Les secrets de fabrication d’un film de légende
Publié en juin 2025. Par Michel André.
Comment un travail collectif de professionnels au sommet de leur talent peut produire un chef-d’œuvre : telle est peut-être la principale leçon à tirer de ce qu’on sait désormais de la façon dont Le Troisième Homme a été réalisé.

Le Troisième Homme contient quelques plans parmi les plus célèbres de l’histoire du cinéma. Plusieurs d’entre eux sont des plans d’Orson Welles. Bien qu’il n’apparaisse que dans trois scènes représentant au total une dizaine de minutes, son jeu extraordinaire et le fait que toute l’histoire tourne autour du personnage qu’il incarne font qu’il donne l’impression de dominer totalement le film. Longtemps, on a même affirmé qu’il en était le véritable auteur : un jugement injuste pour tous ceux qui contribuèrent à en faire en chef-d’œuvre, à commencer par son réalisateur, l’Anglais Carol Reed.
De nombreuses inexactitudes ont été propagées par la critique à propos de ce film, avec la complicité des intéressés : Orson Welles et Graham Greene, qui écrivit le scénario, avaient tous deux une forte propension, pour reprendre l’expression employée par un des personnages, à « mélanger les faits et la fiction », et Carol Reed lui-même s’est quelquefois laissé aller à présenter une version arrangée de certains épisodes. En raison de l’aura du film, l’histoire des conditions dans lesquelles il a été conçu et tourné n’a pas manqué d’intéresser les historiens du cinéma. En 1999, à l’occasion du 50e anniversaire de la sortie du Troisième Homme sur les écrans, Charles Drazin lui consacrait un livre très fouillé. Pour célébrer le 75e anniversaire de l’événement, John Walsh vient de publier un nouvel ouvrage à son sujet, somptueusement illustré.
L’intrigue, on s’en souvient, se déroule à Vienne immédiatement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Jonchée de ruines et en proie à la misère, la ville, où sévissent le marché noir et toutes sortes de trafics, est divisée en secteurs administrés par les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union soviétique et la France. Le centre est sous le contrôle d’une force quadripartite. Venu y retrouver son ami d’enfance Harry Lime, qui lui a fait miroiter des promesses de vie meilleure, Holly Martins, un écrivain américain sans envergure, auteur de romans populaires dans le genre western, apprend à son arrivée que son ami vient de mourir renversé dans la rue par un camion. Intrigué par la présence, lors de l’accident, d’un « troisième homme » aux côtés des deux connaissances de la victime seules mentionnées dans le rapport officiel, il suspecte quelque chose de louche et se met en quête de ce mystérieux personnage. Après être tombé amoureux de la petite amie de Lime, une réfugiée tchèque nommée Anna Schmidt, il découvre que son ami, qui est en réalité encore en vie, était à la tête d’un trafic de pénicilline et a simulé sa mort pour échapper à la police, qui le traque. Choqué par les conséquences tragiques de la mise sur le marché d’antibiotiques corrompus, qui a fait de nombreuses victimes, notamment des enfants, et désireux de s’acheter les faveurs des autorités anglaises, seules en mesure de protéger Anna, que les Soviétiques voudraient ramener en Europe communiste, Holly Martins trahit son ami et finit par le tuer au terme d’une poursuite dans le réseau des égouts de la ville.
L’action se déroule en grande partie durant la nuit, dans les rues désertes de Vienne. L’esthétique du film, tourné en noir et blanc, est très inspirée par celle de l’expressionisme allemand de l’entre-deux-guerres. La bande sonore comprend uniquement la musique à la cithare d’Anton Karas, qui accompagne et soutient le récit de ses accents allègres, ironiques, dramatiques ou mélancoliques selon les scènes.
Contrairement à Première Désillusion, fruit d’une collaboration précédente de Carol Reed et Graham Greene, Le Troisième Homme n’est pas l’adaptation d’une nouvelle de l’écrivain, mais un scénario original. Pour le rédiger, Greene a toutefois dû passer par un texte entièrement rédigé, qui fut publié par la suite. Le film s’écarte de l’histoire sur plusieurs points importants. Greene reconnaîtra qu’il est meilleur que l’histoire, « parce qu’il en représente le stade achevé ».
Impressionné par leur premier travail en commun, le producteur anglais d’origine hongroise Alexander Korda souhaitait confier à Reed et Greene un film dont l’action se déroulerait à Vienne. Après avoir livré à Korda le premier paragraphe d’une histoire qu’il n’avait jamais poursuivie au-delà de ces quelques lignes, Greene se rendit dans la capitale autrichienne pour se pénétrer de l’atmosphère qui y régnait. L’histoire, dit-il, s’est mise en place dans son esprit après une conversation avec un agent des services secrets britanniques qui lui aurait livré des informations sur le trafic de pénicilline et le rôle joué par les égouts dans les activités illicites.
