Classiques
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Où vont les vieux ?


Les personnels des maisons de retraite sont descendus dans la rue cette semaine. Ils ont dénoncé la dégradation de leurs conditions de travail, ce dont les personnes âgées à leur charge pâtissent directement. Avant les Ehpad surchargés, on trouvait aux « vieux » une place tant bien que mal, et parfois plutôt mal que bien, comme semble le deviner le jeune narrateur du Petit Pierre d’Anatole France. Il voit sa vieille Mélanie se dégrader à petit feu jusqu’au moment, déchirant, où ses parents doivent décider de ce qu’il lui reste d’avenir.

 

Vers cette époque, j’éprouvai un cruel chagrin. Mélanie se faisait vieille. Jusque-là, je n’avais considéré les âges des hommes que dans leur amusante diversité. La vieillesse me plaisait par son aspect pittoresque, parfois un peu falot et volontiers risible : il me fallut m’apercevoir qu’elle était importune et triste. Mélanie se faisait vieille ; son panier pesait à son bras et, quand elle revenait du marché, son souffle s’entendait du pied de l’escalier jusqu’au fond de l’appartement. Sa vue, plus trouble que les verres perpétuellement troubles de ses besicles, baissait ; ses mauvais yeux lui faisaient faire des méprises, dont je riais d’abord, et qui me troublèrent bientôt par leur nombre et leur grandeur. Elle prenait de la cire à parquet pour une croûte de pain et son torchon sale pour le poulet qu’elle venait de plumer. Croyant une fois s’asseoir sur son tabouret, elle s’assit sur un théâtre de marionnettes que mon parrain m’avait donné et qu’elle brisa avec un grand fracas, sans s’excuser, dans sa frayeur mortelle. Elle perdait la mémoire, brouillait les époques, parlait comme d’événements récents du bal champêtre donné pour le couronnement de l’Empereur, et où elle avait dansé avec le maire du village, et du baiser que, lors de l’invasion, elle avait refusé, non sans péril, à un cosaque logé à la ferme. Elle contait souvent les mêmes histoires et revenait sempiternellement sur le froid qu’il faisait le 15 décembre 1840, quand l’Empereur fut ramené à Paris. On avait posé sur son cercueil son petit chapeau et son épée. Elle les avait vus et pourtant elle ne croyait point qu’il fût mort. Son esprit se troublait ; elle ne pouvait quitter un moment sa cuisine sans craindre d’avoir oublié de fermer le robinet des eaux, et sa peur d’une inondation empoisonnait nos promenades, autrefois riantes et tranquilles.

Cet état de ma vieille bonne me surprenait sans m’inquiéter, ne songeant pas qu’il dût empirer. Mais, un soir, j’entendis mon père et ma mère qui se disaient à voix basse :

— Mon ami, Mélanie baisse de jour en jour.

— C’est une lampe qui n’a plus d’huile.

— Est-il bien prudent de laisser sortir Pierrot avec elle ?

— Ah ! ma chère Antoinette, elle aime trop l’enfant pour ne pas trouver encore dans son vieux cœur la force et l’intelligence de le protéger.

Cette parole m’ouvrit l’esprit ; je compris et je pleurai. L’idée que la vie s’écoule et fuit comme l’eau entrait pour la première fois dans mon esprit.

Depuis lors je m’attachais ardemment aux bras noueux, aux mains tordues de ma bonne Mélanie ; je l’embrassais, mais je l’avais déjà perdue.

Pendant l’été, qui fut très beau, elle reprit ses forces et recouvra la mémoire ; elle refleurissait dans son fourneau et ses casseroles ; et je recommençais à la taquiner. Comme autrefois, elle allait tous les jours au marché et en revenait sans trop souffler, et sans que son panier pesât trop à son bras. Mais, dans la saison pluvieuse, elle se plaignit d’étourdissements. « Je suis comme une femme saoule, » disait-elle. Un matin qu’elle était sortie comme de coutume, on sonna à notre porte. C’était M. Ménage qui avait trouvé au pied de l’escalier Mélanie évanouie et nous la ramenait dans ses bras. Elle reprit bientôt connaissance et mon père nous dit qu’elle était sauvée pour cette fois. J’observai M. Ménage avec une vive curiosité et plus d’attention que n’en comportait mon âge, car j’avais fait plus de progrès dans la connaissance que dans la conduite. M. Ménage portait à la vérité une barbe rouge et fourchue, un chapeau de feutre à la Rubens, et des pantalons à la hussarde. Mais il ne ressemblait point à un homme qui boit du punch enflammé dans une tête de mort. Ayant étendu Mélanie sur un canapé, il lui soutenait la tête et faisait au naturel le bon Samaritain. Il avait l’air intelligent et doux. Ses beaux yeux un peu fatigués, tristes et tendres, regardaient amicalement les choses et je crus les voir sourire en s’arrêtant sur les beaux cheveux de ma mère. Il me considéra avec autant de bienveillance que pouvait lui en inspirer un enfant sans beauté et recommanda à mes parents de laisser agir librement en moi la nature, source de toute énergie.

