La verve sarcastique de Billy Wilder

Son film le plus connu, Certains l’aiment chaud, porte à son paroxysme le thème qui domine son œuvre : la mascarade, le déguisement, la confusion des rôles et des identités. D’origine juive polonaise, d’abord journaliste puis scénariste à Berlin, il gagne Hollywood où il finit par réaliser lui-même ses films. Une carrière spectaculaire, irriguée par un regard critique acéré.


Billy Wilder, ici à Long Island en 1953, sur le tournage du film Sabrina. C’est l’une des deux comédies sentimentales avec Audrey Hepburn qu’il a réalisées. © Dennis Stock / Magnum Photos

Au cours d’une carrière d’un demi-siècle qui coïncide avec l’âge d’or du cinéma hollywoodien, Billy Wilder a réalisé une série de films qui sont autant de classiques des différents genres : film noir, drame psychologique, film sur le cinéma, film de critique sociale, comédie, film de procès, film de guerre. Arrivé aux États-Unis avec quelques dollars en poche après avoir été journaliste à Vienne et Berlin, où il a appris et commencé à exercer le métier de scénariste, il y est devenu en quelques années un des réalisateurs les plus renommés, qui faisait tourner les grands acteurs du moment : Marlene Dietrich, Gary Cooper, James Stewart, Humphrey Bogart, Charles Laughton et bien d’autres.  

Doté d’un grand esprit de repartie, il était connu pour ses bons mots, parfois cruels, pas toujours de bon goût, mais le plus souvent très drôles. Jusqu’au moment où il rencontra celle qui allait devenir sa deuxième femme, Audrey Young, Wilder eut une vie sentimentale frénétique, enchaînant les aventures et entretenant parfois plusieurs liaisons simultanées. Travailleur acharné, il aimait les conversations entre amis, les bons ­restaurants, la vie sociale excitante d’Hollywood, faire des cadeaux à sa fille –  issue d’un premier mariage –, conduire à toute allure, tous les jeux, plus particulièrement le bridge, et de nombreux sports. Sur les nombreuses photos de tournage qu’on a conservées, il est le plus souvent coiffé d’un chapeau ou d’une casquette, qu’il gardait sur la tête à l’intérieur des studios, et rarement sans une cigarette aux lèvres ou à la main. Amateur d’art, il amassa au cours des années de nombreuses toiles de maîtres contemporains, acquises bon marché et qu’il revendit très cher à la fin de sa vie, pour recommencer immédiatement à en acheter d’autres.  

Parce que les journalistes appréciaient sa verve caustique, Wilder eut l’occasion, au cours de sa longue existence (il est mort en 2002, à 95 ans), de donner de nombreux entretiens, dont beaucoup ont été rassemblés en volumes 1. Sa vie a été racontée dans une demi-douzaine de biographies dont la plus longue, par Ed Sikov, est aussi la meilleure 2. Dans un gros essai très fouillé s’appuyant sur une longue familiarité avec son œuvre, Joseph McBride met en évidence ce qui, derrière sa diversité apparente, fait l’unité profonde de son cinéma, ainsi que la manière dont ses films, pourtant explicitement conçus dans le seul but de divertir, reflètent sa personnalité et expriment sa vision des rapports humains.  