En réalité, ces informations lui ont vraisemblablement été données par un certain Peter Smolka, devenu journaliste à Londres sous le nom de Peter Smollett, qui était à ce moment correspondant du Times dans la capitale autrichienne. Sa contribution à la confection du scénario fut apparemment jugée suffisamment importante pour que Korda lui fasse un contrat, dans lequel il s’engageait à ne réclamer aucun droit d’auteur. De fait, son nom n’apparaît pas au générique.
Il se trouve que Smolka/Smollett était un espion soviétique qui avait été recruté par le fameux agent double Kim Philby. Graham Greene connaissait aussi ce dernier et était son ami, sans qu’on sache à partir de quel moment exactement il comprit qu’il travaillait pour les Russes. Philby faisait partie du fameux cercle d’espions connu sous le nom des « Cinq de Cambridge », dont deux membres, Donald Maclean et Guy Burgess, furent démasqués avant lui, et deux autres, Anthony Blunt et John Cairncross, après sa fuite en URSS.
A-t-il inspiré à Graham Greene le personnage de Harry Lime ? Si oui, ce n’est que par quelques aspects de sa vie. Il était un idéaliste convaincu de la justesse de sa cause, quand Lime est présenté comme un cynique sans principes. Il y a toutefois quelques points communs : durant l’occupation nazie de Vienne, Philby, qui y fit un séjour, aida des opposants au régime à se cacher dans les égouts ; il était proche d’une activiste dont le père était d’origine hongroise (dans le scénario initial, Anna était hongroise), qu’il épousa pour lui assurer la protection de son passeport ; comme Lime, il travaillait sous couvert d’un emploi dans une organisation humanitaire et, à l’instar du personnage interprété par Welles, il exerçait un grand charme sur tous ceux qui l’approchaient.
Pour la mise en œuvre du projet, Alexander Korda s’associa avec le légendaire producteur d’Autant en emporte le vent David Selznick. En échange des droits de distribution aux États-Unis, Selznick s’engageait à contribuer au financement et à fournir quelques stars d’Hollywood. Lorsque le film sortit, une âpre bataille juridique pour le partage des droits et les mentions au générique opposa les deux producteurs. Tout au long de sa préparation, Sleznick se révéla un partenaire très difficile. Constamment sous l’emprise des amphétamines, il bombardait Korda de longs mémos auxquels l’intéressé répondait avec diplomatie. Préoccupé par l’accueil que recevrait le film aux États-Unis, il était obsédé par l’image qu’il donnerait des Américains, qu’il estimait présentés moins favorablement que les Anglais : bien que les deux principaux personnages masculins (Martins et Lime), anglais chez Greene, fussent devenus américains, le premier était faible et alcoolique et le second un truand, face aux militaires anglais incarnant la décence et la probité.
La plupart des suggestions qu’il fit étaient farfelues, Korda et Reed n’en tinrent pas compte. Sauf de certaines, dont l’une importante. Dans la première version du scénario, après la mort de Harry Lime, Holly Martins et Anna Schmidt se retrouvent. Mais Reed ne voulait pas d’une fin heureuse. Au dernier plan du film, dans le cimetière où l’on vient d’enterrer pour de bon Harry Lime, Anna passe sans un mot et sans un regard devant Holly, qui l’attend au bout d’une allée. Greene reconnut que c’était la bonne manière de terminer l’histoire et mettra cette idée au crédit de Reed. Il semble toutefois qu’elle lui ait été inspirée par une remarque de Selznick : comment imaginer qu’Anna, qui était passionnément amoureuse d’Harry Lime au point de continuer à l’aimer après avoir compris quel homme il était, pardonne à celui qui l’avait tué ?
Pour tenir le rôle de Martins, Selznick suggéra Cary Grant, mais il demandait un cachet trop élevé. C’est finalement Joseph Cotten qui obtint le rôle, aux côtés d’Alida Valli dans celui d’Anna. Pour incarner Lime, il proposa Robert Mitchum, qui s’avéra indisponible. Il ne voulait pas d’Orson Welles, dont l’étoile avait pâli depuis Citizen Kane. Carol Reed tenait à Welles et finit par avoir gain de cause. Mais il fallait mettre la main sur lui. Après l’avoir traqué de Rome à Capri en passant par Florence, Venise et Napes, Vincent Korda (frère d’Alexander) et son fils parvinrent à le coincer et à lui faire signer un contrat. Comme il avait besoin d’argent pour financer ses films, il opta pour un cachet de 100 000 dollars pour quelques jours de tournage, au lieu d’un pourcentage sur les recettes, ce qu’il regretta par la suite au vu du succès du film.