Ménage fut chaudement félicité et remercié. Ma mère se montra touchée de ce qu’il eût songé à rapporter le panier. Mélanie seule ne fut point reconnaissante au peintre de l’avoir secourue. Il l’avait jadis grièvement offensée en dessinant sur sa porte un Amour qui demandait l’hospitalité, et elle ne lui pardonnait pas cette insolence, tant est fort le sentiment de l’honneur chez une femme de bien.

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Conformément au pronostic du docteur, notre vieille bonne se releva ; mais il apparaissait qu’il n’était que temps qu’elle prît sa retraite.

On se cachait de moi. On chuchotait, on étouffait des soupirs, on essuyait des larmes, on faisait des paquets. On parlait à mots couverts de la nièce de Mélanie qui avait épousé un cultivateur nommé Denisot, et gérait avec lui une ferme à Jouy-en-Josas.

Un matin, cette nièce apparut, humble et terrible. C’était une grande femme, noire et sèche, qui avait des dents démesurées, mais en petit nombre. Elle venait chercher sa tante Mélanie pour l’emmener à Jouy, sous son toit. Je sentis que toute résistance était impossible, je fondis en larmes. On s’embrassa : ma mère, pour me consoler, me promit de me mener bientôt à Jouy. Ma vieille Mélanie était plus morte que vive ; mais une chose profonde et subtile me frappa en elle. Je vis qu’en dénouant son tablier, elle avait défait les liens qui l’attachaient à la vie bourgeoise et qu’elle redevenait désormais une autre personne à laquelle je ne me rattachais plus en rien, une paysanne. Je compris que je l’avais irréparablement perdue, ma bonne Mélanie.

Nous la reconduisîmes jusqu’à la charrette qui l’emportait au côté de sa nièce. Le fouet effleura les oreilles de la jument. Ils partirent. Je vis s’éloigner le fond blanc et rond comme un fromage de son bonnet rustique. Ce fut ma première douleur. Je la sens encore.

En perdant Mélanie, je perdais plus que je ne croyais : je perdais la douceur et la joie de ma première enfance. Ma mère, qui estimait Mélanie, eut la générosité de n’être pas jalouse de l’amour que je donnais à ma vieille bonne et, si cet amour n’était pas aussi grand, aussi auguste que celui que je gardais à ma mère, il était plus tendre peut-être, et certes plus intime.

Mélanie avait un cœur aussi simple que le mien et nous étions tout près l’un de l’autre par la brièveté de la pensée. Mélanie, déjà vieille quand je naquis, n’était pas gaie ; elle ne pouvait l’être, ayant vécu une dure vie ; mais sa radieuse innocence lui tenait lieu de jeunesse et de gaîté.

Autant et plus que ma mère elle-même Mélanie forma mon langage. Je n’ai pas à le regretter ; tout ignorante qu’elle était, elle parlait bien.

Elle parlait bien puisqu’elle disait les mots qui persuadent et les mots qui consolent. Quand, en tombant sur le sable, je m’étais écorché les genoux ou le bout du nez, elle prononçait les paroles qui guérissent. Si je lui faisais un petit mensonge, si devant elle je montrais un sentiment égoïste, si je me mettais en colère, elle prononçait les paroles qui redressent, fortifient, apaisent les cœurs. Je lui dois le fondement de mes idées morales ; et ce que j’y ai ajouté par la suite est moins solide que ce vieux fonds.

J’ai reçu des lèvres de ma vieille servante le bon langage français. Mélanie parlait peuple et paysan. Elle disait castrole, ormoire et colidor. À cela près, elle aurait pu donner des leçons de bien-dire à plus d’un professeur et à plus d’un académicien. On retrouvait sur ses lèvres la diction fluide et légère des aïeux. Ne sachant point lire, elle prononçait les mots comme elle les avait ouïs dans son enfance, et ceux de qui elle les avait entendus étaient des ignorants qui avaient puisé le langage à ses sources naturelles. Aussi Mélanie parlait-elle naturellement et comme il faut. Elle trouvait sans effort des termes colorés et savoureux comme les fruits de nos vergers : elle abondait en plaisants dictons, en sages proverbes, en images populaires et rustiques.

LE LIVRE
LE LIVRE

Le Petit Pierre de Anatole France, Calmann-Lévy, 1921

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