Billy Wilder est né de parents juifs polonais dans une petite bourgade d’une province éloignée de ce qui était alors l’Empire austro-hongrois, sous le nom de Samuel Wilder. Après un court séjour à Cracovie, sa famille s’installa à Vienne. Ses parents rêvaient de le voir embrasser la carrière d’avocat. Mais, à 18 ans, il abandonna ses études pour devenir journaliste. Un de ses biographes, Maurice Zolotow, attribue cette décision à une déception sentimentale, la découverte qu’une jeune fille dont il était amoureux se livrait à la prostitution 3. Il prétend expliquer ainsi la présence, dans ses films, de nombreux personnages de prostituées ou de femmes vénales. Mais Wilder a toujours soutenu qu’il n’était tout simplement pas attiré par le droit et a vigoureusement nié l’authenticité de cet épisode, tout en offrant de ce qui s’était réellement passé deux versions différentes, l’une à McBride et la seconde à un autre biographe 4. Une scène de La Vie privée de Sherlock Holmes coupée au montage, dans laquelle le détective évoque un souvenir de jeunesse, fait toutefois très fort penser à l’incident évoqué par Zolotow. Dans tous les cas, relève McBride, Wilder, qui avait été un temps danseur mondain pour subvenir à ses besoins, était obsédé par le conflit entre la poursuite des intérêts et la vie des sentiments, affectifs ou moraux. Cela explique « sa fascination pour une grande variété de formes de prostitution (y compris le jeu de rôle des gigolos), ainsi que les différents types d’exploitation sexuelle, économique et émotionnelle ».  

Évoquant son travail de journaliste à Vienne, Wilder prétendit longtemps avoir interviewé au cours d’une même journée Arthur Schnitzler, Richard Strauss, Alfred Adler et Sigmund Freud – lequel l’aurait mis à la porte sans le recevoir. Il nuança par la suite cette affirmation. Invité à Berlin par un musicien américain de jazz dont il assurait la promotion, il y poursuivit sa carrière dans la presse. Comme à Vienne, il passait ses journées dans les cafés au milieu de journalistes, d’écrivains et d’intellectuels, déployant une activité trépidante, incapable de rester en place plus de quelques minutes – un trait qu’il conservera toute sa vie. Sa production, dont une partie a été publiée, couvre les genres les plus variés : reportages, portraits, critiques, petits essais et même mots croisés 5.  

Ayant réussi à pénétrer le milieu du cinéma berlinois, il écrivit seul ou en collaboration les scénarios d’une quinzaine de films, dont Les Hommes le dimanche, réalisé par Robert Siodmak et Edgar George Ulmer : une fiction quasi documentaire montrant comment de jeunes Berlinois passent une journée de loisir. Au début de 1933, peu après l’accession d’Hitler au pouvoir et l’incendie du Reichstag, il quitta Berlin pour Paris. Il y resta quelques mois, le temps de réaliser son premier film, Mauvaise Graine (avec Danielle Darrieux), tourné faute de moyens dans les rues de la ville, comme le seront trente ans plus tard les films de la nouvelle vague. Peu de temps après, il prenait le bateau pour les États-Unis.   

À son arrivée en Californie, Billy Wilder, bien que parlant mal l’anglais, trouva du travail dans les grands studios d’Hollywood, qui employaient à la chaîne des dizaines de scénaristes chichement payés. En écoutant assidûment la radio, il acquit rapidement la maîtrise de la langue américaine. Sa carrière de scénariste décolla le jour où le responsable des scénarios de la Paramount l’associa avec celui qui allait devenir son premier partenaire d’écriture, Charles Brackett. On ne pouvait imaginer deux hommes plus ­différents par leur origine, leur tempérament et leurs opinions politiques. Réservé et plus âgé que lui, Brackett était issu d’une famille patricienne républicaine de New York. Mais ils avaient tous deux le goût des mots et un fort sens de l’humour ; ils s’entendirent à merveille. Ensemble, ils écrivirent des scénarios pour Raoul Walsh, Howard Hawks et Mitchell Leisen.  