Korda et Reed durent aussi affronter la censure américaine, qui donna son accord moyennant quelques mises en garde, en conformité avec le code de production : pas d’allusions à des relations sexuelles entre Holly et Anna, tenues décentes, y compris dans un bar où se produisaient des entraîneuses, pas de meurtre délibéré ou par compassion de Lime par Martins, qui ne pouvait agir que sur ordre de Calloway. Reed tint compte de ces demandes là où leur respect était sans conséquence. On s’étonnera du silence des censeurs au sujet d’un fait que ni Charles Drazin, ni John Walsh ne mentionnent, mais qui a été relevé par certains commentateurs : à l’évidence, ainsi que le montrent de façon caricaturale leur tenue vestimentaire, leurs manières et leur comportement l’un avec l’autre, deux des complices de Lime, le « Baron » Kurtz et le Dr Winkel, forment un couple homosexuel. Les censeurs ont-ils laissé passer cela parce qu’il s’agit de deux personnages peu recommandables ?
Le film n’a pas été entièrement tourné à Vienne. Beaucoup de scènes l’ont été dans les studios de Shepperton, au sud-ouest de Londres. C’est le cas de la plupart des scènes d’intérieur, mais aussi de celle qui se déroule dans une cabine de la Grande Roue du Prater, où Martins et Lime ont leur seul échange verbal. Ainsi que Graham Greene l’a reconnu, la phrase célèbre au sujet des artistes de la Renaissance dans l’Italie des Borgia et de la Suisse, qui en cinq cent ans de démocratie n’a produit que la pendule à coucou, ne figurait pas dans le scénario et a été improvisée par Welles. Mais ce n’est pas totalement une invention : on a retrouvé les textes qui ont inspiré la formule.
C’est aussi en Angleterre qu’a été tourné le fameux plan du visage d’Orson Welles/Harry Lime, dissimulé dans l’obscurité d’une porte près de chez Anna, brutalement illuminé par un rai de lumière – sans doute la plus mémorable entrée en scène d’un acteur dans un film. Une partie de la séquence a été filmée à Vienne, dans trois endroits différents éloignés les uns des autres, mais censés être voisins dans le film. Les images du petit chat d’Anna, qui joue avec Martins puis vient se blottir aux pieds de Lime, ont nécessité l’emploi de quatre chats différents, deux à Vienne et deux en Angleterre.
Une grande partie de la séquence de poursuite dans les égouts a également été filmée en studio. Contrairement à ce qu’il a prétendu par la suite, Carol Reed n’a pas réussi à convaincre Welles de descendre dans ceux de Vienne. Comme pour les scènes de rue nocturne où l’ombre de Lime se profile sur les murs, appel a été fait, pour certains plans, à une doublure. L’image la plus frappante de cette séquence est, à nouveau, un gros plan de Welles, lorsque Lime, blessé et sur le point d’être abattu par Martins, tourne vers lui un visage où se mêlent la contrariété, la peur, la résignation, le soulagement et une sorte de tendresse.
Il est difficile de sous-estimer l’importance de la contribution apportée au film par le travail du chef opérateur Robert Krasker. Par l’usage systématique de cadrages insolites, de plans obliques, de plongées et de contre-plongées, et le jeu savant des ombres et des lumières sur les palais baroques, les pavés mouillés des rues et les amoncellements de débris et de gravats, il a composé des images d’une beauté envoûtante qui donnent de Vienne une impression fantastique. La plupart des seconds rôles (Kurtz et Winkel, un troisième complice de Lime nommé Popescu, le concierge de l’immeuble où habite Lime, la propriétaire de l’appartement où réside Anna) sont interprétés de façon parfaite par des acteurs autrichiens ou allemands. Certains personnages sont le produit de rencontres faites par Carol Reed sur le plateau ou dans les rues de Vienne. C’est le cas du petit garçon inquiétant à la face ronde qui accuse Martins d’avoir tué le concierge, et de l’étrange marchand ambulant de ballons qui accoste Calloway et le sergent qui l’accompagne lorsqu’ils sont en embuscade pour arrêter Lime. C’est également à Vienne que Reed a découvert Anton Karas, dans des circonstances dont il a donné plusieurs versions. Contre les usages du temps, qui préconisaient le recours à un orchestre symphonique, il a convaincu les studios de lui confier la musique du film, aussi inséparable de lui qu’il est impensable sans elle.
Le Troisième Homme est le fruit des efforts d’une poignée de professionnels au sommet de leur talent combinant leur savoir-faire sous le contrôle d’un réalisateur tellement peu complaisant avec lui-même qu’il n’hésita pas à sacrifier sans pitié au montage quelques-uns des plus magnifiques plans de Vienne, d’une beauté magique mais qui n’aidaient pas à faire progresser le récit. Le film contient des images inoubliables et exprime avec force un certain nombre d’idées sur l’horreur de la guerre, la cupidité humaine et ce que c’est qu’être adulte (chacun à sa manière, Holly Martins et Harry Lime sont restés des enfants). Mais il ne tombe jamais dans l’esthétisme gratuit ou le didactisme à des fins d’édification. L’émotion et les réflexions qu’il suscite sont inséparables de l’histoire qu’il raconte, dans laquelle le spectateur se laisse emporter avec ravissement.