rôle d’épouvantail. Pour avoir brandi une pancarte en forme de guillotine lors d’une manifestation anticorruption à Tel-Aviv en décembre 2017, le militant Amit Brin a été accusé par le Likoud d’avoir voulu inciter la foule au meurtre du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. Le président de l’État hébreu en personne, Reuven Rivlin, et la cheffe de l’opposition, Tzipi Livni, ont pris la parole pour condamner ce geste inacceptable. Amit Brin a dû publiquement attester ses profondes convictions pacifistes, affirmant avoir voulu simplement formuler un « rappel historique » en évoquant le sort réservé à Louis XVI et à Marie-Antoinette.
De Paris à Richmond en passant par Porto Rico et Tel-Aviv, ces guillotines de carnaval que l’on dresse dans les rues ou ces images animées de couperet en train de tomber que l’on poste sur les réseaux sociaux manifestent un sentiment d’extrême défiance à l’égard d’un pouvoir politique et médiatique jugé aveugle aux réalités du terrain. Il s’agit tout autant de « choquer le bourgeois » que de prendre acte de la rupture du contrat social garantissant la non-violence du champ politique. Un symptôme parmi d’autres de la crise que traversent aujourd’hui les démocraties libérales, incapables, pour le moment, de rassembler un corps civique en pleine fragmentation. Ces guillotines ne réclament pas du sang, mais davantage de justice.
— Paul Chopelin est maître de conférences en histoire moderne à l’Université Lyon-III Jean-Moulin. C’est un spécialiste de la Révolution française.
— Cet article est paru dans Le Grand Continent le 11 juin 2020. Cette revue en ligne, dont Books est partenaire, est publiée par le Groupe d’études géopolitiques de l’École normale supérieure. Elle traite de l’actualité dans une perspective européenne.
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Grâce aux rois ptolémaïques, Alexandrie devint le principal centre d’érudition du monde antique, confisquant à Athènes la palme de la domination culturelle grecque et projetant une nouvelle conception d’une érudition financée par l’État, qui fut admirée et imitée d’un bout à l’autre de la Méditerranée. Alors que les intellectuels menaient « leurs batailles sans fin dans le poulailler des Muses » et que les étagères de la bibliothèque se remplissaient de rouleaux, la ville grandissait. Thermes, bordels, maisons, boutiques et sanctuaires s’élevèrent le long de ses larges rues perpendiculaires, tandis que différentes communautés – Égyptiens, Juifs, Grecs et, plus tard, Romains – s’y établissaient et travaillaient. Alexandrie fut bientôt une des plus grandes villes du monde, « le centre incontesté du commerce mondial ». Elle exportait d’immenses quantités de céréales, de papyrus et de lin qui étaient produits dans les plaines fertiles du Nil, descendaient le fleuve jusqu’à la ville avant d’être vendus dans l’ensemble du monde hellénistique. Gardiens des portes de la Méditerranée pour les marchands d’Afrique, d’Arabie et d’Orient, les Alexandrins s’attribuèrent une part confortable du lucratif commerce de l’or, des éléphants, des épices et des parfums, qui arrivaient tous dans leur ville en provenance du sud et de l’est à travers le lac Maréotis. Le grand phare de Pharos, une autre des sept merveilles du monde, dominait le port de ses 120 mètres de haut, tandis que son rayon lumineux éclairait la mer, symbole de l’éclat d’Alexandrie.
Alexandrie occupait le centre d’un vaste réseau de cités, parmi lesquelles Athènes, Pergame, Rhodes, Antioche et Éphèse, auxquelles s’ajoutèrent plus tard Rome et Constantinople. Livres et érudits se déplaçaient librement entre elles dans le florissant marché des idées. Des jeunes gens intelligents issus de l’ensemble du monde hellénistique étaient éduqués dans leurs villes natales avant de se mettre en quête de meilleurs maîtres, de plus grandes bibliothèques et de connaissances supérieures. Ils auront trouvé les ouvrages d’enseignement élémentaire dans les écoles ou les bibliothèques publiques locales, présentes en nombre étonnamment élevé dans le monde antique. La plupart des bourgades possédaient une collection de livres, mais seules les grandes bibliothèques urbaines abritaient une quantité importante de textes scientifiques – la plupart des copies des ouvrages dont nous suivrons la trace ici appartenaient à titre privé à des érudits spécialisés.
