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Pas besoin d’être vivant pour entrer à l’Académie


Crédit : Renaud Camus

Dany Laferrière est entré aujourd’hui à l’Académie Française. Il s’est installé dans le fauteuil d’Alexandre Dumas. Molière n’a pas eu l’honneur de faire partie des Immortels. Le dramaturge Jean-François Cailhava de L’Estandoux décide un siècle après la mort de son aîné de lui attribuer épée et costume vert. Il publie en 1779 le Discours prononcé par Molière, le jour de sa réception posthume à l’Académie française. Molière revenu d’entre les morts n’a pas perdu son esprit.

Messieurs,

Il est donc vrai que, cent cinq ans après ma mort, vous voulez bien m’accorder une place parmi vous.

Loin de me plaindre du préjugé barbare qui, de mon vivant, m’interdisait l’entrée de cette Académie, loin de gémir sur le siècle écoulé entre mon trépas et la nouvelle vie que je reçois, je pense que ma gloire en devient plus pure. Du moins on ne pourra pas attribuer mon élection à la brigue. Je n’ai pas flatté l’orgueil d’un protecteur titré ; et les femmes sollicitent-elles pour une ombre ?

Le Messager des Dieux vient de m’annoncer mon bonheur. « J’ai admiré, m’a dit Mercure, le marbre sur lequel un ciseau magique a fait revivre vos traits. J’ai lu le vers plein de sentiment, qu’un de vos dignes successeurs a mis au bas de votre buste. On applaudit de toute part à la générosité de l’Académicien infatigable, du Littérateur ingénieux, du Géomètre profond, qui en a fait présent à l’Académie ; et c’est avec la plus grande satisfaction que tout Paris vous voit enfin à votre place. Cotin seul a frémi de se trouver auprès de vous. »

Je vous dois, Messieurs, un hommage public de ma reconnaissance ; mais, voudrez-vous bien ne pas m’assujettir au ton et aux formes de vos discours de réception ? La moindre contrainte alarme un habitant des Champs Elysées.

II serait trop pénible pour mon cœur d’annoncer l’Eloge de Louis le Grand et de le resserrer dans quelques lignes, lorsque j’éprouve un sentiment si tendre, un saisissement si délicieux, en me rappelant que ce monarque voulut être mon juge, mon protecteur, le censeur de mes ouvrages. Il faisait plus ; il me dénonçait les vices, les travers, les ridicules déguisés auprès de lui, sous le masque du courtisan, et il me disait avec bonté : Molière, voilà un original à peindre.

Quant à votre Fondateur, il est assez loué par un établissement déjà si célèbre et dont vos travaux assurent à jamais la gloire.

De retour chez les morts, je ferai ma cour à Louis XIV et au fameux Cardinal, en leur apprenant que le Prince sous lequel vous vivez, brûle d’égaler, d’effacer même les Héros de sa race ; qu’il n’honore de sa confiance que des Hommes amis des Muses et dignes de l’immortalité qu’elles dispensent.

Vous avez fait beaucoup pour ces Muses, messieurs, lorsque vous avez imaginé de traiter dans vos discours de réception un point de Littérature. J’aurais le plus grand désir de me conformer à un usage aussi utile et si généralement applaudi ; mais je ne connais à fond que l’art dramatique, le comique surtout ; à quoi servirait-il de le développer ici ? Vous  êtes du secret, Messieurs, et  le reste de mes auditeurs ne daigneront pas m’écouter. Vous savez que les jolies femmes, les hommes du bel air, quelques comédiens même, ont cru jeter du ridicule sur le petit nombre de mes partisans, en les appelant bonnes gens possédés du Molieranisme.

Vous voyez l’engouement en cheveux longs, en talons rouges, en panache, applaudir au genre prétendu moderne et philosophique ; comme si, à travers quelques maximes et quelques pensées mal rajeunies, quelques situations larmoyantes, ramenées avec effort sur la scène, il n’était pas aisé de reconnaître les chefs-d’œuvre tragi-comiques des Scudéri, des Scaron.

Et j’entreprendrais de prouver aux amateurs, aux connaisseurs de ce siècle charmant, qu’ils ont tort d’admirer des productions bizarres parées du nom de comédie ? Non ! C’est comme si je voulais prouver à leurs auteurs favoris, qu’un poète doit être créateur, savoir embellir ses larcins, ou se taire.

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Tout est possible à l’éloquence et à la vérité, me dira-t-on, j’en conviens ; mais pour terrasser les ridicules, les travers, il faut de l’éloquence et de la vérité en action.