C’est avec Ernst Lubitsch que leur collaboration fut la plus fructueuse, comme en témoignent  les dialogues étincelants de Ninotchka, comédie sentimentale satirique dans laquelle Greta Garbo incarne une commissaire politique soviétique qui, à l’occasion d’une mission à Paris, tombe amoureuse d’un aristocrate français et de l’Occident capitaliste. Wilder a toujours considéré Lubitsch, arrivé à Hollywood en 1922 après une carrière en Allemagne, comme son maître. Sur un mur de son bureau, en référence à la fameuse « Lubitsch touch », un écriteau était affiché : « Comment Lubitsch aurait-il fait ? » « Lubitsch, écrit le critique Alex Ross, cherchait à transcender la division classique entre le “drame avec une touche de comédie” et la “comédie avec une touche dramatique” [...]. Wilder fit sienne cette formule. » 6 Wilder et Brackett restèrent associés lorsque le premier, suivant l’exemple de Preston Sturges, décida de réaliser les films qu’il écrivait. Parmi les longs-métrages qu’ils conçurent ensemble figurent Le Poison, drame sur l’alcoolisme, et le somptueux et funèbre Boulevard du Crépuscule, récit de la liaison fatale d’un écrivain désargenté (William Holden) et d’une star déchue du cinéma muet (Gloria Swanson), si perdue dans le souvenir de sa gloire passée qu’elle lui répond, quand il lui assure qu’elle a été une grande vedette : « Je suis grande, ce sont les films qui sont devenus petits. »  

Assurance sur la mort fut réalisé sans l’aide de Brackett, qui trouvait le sujet trop sordide. Pour en écrire le scénario, on sollicita l’auteur de romans policiers Raymond Chandler. Entre lui et Wilder, la mésentente fut immédiate. Chandler était dépressif, buvait sans arrêt et était perturbé par le ballet incessant de jeunes femmes autour du réalisateur. Et il n’avait aucune expérience du cinéma. Mais il possédait un sens merveilleux des dialogues et, malgré sa relation houleuse avec Wilder, leur collaboration produisit un résultat d’une qualité exceptionnelle. Le film est basé sur un roman de James M. Cain. Chandler et Wilder modifièrent un peu le récit, à la satisfaction de Cain, qui exprima son regret de ne pas avoir eu lui-même certaines de leurs idées. Le film raconte le meurtre d’un homme par un agent d’assurances (Fred MacMurray) avec la complicité de la femme de la victime (Barbara Stanwyck), laquelle l’a ensorcelé et avec qui il pense partager le montant de l’assurance-vie. Quand il comprend qu’elle l’a manipulé, il la tue, non sans qu’elle l’ait elle-même blessé à mort. Il expire quasiment dans les bras de son supérieur (Edward G. Robinson), qui éprouvait pour lui un sentiment très fort, entre l’amitié amoureuse et l’amour paternel. C’est un chef-d’œuvre du film noir.      

Au bout de quelques années, le couple Wilder-Brackett se défait. Brackett a toujours affirmé avoir regretté cette séparation, mais, dans son journal, on voit bien que ce partenariat ne le satisfaisait plus 7. Wilder réalisa alors quelques films avec différents scénaristes. Le Gouffre aux chimères, le plus sombre de son œuvre, met en scène un journaliste cynique sans travail (Kirk Douglas) prêt à tout pour retrouver un emploi. À l’éditeur d’un journal, il se présente en ces termes : « Je connais les journaux par l’arrière, par devant et de côté. Je peux les écrire, les éditer, les imprimer, les emballer et les vendre. Je peux traiter les grandes nouvelles et les petites nouvelles, et, s’il n’y a pas de nouvelles, je sortirai pour aller mordre un chien. » Dans le but de faire monter la tension pour un reportage exclusif, avec la complicité des autorités locales, il retarde l’opération de sauvetage d’un homme piégé sous des rochers. Une foule avide de sensations fortes se précipite, l’homme décède, le journaliste aussi, poignardé par la femme de la victime qu’il avait agressée. Le film fut très mal reçu. Quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le public n’était pas prêt à accepter une critique aussi virulente de la presse, du monde politique et de la société américaine.  