Contrairement à la littérature, qui comptait des centaines de poèmes, de discours et de pièces de théâtre copiés, vendus et lus à travers tout l’espace méditerranéen, la science ne représentait qu’une infime partie des écrits antiques et n’intéressait qu’une élite cultivée : on ne connaît ainsi que 144 mathématiciens durant toute l’Antiquité. Si les grandes bibliothèques occupent une large place dans les livres d’histoire, ce sont les petites collections privées, dont les volumes étaient soigneusement rangés derrière des portes closes, qui jouèrent un rôle essentiel dans la transmission de la science. Aucun savant intéressé par les mathématiques, la médecine ou l’astronomie n’aurait pu étudier sans posséder quelques ouvrages personnels et n’aurait pu, sans eux, dispenser son enseignement aux disciples qui se rassemblaient autour de lui. En raison de leur caractère privé, ces collections ont laissé très peu de témoignages historiques, mais nous sommes en droit de supposer qu’elles se seront agrandies tout au long de la carrière d’un érudit. Les lettrés auront emprunté des textes à leurs maîtres et à leurs collègues et en auront réalisé des copies pour eux-mêmes, ou en auront chargé leurs esclaves ou leurs disciples.
La collaboration était vitale – les savants devaient absolument s’associer pour partager leurs ressources et ils avaient tendance à le faire dans les grandes villes, où existaient déjà une tradition d’érudition et une bibliothèque –, car la solitude se prêtait très mal aux progrès scientifiques. Voilà pourquoi des lieux tels qu’Alexandrie jouèrent un rôle aussi constitutif dans l’histoire de la science. Tous ceux qui s’intéressaient aux connaissances académiques savaient que s’ils voulaient progresser, mettre la main sur des textes et avoir la possibilité de travailler avec d’autres érudits, ils devraient se rendre dans l’un ou l’autre de ces centres. Leurs professeurs avaient de bonnes chances de les diriger vers Athènes ou Alexandrie, où ils avaient probablement eux-mêmes étudié dans leur jeunesse. En un temps où il était extrêmement difficile d’accéder au savoir et aux idées, les réseaux d’hommes unis par des intérêts communs soutenaient la recherche intellectuelle, quoiqu’ils fussent très limités. Archimède, le scientifique le plus brillant du monde antique, vivait à Syracuse, en Sicile, un coin plutôt reculé s’agissant d’érudition. À la mort de son collaborateur Conon, Archimède en fut réduit à chercher désespérément quelqu’un qui eût « une intelligence peu commune des mathématiques » pour le remplacer. Dans le préambule à son traité intitulé Des spirales, il se plaignait aussi que, « bien que de nombreuses années se soient écoulées depuis la mort de Conon, [il] constat[ait] qu’aucun géomètre ne s’[était] attaqué à un de ces problèmes ». Ces doléances montrent combien les hommes qui étudiaient la science à ce niveau étaient rares. Ceux qui s’y employaient devaient coopérer et partager leurs compétences et leurs ressources, au premier rang desquelles leurs livres.
[…]
Dans les premières décennies postérieures à la fondation de la ville [d’Alexandrie], Ptolémée Ier rechercha activement des érudits disposés à l’aider à transformer sa cité en un lieu de savoir qui pût rivaliser avec Antioche, Athènes et Rhodes. Les témoignages sont rares, mais il semblerait qu’Euclide ait fait partie de ces savants et soit arrivé aux environs de l’an 300 av. J.-C. en provenance d’Athènes où, quelques dizaines d’années auparavant seulement, Platon avait enseigné les mathématiques et la philosophie à l’Académie, sous une inscription portant ce message : « Que nul n’entre ici s’il ignore la géométrie. » Euclide aura certainement apporté des livres, qui auront été copiés et seront venus s’ajouter aux fonds de la bibliothèque d’Alexandrie. S’étant installé dans sa nouvelle patrie et ayant obtenu l’appui de Ptolémée Ier, Euclide se mit au travail avec d’autres lettrés de la même envergure que lui, sans doute dans les locaux mêmes de la bibliothèque. Les fragments d’information dont nous disposons sur sa personnalité, véridiques ou non, le présentent comme un homme consciencieux, travailleur, « bien disposé envers tous ceux qui étaient capables de faire progresser tant soit peu les mathématiques […], tout en étant un érudit rigoureux sans une once de vanité ». L’immense masse de travail et d’organisation qui a dû présider à la composition des Éléments – sans parler de ses autres ouvrages – tend à étayer cette image. Homme studieux, sérieux, passionné de mathématiques, Euclide resta à Alexandrie, et l’école de mathématiques qui se constitua autour de lui se perpétua pendant des siècles. Son voyage vers le sud, par-delà la mer, loin d’Athènes, sortit l’étude des mathématiques de l’ombre de la philosophie, lui permettant de s’affirmer comme une discipline à part entière.