Que n’ai-je mon théâtre des Champs Elysées ! Car aux Champs Elysées nous avons aussi un théâtre, et vous croirez sans peine que notre troupe a quelque mérite. Figurez- vous l’effet singulier que doivent produire les Polus, les Roscius, les Baron, les Lecouvreur, les Goffin, les le Kain, les Garric, les Poisso, les Armand,  quand ils se sont mutuellement fait part de leurs découvertes. D’ailleurs, nos actrices ont la taille toujours svelte ; nos acteurs ne sont jamais tentés d’aller prendre les eaux ; ils sont très satisfaits surtout de partager la gloire d’un auteur, et ne se donnent pas le ridicule de vouloir le protéger.

Je le répète : que n’ai-je ici pour quelque temps ma troupe favorite ! Et bientôt avec ces mêmes armes fatales aux Précieuses, aux Femmes Savantes, j’attaque de nouveau, j’immole au Dieu du goût les rapsodies qui déshonorent la scène, leurs auteurs, leurs admirateurs, jusqu’aux lâches qui leur vendent leurs suffrages et leurs mains.

Ce n’est pas assez ! Mon œil observateur perce à travers le masque uniforme qu’une même éducation donne à tous les Français. Je démêle les vices les plus atroces à travers les agréments les plus séduisants, j’ose leur déclarer la guerre. Je peins la méchanceté toujours basse, la délation toujours vile, la calomnie toujours active, l’égoïsme se reproduisant sous cent formes différentes ; et ces monstres divers, loin d’usurper désormais l’estime publique, courent se cacher.

Quand je songe que presque tous les Grands Hommes ont été de cette Académie, et qu’ils y ont puisé les moyens de devenir plus grands, je sens renaître en moi la plus noble émulation, et

« Ces haines vigoureuses ;

Que doit donner le vice aux âmes vertueuses. »

J’oublie même les Champs Elysées où l’on m’attend, pour recevoir Voltaire dans notre Académie. Ici, l’on me reçoit ; là, je suis Président.

II est bien naturel que, dans le séjour des plaisirs et de la tranquillité, surtout lorsqu’on y est pour si longtemps, on désire d’être assis commodément.

Aussi faut-il voir le nombre des aspirants qui assiègent les avenues de notre licée, quand nous jugeons à propos d’y créer quelque nouvelle place : l’un se fait présenter par Hélène, l’autre par Achille ; celui-ci nous vante ses petits extraits ; celui-là montre la liste de ses ancêtres ; cet autre se traîne accablé sous le poids d’une énorme dissertation harmonieusement imitative sur les divers aboiements de Cerbère.

Le Chantre de Henri a triomphé sans peine de ces misérables concurrents. Je lis dans vos yeux, Messieurs, vous brûlez de savoir quelle est la place que nous avons assignée à cet admirable écrivain ; c’est encore un secret de l’autre monde.

Lorsque Voltaire s’est présenté sur les bords du Cocyte, Caron, effrayé de son nombreux cortège, n’a voulu en passer qu’une partie ; le reste s’est jeté à la nage ; le temps seul peut vous apprendre ce qui aura surnagé. Attendez que les ans accumulés sur l’urne du mort illustre que vous pleurez, aient diminué le nombre de ses passionnés détracteurs, et qu’un culte, mûri par là, réflexion, remplace le fanatisme mal-à-droit de quelques-uns de ses partisans.

S’il ne m’est pas permis de vous dévoiler les grandes destinées de Voltaire, je puis du moins vous instruire de ce qui va se passer à sa réception : Il fera l’éloge d’Homère, de Corneille, de Crébillon, des deux Rousseau, de la Fontaine ; il avouera avec franchise que si, de son vivant, il leur a contesté une partie de leur mérite, il a cédé malgré lui à cette soif insatiable de renommée, qui le tourmenta toute sa vie. Ces Grands Hommes ne se vengeront qu’en démembrant en sa faveur leurs états ; en se joignant à Virgile, à l’Arioste, à Racine, à Tibulle, à Chaulieu, pour lui composer un Empire. Et moi, je me propose, après avoir un peu plaisanté avec le nouvel Académicien, sur ses prétentions à la monarchie universelle, de faire remarquer à l’assemblée que les auteurs, pour s’aimer de bonne foi, pour se rendre mutuellement justice, n’ont besoin que de passer les sombres bords.

Vous n’êtes pas tentés, Messieurs, d’assister à cette séance ? Il serait indiscret de vous presser, et je ne ferais pas ma cour à votre Patrie.

LE LIVRE
LE LIVRE

Discours prononcé par Molière, le jour de sa réception posthume à l’Académie française, avec la réponse de Jean-François Cailhava de L’Estandoux, Les Libraires, 1779

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