Wilder était reconnaissant envers les États-Unis de l’avoir accueilli quand il fuyait le nazisme. Parlant des juifs d’Europe centrale, il disait, avec son humour noir habituel : « Les optimistes ont fini à Auschwitz, les pessimistes ont une piscine à Beverly Hills. » Son plus terrible remords fut de ne pas avoir réussi à convaincre sa mère de le rejoindre en exil. Elle et plusieurs membres de sa famille moururent en déportation dans des circonstances qu’il ne connut jamais exactement. Lorsque sortit sur les écrans La Liste de Schindler, de Steven Spielberg, un film qu’il aurait souhaité pouvoir faire lui-même, en conclusion d’un article sur l’Holocauste dans le Süddeutsche Zeitung Magazin, il écrira, à propos de la question du négationnisme : « Si les camps de concentration et les chambres à gaz sont le fruit de l’imagination, alors, s’il vous plaît, dites-le-moi : où est ma mère ? »  

Sa gratitude envers les Américains ne le rendait pas aveugle aux défauts de la société d’outre-Atlantique. Dans La Scandaleuse de Berlin et Un, deux, trois, dont l’action se déroule également à Berlin, sa verve sarcastique s’exerce aux dépens des communistes et des anciens nazis, mais aussi des forces d’occupation et des capitalistes avides de nouveaux marchés. La « course de rats » qu’est la vie dans un monde dominé par l’argent lui déplaisait, comme le fanatisme anticommuniste qui régnait aux États-Unis. Lorsque la Commission des activités antiaméricaines veut imposer aux réalisateurs de s’engager dans la « chasse aux sorcières », il fait partie de ceux qui s’y opposent ouvertement.  

Pour écrire le scénario d’Ariane, la seconde des deux comédies sentimentales avec Audrey Hepburn qu’il a réalisées, Wilder sollicite les services de celui qui va devenir son coscénariste attitré pour le reste de sa carrière : I. A. L. Diamond, un homme à la personnalité très différente de celle de Brackett mais avec qui l’alchimie créatrice fonctionnera aussi bien. Un des fruits de leur collaboration est le film pour lequel Wilder est le plus connu, Certains l’aiment chaud. Avec la célèbre séquence de la grille de métro de Sept Ans de réflexion (également de Wilder), c’est cette comédie qui a définitivement installé Marilyn Monroe dans l’imaginaire collectif. Elle y incarne la chanteuse d’un orchestre féminin dans lequel deux musiciens mâles se sont réfugiés après s’être travestis en femmes, pour échapper aux tueurs de la mafia qui sont à leurs trousses.  

Ce film porte à son expression paroxystique un thème qui domine l’ensemble de l’œuvre de Billy Wilder, celui de la mascarade, du déguisement, de la confusion des rôles, des identités et des sexes. Comme le souligne McBride, ce thème s’enracine pour une part dans l’expérience du réalisateur : « Les exilés se trouvent [...] dans l’obligation de se créer une nouvelle identité, d’apprendre de nouvelles langues et de nouvelles habitudes et de revêtir un déguisement. » Mais il traduit aussi son intérêt pour le jeu de masques auquel se livrent les hommes et les femmes à la poursuite de leurs ambitions et de leurs rêves.  

Ces ambitions sont à l’œuvre dans La Garçonnière, la comédie noire qui valut à Wilder trois oscars. L’histoire est celle d’un petit employé d’une société d’assurances (Jack Lemmon) qui, par carriérisme, prête son appartement à des collègues plus élevés que lui dans la hiérarchie afin qu’ils y abritent leurs liaisons adultères. Amoureux d’une des liftières de l’immeuble (Shirley MacLaine), il découvre qu’elle est la maîtresse de son supérieur. Le film se termine sur une note douce-amère. L’employé démissionne après avoir refusé à son patron de continuer à utiliser son appartement pour ses rencontres avec la liftière, celle-ci quitte son amant, et les deux protagonistes se retrouvent ensemble. Mais il est loin d’être sûr qu’ils vont connaître un amour durable.   