Euclide ne fut sans doute pas le mathématicien le plus original ni le plus brillant de l’Antiquité – une distinction universellement accordée à Archimède –, mais il n’en a pas moins rédigé dans ce domaine le plus grand manuel de tous les temps. Dans les Éléments, il a offert au monde une explication magistrale des principes universels des mathématiques, présentés de façon si ordonnée et si limpide que cet écrit servait toujours de manuel deux mille trois cents ans plus tard 1 et que, selon un spécialiste, il a « exercé sur l’esprit humain une influence comme n’en a eu aucun autre ouvrage, à part la Bible ». Les Éléments offrent un aperçu systématique des connaissances mathématiques dont on disposait au début du IIIe siècle av. J.-C. ; Euclide se situe ainsi à un point crucial de l’histoire de cette discipline, au terme d’une tradition antique remontant au moins deux mille ans dans le passé, à l’aube d’une époque dont nous sommes les héritiers. Les Éléments ont inauguré une ère nouvelle dans le domaine des mathématiques, en uniformisant leurs idées fondamentales et en les élevant, de la simple solution de problèmes spécifiques et localisés à une série de principes susceptibles d’être appliqués universellement et prouvés universellement – un champ d’étude que l’on pouvait pratiquer et apprécier pour lui-même.
Pour arriver à ce résultat, Euclide dut avoir accès à un grand nombre de textes mathématiques : ceux qu’il possédait personnellement, complétés par d’autres, déjà présents dans les collections d’Alexandrie. Si l’on songe au volume de documents qu’il traita, on peut supposer qu’il bénéficia de l’assistance d’un groupe d’érudits qui travaillait sous sa direction. Après avoir méthodiquement évalué la masse d’informations dont il disposait, Euclide entreprit d’exposer les bases absolues, commençant par des définitions des fondamentaux telles que « le point est ce dont la partie est nulle » ou « une ligne est une longueur sans largeur ». Il présenta ensuite chaque sujet logiquement, un par un, organisant l’ensemble avec cohérence et faisant en sorte que chaque section découle naturellement de la précédente.
Les Éléments sont divisés en treize livres. Le premier se concentre sur le théorème de Pythagore, le livre II propose une introduction à l’algèbre géométrique, les livres 3 et 4 traitent des cercles, le 5, le plus admiré, étudie la proportion, tandis que le 6 se consacre aux figures géométriques. Les livres 7, 8 et 9 s’intéressent aux nombres, le 10 aux racines carrées, et les 11 à 13 expliquent les formes géométriques solides. Euclide ne fut pas le premier à essayer de systématiser les connaissances géométriques, mais sa version était si brillante, d’une clarté tellement supérieure à tout ce qui l’avait précédée qu’elle s’imposa rapidement comme le texte de référence sur les mathématiques. Le revers de la médaille fut que les scribes et les érudits ne prirent plus la peine de copier les ouvrages plus anciens sur lesquels il s’était appuyé. Les Éléments les éclipsèrent et les remplacèrent si intégralement qu’un seul traité mathématique antérieur a survécu. Euclide a transformé son sujet en créant des normes et des méthodes universelles pour la pratique des mathématiques, introduisant la méthode démonstrative, une idée qu’il emprunta sans doute à Aristote et qui a été employée depuis, non seulement dans cette discipline, mais dans toutes les sciences exactes. Il explique les théories par une série de définitions appelées « axiomes » (du grec « ce que nous pouvons tenir pour admis »), employant une terminologie limitée et rigoureusement définie afin que tout le monde puisse comprendre son propos ; il les démontre ensuite à l’aide de diagrammes et de preuves géométriques, utilisant des lettres de l’alphabet, une pratique scientifique qui n’a pas changé depuis plus de deux mille ans.
