Du grain à remoudre

Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark », dit dans Hamlet un garde du château d’Elseneur. Un gardien du Berlaymont pourrait en dire autant de l’Europe aujourd’hui. Les Britanniques quittent le navire. La Hongrie n’est plus une démocratie et la Pologne hésite. L’attachement aux valeurs démocratiques est en baisse. La confiance dans les institutions est ébranlée. Les Italiens pourraient quitter l’euro. La croissance est poussive, le niveau de vie stagne, les inégalités progressent. La crise des réfugiés a révélé l’absence de consensus. Le sentiment prévaut que trop de décisions sont prises ailleurs par une technocratie soumise aux pressions des lobbys. Et, chez nous comme ailleurs, quantité de citoyens se laissent prendre aux miroirs déformants des réseaux sociaux, alimentés par des populistes de tout poil. Il y a une part d’illusion dans ce constat d’une défaite de l’Europe. On finit par ne plus voir ce qu’elle apporte, en termes de normes sanitaires et autres, d’aide aux régions défavorisées, d’avancement du droit, de lutte contre les positions dominantes. Mais la réalité est aussi complexe que méconnue et le sentiment prévaut d’une machine opaque, inaccessible et sans autre but que son propre entretien. Le plus préoccupant est la cacophonie qui se fait entendre quant aux mesures à prendre pour sortir du marasme. « Quitter l’UE est le vecteur du changement », entend-on outre-Manche de la part de décideurs avisés. Certains plaident pour le regroupement autour d’un noyau dur, centré autour de la France et de l’Allemagne. Mais Paris et Berlin s’opposent sur la politique économique comme sur les réfugiés. D’autres préconisent une Europe à la carte, dans laquelle les pays qui le souhaitent s’investiraient dans les domaines où ils sont d’accord. Est-ce inspirant ? L’Europe n’est plus en mesure de fournir un idéal capable de rassembler. Pour quoi faire l’Europe ? Victimes impénitentes du présentisme, nous ne le savons plus. Revenons alors aux fondamentaux. Qui se souvient du « grand dessein » d’Henri IV (ou de Sully), le projet d’une Europe confédérée, équilibrée, avec un empereur élu ? En 1930, avant la conquête du pouvoir par les nazis, Stefan Zweig écrivait : « Reconnaissons donc en premier lieu la suprématie, inscrite dans les faits du temps présent, de l’idée opposée, le nationalisme. L’idée européenne n’est pas un sentiment premier, comme le sentiment patriotique, comme celui de l’appartenance à un peuple, elle n’est pas originelle et instinctive, mais elle naît de la réflexion, elle n’est pas le produit d’une passion, mais le fruit lentement mûri d’une pensée élevée. » Après le nazisme, telle fut l’inspiration des pères fondateurs. Mais pour sceller la conscience européenne, ils ont choisi le ciment économique, et leurs successeurs ont suivi. C’était la solution la plus pragmatique. Était-ce le bon choix ? En 1957 déjà, Pierre Mendès France mettait en garde contre le risque d’une « abdication de la démocratie » en déléguant les pouvoirs « à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique ». En 2010, le philosophe Jürgen Habermas constatait l’avènement d’un « fédéralisme exécutif postdémocratique ». Les dissidents de l’Est qui ont contribué à faire tomber le soviétisme avaient, eux, gardé la flamme : « Aujourd’hui, toute la planète est peuplée par une seule civilisation technicienne », dira Václav Havel en 1999. « Or, ses racines culturelles ou idéologiques trouvent leur source en Europe. […] Je ne pense pas que l’Europe en formation puisse chercher et retrouver son essence autrement qu’en repensant sa conduite, c’est-à-dire en reprenant les rênes de cette civilisation ». Voilà le grain qu’il faudrait trouver le moyen de remoudre.

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