En réaction aux accusations de cynisme souvent portées contre Wilder, McBride souligne son « romantisme caché » et son sens de la moralité. Selon le cinéaste, la plupart de ses films pouvaient de fait être résumés de la manière suivante : « Quelqu’un veut quelque chose, mais quand il l’obtient, il se rend compte qu’il s’est avili, et il le refuse. » McBride défend aussi Wilder contre les soupçons de misogynie : « La vision des femmes de Wilder n’est pas misogyne, mais elle est dépourvue de sentimentalité, comme celle qu’il a des hommes. Il dépeint les hommes et les femmes [...] comme des êtres humains profondément imparfaits. » Peut-être est-ce là une des façons dont il faut comprendre la célèbre dernière réplique de Certains l’aiment chaud, prononcée, avec un effet comique irrésistible, par le millionnaire tombé amoureux de Jerry/Daphne (Jack Lemmon) lorsque celui-ci, à bout d’arguments pour refuser sa demande en mariage, arrache sa perruque et lui avoue qu’il est un homme : « Personne n’est parfait. »    

Wilder connaît son second grand échec commercial avec Embrasse-moi, idiot, une comédie satirique grinçante basée sur un scénario de comédie bouffonne : dans une petite ville du Nevada, pour satisfaire les caprices d’un crooner (Dean Martin) qui veut coucher avec sa femme, un parolier engage une prostituée pour jouer le rôle de celle-ci. Il finit par passer la nuit avec elle, et son épouse avec le crooner, à la satisfaction des deux femmes, heureuses d’avoir connu une expérience aux antipodes de leur quotidien. Le film fut jugé immoral et grossier. En 1964, aux États-Unis, il était délicat de présenter positivement l’adultère.   

Comme d’autres critiques, notamment Michel Ciment 8, Joseph McBride place très haut trois films de la dernière partie de la carrière de Wilder : Avanti !, comédie romantique de facture très classique ; La Vie privée de Sherlock Holmes, drôle et mélancolique réflexion sur le conflit de la raison et des sentiments ; et Fedora, histoire d’une star si obsédée par sa beauté enfuie qu’elle fait passer sa fille pour elle, une méditation sur la vieillesse, en écho à Boulevard du Crépuscule, qui est en même temps une sorte d’adieu à un certain type de cinéma. Réalisés en couleur (Wilder est longtemps resté fidèle au noir et blanc), ces trois films sont d’une grande beauté plastique. Leur action se déroule en Europe, où ils ont été tournés, une partie du monde à laquelle Wilder est toujours demeuré profondément attaché.    

Parce que les dialogues jouent un rôle central dans ses films, on a tendance à oublier les qualités formelles de son cinéma. Elles ne se limitent pas à la perfection du rythme narratif. Le réalisateur sait s’entourer de brillants professionnels et tirer le meilleur parti de leur talent. Pour la musique de ses films, il a ainsi exploité celui de deux des compositeurs les plus doués d’Hollywood, Franz Waxman et Miklós Rózsa. Le décorateur de huit de ses derniers films est le Hongrois Alexandre Trauner, associé, en France, au réalisme poétique de Marcel Carné. C’est lui qui a conçu l’immense salle de bureaux de La Garçonnière, ­produit d’un trucage donnant l’illusion, grâce à la perspective, d’une succession infinie de postes de travail.  