Nous ne savons pas comment les Éléments furent accueillis par les pairs d’Euclide, ni combien de copies en furent réalisées dans les premiers temps, mais nous pouvons supposer qu’on en produisit au moins une pour la bibliothèque d’Alexandrie, où elle put être consultée et recopiée par d’autres savants. Il est également probable que des copies furent envoyées dans d’autres grands centres intellectuels du monde antique – Athènes, Antioche et Rhodes – pour enrichir leurs collections de mathématiques. Les débuts de l’histoire de cet ouvrage fondateur sont fragmentaires ; nous ne disposons que de traces ténues de son existence dans les premiers siècles qui suivirent la mort d’Euclide. On a trouvé sur l’île Éléphantine (qui fait partie aujourd’hui de la ville moderne d’Assouan) des tessons de céramique datant du IIe siècle av. J.-C. sur lesquels sont griffonnés des figures et des travaux du livre XIII, ce qui nous apprend que quelqu’un, dans le lointain passé de l’Égypte, effectuait des calculs à partir des idées d’Euclide et, loin de se contenter de la géométrie élémentaire des premières parties des Éléments, s’intéressait au dernier livre, le plus complexe, point culminant de l’ensemble du projet. Des fragments sur papyrus des diagrammes du savant ont également été découverts dans un ancien dépôt d’ordures près d’Oxyrhynchos, en Égypte centrale, en même temps que des petits morceaux de milliers d’autres manuscrits et documents, préservés par le climat aride des sables désertiques. Les fragments d’Oxyrhynchos, écrits entre 75 et 125 de notre ère, constituent les exemples les plus anciens et les plus complets des diagrammes d’Euclide. Ces trouvailles montrent que les Éléments furent indéniablement lus et utilisés, et donc recopiés et conservés, au cours de la période qui suivit la mort du mathématicien, mais il est difficile de tirer des conclusions générales concernant leur popularité à partir d’une documentation aussi maigre.
Le Ier siècle av. J.-C. vit naître la brillante tradition de commentaires explicatifs des Éléments : l’astronome Geminos, établi à Rhodes, offrit ainsi une preuve ferme et définitive qu’un exemplaire au moins de la somme d’Euclide parvint sur cette île. Au fur et à mesure que se développaient les différentes branches de la science, les savants s’attachèrent de plus en plus à reprendre le travail des précédentes générations et rédigèrent des commentaires détaillés expliquant et clarifiant les textes d’origine, souvent sous forme de notes marginales, mais parfois aussi dans des ouvrages à part entière. Les commentaires devinrent une des formes les plus courantes d’écrits scientifiques et, promus « véhicule culturel dominant » de la fin de l’Antiquité, ils jouèrent un rôle vital dans la transmission d’idées de génération en génération. Six mathématiciens rédigèrent des commentaires essentiels sur les Éléments au cours de la période allant de 300 av. J.-C. à 600 apr. J.-C., prouvant ainsi la persistance d’un intérêt, faible mais constant, pour ce texte. Alors que, au début de la période hellénistique, l’étude des mathématiques se caractérisait par l’originalité et par la découverte, ces ouvrages postérieurs témoignent au contraire de la nature systématique des mathématiques après Euclide, une période d’assimilation et d’organisation plus que d’innovation.
Le commentaire le plus influent a eu pour auteur Théon d’Alexandrie (335-405), un autre mathématicien célèbre, père, qui plus est, de la grande philosophe et astronome Hypatie 2. Quand Théon lut les Éléments, cet ouvrage avait six cents ans et demandait à être modernisé. Il révisa et clarifia le travail d’Euclide, ajoutant des preuves nouvelles, adaptant la langue et supprimant même des passages qui ne lui semblaient pas logiques. Sa nouvelle édition connut un grand succès ; elle fut recopiée à de multiples reprises et se répandit à travers tout le monde méditerranéen. Elle devint la version de référence, la seule source maîtresse de l’ensemble des autres éditions de ce texte tout au long du Moyen Âge et au-delà, jusqu’en 1808, date d’un événement surprenant.
