Papier fait de la résistance

Depuis son apparition en Europe, le papier a été soumis à bien des usages, des moins nobles jusqu’au plus noble : sa transformation à partir du XIIIe siècle en carnet de notes. Le papier s’était alors généralisé au détriment du coûteux parchemin, d’abord parce qu’il était bon marché (car fait de vieux chiffons broyés à l’aide de la force hydraulique) ; et aussi parce que l’encre, une fois absorbée, conservait le texte aussi longtemps que subsistait son support, à la différence du parchemin que l’on pouvait gratter, réutiliser, falsifier. Réunies en cahiers, les feuilles de papier avaient ensuite connu diverses utilisations, en commençant par la tenue de comptes : c’est sur les zibaldoni que la comptabilité en partie double a vu le jour, et avec elle le capitalisme moderne. « Dans les memorialigiornaliquadernisquartofogli et autres on conservait des autographes, des listes d’amis, des informations météorologiques, et on effectuait son propre audit spirituel », résume Sukhdev Sandhu dans The Guardian. Couverts de croquis, de modèles ou de cartes nautiques commentées (portulans), les carnets papier ont accompagné l’effloraison de l’art de la Renaissance et les Grandes Découvertes. Ils ont aussi permis aux curieux de stocker sur leurs commonplace books et autres « livres de raison » toutes sortes d’idées, d’informations, de dessins, que les beaux esprits transvasaient ensuite dans d’autres carnets aux attributions spécifiques (28 catégories différentes dans le cas du philosophe Roger Bacon !) pour triturer le tout et en extraire des théories. Ainsi procédèrent Léonard de Vinci, Isaac Newton (qui a falsifié ses carnets après coup pour prouver l’antériorité de ses vues sur Leibniz), Darwin (dont les carnets retracent la découverte et la mise au point de la théorie de l’évolution), ou enfin Paul Valéry, qui considérait les 261 cahiers qu’il avait remplis chaque matin pendant plus de 50 ans comme sa « contre-œuvre », en fait son œuvre véritable. Certes, le papier et l’écriture manuelle cèdent graduellement le pas à l’écran et au clavier. De quoi tourmenter les belles âmes, qui au XIIIe siècle reprochaient aux utilisateurs de papier chiffon d’utiliser pour recueillir la parole divine une matière qui avait au préalable servi à absorber des menstrues ! Aujourd’hui les carnets sont moins des « partenaires cognitifs » que des « ego-documents », les vecteurs de cette « écriture expressive » dont on ne finit plus d’énumérer les bénéfices, psychologiques et même hygiéniques.

LE LIVRE
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The Notebook: A History of Thinking on Paper de Roland Allen, Profile Books, 2024

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