L’atmosphère de ses premiers films doit beaucoup au savoir-faire du chef opérateur John F. Seitz : les rues nocturnes pleines d’ombres et les intérieurs sombres où le soleil ne pénètre que filtré par les stores vénitiens d’Assurance sur la mort, l’imagerie tantôt hallucinatoire, tantôt d’un réalisme saisissant du Poison, traduisant à la fois la folie alcoolique et la dureté de l’univers des grandes métropoles, l’ambiance gothique de la maison de Norma Desmond (Gloria Swanson) dans Boulevard du Crépuscule. Wilder déteste les plans sophistiqués et les mouvements de caméra acrobatiques utilisés gratuitement. Dans ses films, chaque gros plan a du sens et possède une énorme puissance dramatique. Qu’on songe à celui où, à la fin de La Garçonnière, Fran (Shirley MacLaine), au beau milieu d’une fête de Nouvel An d’une gaieté sinistre, comprend qu’elle doit quitter Sheldrake (Fred MacMurray) et qu’elle aime Baxter (Jack Lemmon). Son beau visage s’illumine lentement, avant qu’une ombre d’inquiétude l’envahisse à l’idée qu’il se suicide.   

Billy Wilder affirmait n’avoir pour ambition que de faire de bons films distrayants. Il estimait en avoir tourné quelques-uns de trop, et certains de ses derniers sont assez faibles. La critique s’est souvent montrée féroce. L’influente critique du New Yorker Pauline Kael dénonçait « le manque de sentiment, de passion, de grâce, de beauté, d’élégance » de son travail. Après avoir dans un premier temps fustigé son « cynisme », Andrew Sarris fit une volte-face spectaculaire : « Peut-être me méfiais-je de Wilder, confessa-t-il, parce que je ne devais jamais faire d’effort pour apprécier ses films. » Si certains critiques ne l’aiment pas, écrira plus tard dans le même sens Jonathan Coe, auteur d’un roman sur le tournage de Fedora 9, c’est parce qu’il rend leur travail inutile : « Les films de Wilder n’ont pas besoin d’explication. […] On n’a pas besoin d’un critique pour comprendre que Certains l’aiment chaud est hilarant, que La Garçonnière est déchirant, que Le Gouffre aux chimères est une satire dévastatrice du journalisme à sensation. » 10 Lors des funérailles de Lubitsch, décédé précocement à l’âge de 55 ans, Wilder était parmi ceux qui portaient le cercueil. À l’issue de la cérémonie, il se tourna vers William Wyler, un des nombreux cinéastes présents : « Eh bien, lâcha-t-il, plus de Lubitsch. » « Pire que cela, répondit Wyler, plus de films de Lubitsch. » Lorsque lui-même mourut, bien plus vieux, sa carrière s’était arrêtée depuis très longtemps, faute de producteur prêt à financer ses films. Ceux qu’il nous a laissés continuent de nous éblouir et demeurent une source d’inspiration pour les réalisateurs d’aujourd’hui. 

— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). — Cet article a été écrit pour Books

Notes

1. Billy Wilder: Interviews, édité par Robert Horton (University Press of Mississippi, 2002) ; Conversations with Billy Wilder, de Cameron Crowe (Knopf, 2001) ; Passeport pour Hollywood, de Michel Ciment (Carlotta Films, 2022).

2. On Sunset Boulevard: The Life and Times of Billy Wider (Hyperion, 1998).

3. Billy Wilder in Hollywood (Limelight Editions, 2004).

4. Voir Wilder Times: The Life of Billy Wilder, de Kevin Lally (Henry Holt and Company, 1996).

5. Billy Wilder on Assignment: Dispatches from Weimar Berlin and Interwar Vienna, édité par Noah Isenberg (Princeton University Press, 2021).

6. « Laughter in the Dark », The New Yorker, 15 août 2022.

7. “It’s the Pictures That Got Small”: Charles Brackett on Billy Wilder and Hollywood’s Golden Age, édité par Anthony Slide (Columbia University Press, 2014).

8. « Sept réflexions sur Billy Wilder », Positif, mai 1971. Repris dans Les Conquérants d’un nouveau monde (Gallimard, 1981).

9. Billy Wilder et moi (Gallimard, 2021).

10. « Sound and vision », The Guardian, 29 octobre 2005.

LE LIVRE
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Billy Wilder: Dancing on the Edge de Joseph McBride, Columbia University Press, 2021

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