Un savant français appelé François Peyrard triait alors une pile de livres que Napoléon avait « obtenus » de la bibliothèque du Vatican et rapportés à Paris. Parmi eux figurait un manuscrit des Éléments qui différait des éditions de Théon. Les spécialistes remarquèrent rapidement que cet exemplaire du texte ne comprenait pas les révisions et ajouts de Théon ; il s’agissait en effet d’une version plus ancienne et donc plus pure, plus proche du texte original d’Euclide. Le manuscrit trouvé par Peyrard avait été copié à Constantinople vers l’an 850 et était resté caché pendant près de mille ans, échappant ainsi à plusieurs générations d’érudits ; il constituait un nouveau fil captivant nous reliant à Euclide lui-même. Quatre-vingts ans plus tard, Johan Ludvig Heiberg, professeur danois de philologie, s’appuya sur ce manuscrit, en même temps que sur d’autres éditions, fragments et références pour présenter une version définitive du texte. L’édition de Heiberg reste la base de l’édition moderne standard des Éléments d’Euclide.
— Ce texte est un extrait du livre Les Sept Cités du savoir. Comment les plus grands manuscrits de l’Antiquité ont voyagé jusqu’à nous, de Violet Moller, paru le 23 septembre aux éditions Payot. Il a été traduit par Odile Demange.
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Et si l’érudit Dara Shikoh, adepte du soufisme et traducteur du sanscrit, avait accédé au trône de l’Empire moghol en 1657 ? Cette année-là, les quatre fils de l’empereur Chah Djahan, à qui l’on doit notamment la construction du Tadj Mahall, se disputent âprement sa succession. Et c’est le plus jeune, Aurangzeb, réputé pour sa violence et sa conception extrêmement rigoriste de l’islam, qui l’emporte, emprisonnant puis faisant exécuter Dara Shikoh, pour devenir le dernier des Grands Moghols et l’un des monarques les plus controversés de l’Inde ancienne. Il bannit de la cour musiciens, danseurs et artistes et encourage la destruction des temples hindous, semant la discorde entre les deux communautés. Alors qu’avec Dara Shikoh tout aurait pu être différent…
Passionnés par les dynasties mogholes qui ont dominé le sous-continent pendant plus de trois siècles (1526-1857), les Indiens sont fascinés par cette hypothèse. « Aurangzeb continue de hanter les débats actuels sur les origines de la fracture entre hindous et musulmans en Inde, rappelle la critique Soni Wadhwa dans la revue en ligne Asian Review of Books. On lui oppose souvent le frère qu’il a éliminé pour accéder au trône. Dara Shikoh apparaît comme un héros possible qui aurait pu changer le cours de l’histoire. À droite, certains imaginent que, s’il avait succédé à son père, hindous et musulmans auraient continué à vivre en paix et que le Pakistan n’aurait pas été créé. »
Curieusement, au XXIe siècle, le prince déchu est érigé en modèle aussi bien par les hindous les plus radicaux – qui affirment que s’il avait régné l’islam ne serait pas devenu aussi virulent dans le pays – que par les musulmans eux-mêmes : l’université musulmane d’Aligarh, dans l’Uttar Pradesh, envisage ainsi de créer une chaire Dara-Shikoh.
L’universitaire indienne Supriya Gandhi, spécialiste des religions du sous-continent à l’université Yale, remet les pendules à l’heure dans The Emperor Who Never Was, la biographie qu’elle consacre à Dara Shikoh. Le portrait qu’elle en dresse est « complexe et nuancé », estime le site d’information indien Scroll.in. Soucieuse d’éviter les anachronismes et la tendance à « glorifier certains personnages historiques » et à en « stigmatiser d’autres », l’auteure précise dans le quotidien The Times of India : « Dara Shikoh n’était ni progressiste, ni partisan de la laïcité », tout simplement parce que « ces concepts n’existaient pas » au XVIIe siècle. Reste que, tout en se préparant à succéder à son père, « Dara a consacré sa vie à l’étude et à sa formation spirituelle », indique Supriya Gandhi dans le quotidien The Indian Express. Après avoir compilé les préceptes du soufisme, il a traduit en persan des textes sanskrits fondateurs de l’hindouisme, notamment les Upanishad, dans lesquels il voyait la clé du « secret » évoqué dans le Coran.
Le franc succès du modèle des universités américaines ne doit pas masquer les problèmes de plus en plus aigus qui s’y posent. De nombreux livres récents en témoignent ; Jonathan Zimmerman, professeur d’histoire de l’éducation à l’Université de Pennsylvanie, en analyse cinq dans The New York Review of Books. L’évolution remonte aux années 1980, sous l’administration Reagan. Le gouvernement fédéral a entrepris de remplacer les bourses par des prêts aux étudiants. Par ailleurs, les États ont commencé à rogner sur les crédits destinés à l’enseignement supérieur au profit de dépenses jugées plus urgentes, notamment pour les infrastructures routières et les prisons. Enfin, les enseignants n’ont plus été rémunérés qu’en fonction de leurs activités de recherche et ont délaissé les tâches d’encadrement des étudiants.
Résultat : une explosion du coût des études, l’asphyxie financière des étudiants (et souvent de leur famille) et le décrochage d’une part croissante d’entre eux, surtout ceux qui viennent des milieux les moins favorisés. Aujourd’hui, six Américains sur dix considèrent que le système d’enseignement supérieur s’est engagé « dans la mauvaise voie ». La réussite du système américain d’enseignement supérieur se mesure à l’aune des classements internationaux et de l’attraction qu’exercent les universités d’élite sur les meilleurs étudiants de la planète. Mais ces établissements d’élite ne représentent qu’une infime partie de l’ensemble et, comme le montrent de nombreuses études, ne jouent plus que marginalement le rôle d’ascenseur social.
En accord avec Daniel Markovits, éminent professeur de droit à Yale et auteur du « Piège méritocratique » (2019), le journaliste Paul Tough écrit dans un livre au sous-titre éloquent (« Comment l’université nous fait ou nous brise ») : « Nous semblons bien avoir reconstruit une vieille aristocratie, solidement établie, dans laquelle l’argent engendre l’argent. » Plus des deux tiers des étudiants des universités d’élite sont issus de familles situées dans le premier quintile de l’échelle des revenus. Ces établissements hypersélectifs sont au nombre de 46, écrit Zimmerman, si l’on prend comme critère le fait qu’ils acceptent moins de 20 % des candidats (douze d’entre eux en acceptent moins de 13 %).
Or les États-Unis comptent environ 3 000 établissements d’enseignement supérieur assurant les quatre années de formation de premier cycle. Dans « Le scandale du décrochage », David Kirp, de l’Université de Californie à Berkeley, montre que 40 % des étudiants quittent l’université avant d’avoir obtenu leur diplôme. Ils ont deux fois plus de risques que les diplômés de connaître le chômage et dix fois plus de ne pas pouvoir rembourser leur emprunt. La dette étudiante dépasse désormais les 1 500 milliards de dollars, soit près de cinq fois le budget de l’État français, et 22 % des étudiants qui ont contracté un prêt sont insolvables.
Parmi les étudiants d’origine modeste, seuls ceux qui parviennent à entrer dans les universités les plus sélectives en sortent sans une lourde dette : seules ces universités, qui sont très riches, sont en effet en mesure de leur accorder des bourses substantielles. Mais elles n’accueillent que 4 % des étudiants situés dans le dernier quintile de l’échelle des revenus. Dans le cinquième ouvrage, l’anthropologue Caitlin Zaloom analyse 160 entretiens qu’elle a menés auprès de ménages modestes qui se sont fortement endettés pour permettre à leur(s) enfant(s) d’intégrer un college. Beaucoup de ces jeunes reviennent habiter chez leurs parents après leurs études, faute de moyens. Les étudiants sondés estiment qu’ils mettront en moyenne six ans à rembourser leur emprunt ; en fait, il leur en faudra vingt. Cette question est l’un des principaux thèmes de la campagne de Joe Biden.
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