« Pourquoi nous détruisons-nous l’un l’autre ? »

Deux écrivains se rencontrent, s’aiment et se déchirent. Les lettres d’Ingeborg Bachmann et de Max Frisch mêlent fiévreuses déclarations d’amour, expressions de passion violente mais aussi de doute, de suspicion et de jalousie. Ils se livrent à une entreprise douloureuse de dissection de leurs sentiments.


Portraits d’Ingeborg Bachmann (en 1960) et Max Frisch (en 1974). © Alamy / Domaine public

La parution, en 2022, de la correspondance de l’écrivain suisse Max Frisch et de la poétesse et romancière autrichienne Ingeborg Bachmann fit plus de bruit encore que la publication, quatorze ans plus tôt, des lettres de Bachmann et de l’autre homme de sa vie, le poète Paul Celan. Durant quelques années, Frisch et Bachmann eurent une liaison qui les a profondément marqués l’un et l’autre et a laissé une empreinte durable sur leur œuvre. Leurs lettres jettent une lumière nouvelle sur leur personnalité et leur histoire et démentent une série d’allégations répétées et de jugements hâtifs au sujet de leurs relations et de la façon dont ils les ont exploitées sur le plan littéraire. 


Lorsqu’ils se sont rencontrés, en 1958, ils étaient déjà des figures notoires du monde littéraire germanophone. Frisch, qui avait abandonné son métier d’architecte depuis longtemps pour se consacrer exclusivement à la littérature, était un romancier et essayiste apprécié et un dramaturge très applaudi. Bachmann avait été adoubée par le « Groupe 47 », un cénacle d’écrivains allemands comprenant notamment Günter Grass, Heinrich Böll, Martin Walser et le critique Marcel Reich-Ranicki : cinq ans auparavant, ils lui avaient attribué un prix pour quatre poèmes tirés de son premier recueil. 


Les deux écrivains étaient curieux l’un de l’autre. Après un premier échange de lettres, ils eurent l’occasion de se voir à Paris, où l’on représentait deux pièces de Frisch. Ce dernier, qui avait été marié et avait trois enfants, était en train de se séparer de sa compagne du moment. Peu de temps auparavant, Bachmann avait brièvement revécu avec Paul Celan, juif d’origine roumaine s’exprimant en allemand. Elle avait eu une aventure avec lui en 1950, ils se sentaient en communion poétique et restaient en relation épistolaire (ils demeureront amis jusqu’au suicide de Celan en 1970).


Elle et Frisch tombèrent immédiatement amoureux. Durant les quatre années qui suivirent, ils habitèrent à plusieurs reprises ensemble, notamment à Zurich et à Rome. Pour peu de temps chaque fois, cependant, ce qui explique l’abondance de leurs lettres. Max Frisch gardait celles qu’il recevait de Bachmann, mais elle ne conservait pas les siennes, raison pour laquelle le recueil contient davantage des premières que des secondes. Les lettres de Frisch qu’on peut y lire sont presque toutes des copies faites par lui. À partir d’un certain moment, il prit en effet l’habitude d’en établir, pour garder une trace exacte de ce qu’il lui avait écrit au cas où elle ferait référence à ses propos, ou, comme beaucoup d’écrivains le font, pour pouvoir réutiliser dans ses œuvres certaines formulations spontanées particulièrement heureuses.     


Leur correspondance mêle fiévreuses déclarations d’amour, expressions de passion violente, de doute, de suspicion et de jalousie, une constante autocritique des deux côtés et une continuelle entreprise de dissection de leurs sentiments. Incapables de se passer l’un de l’autre, ils ne pouvaient pas rester longtemps ensemble et leurs moments de bonheur paisible ne furent jamais nombreux. À un moment donné, Frisch proposa à Bachmann de l’épouser, mais elle déclina l’offre, le mariage lui semblant un engagement purement formel. S’admirant mutuellement, ils éprouvaient à l’égard l’un de l’autre un sentiment d’infériorité. Bachmann ne se sentait pas reconnue à sa juste valeur par Frisch, qui de son côté la jugeait intellectuellement supérieure à lui, dotée d’une imagination et d’un sens poétique qu’elle partageait avec Paul Celan, mais qu’il ne possédait pas. Il l’enviait aussi de se trouver au cœur de la scène littéraire allemande, quand il était à sa périphérie. 


Leurs lettres mettent bien en lumière le caractère fallacieux de beaucoup d’affirmations faites à leur sujet. Il a ainsi longtemps été courant de présenter Max Frisch comme un Don Juan égoïste qui aurait détruit Bachmann en l’abandonnant pour celle qui allait être sa seconde épouse, Marianne Oellers. Que leur rupture ait eu un effet dévastateur sur Bachmann est incontestable. Il apparaît toutefois qu’ils avaient conclu une sorte de pacte les autorisant à tenir secrètes leurs aventures éphémères, mais les obligeant à révéler à l’autre d’éventuelles véritables passions amoureuses. Or au moment où Frisch fit la connaissance de Marianne Oellers, Bachmann avait eu deux liaisons de ce type, avec un universitaire nommé Paolo Chiarini et Hans Magnus Enzensberger, un écrivain membre du Groupe 47. Contrairement, d’autre part, à ce que certains ont cru pouvoir inférer de son roman autobiographique Malina et de ses œuvres de fiction posthumes inachevées, si Ingeborg Bachmann fut hospitalisée au début de 1963, ce n’était pas parce qu’elle était enceinte de Frisch et pour se faire avorter. On découvre aussi que son alcoolisme et sa dépendance à l’égard des médicaments neuroleptiques que des médecins peu regardants lui prescrivaient en grande quantité se sont manifestés avant sa séparation avec Frisch et non après, et semblent être une des causes de celle-ci plutôt que leur conséquence. Enfin, en dépit de ce qu’elle a laissé entendre par la suite, si le roman de Frisch Le Désert des miroirs dépeint bien sous le nom de Lila un personnage clairement inspiré par elle, c’était avec son plein accord, puisqu’elle a été associée à sa composition et que Frisch en a remanié le texte à de nombreux endroits suite à ses observations.


S’il est relativement peu question de la littérature en général et des œuvres d’autres écrivains dans leur correspondance, leur travail à tous deux est un des sujets dont ils traitent souvent. C’est une des raisons pour lesquelles on peut dire que cette correspondance amoureuse est aussi éminemment une correspondance littéraire, une autre étant qu’on les y voit déployer tout leur talent et leur maîtrise de la langue pour se comprendre et s’expliquer, séduire ou convaincre l’autre, ou le faire se sentir coupable.  


Si brève qu’elle fut, leur liaison tourmentée et d’une intensité brûlante les marqua suffisamment pour influencer profondément leurs œuvres. On en trouve la trace dans les romans que Max Frisch écrivit par la suite, ainsi qu’à plusieurs endroits de son journal. Elle demeura aussi, avec sa passion pour Paul Celan, une des principales sources d’inspiration des écrits ultérieurs d’Ingeborg Bachmann, marqués par une vision de plus en plus sombre et pessimiste des rapports entre hommes et femmes. 


Leurs vies suivirent des trajectoires très différentes. Consacré comme un des grands auteurs de langue allemande de la seconde moitié du XXe siècle, Max Frisch, qui vécut par la suite avec plusieurs autres femmes, s’éteignit couvert d’honneurs à l’âge de 79 ans. Ingeborg Bachmann, psychologiquement de plus en plus fragile et physiquement abîmée par l’alcool et l’abus de médicaments, mourut à Rome à l’âge de 47 ans dans des circonstances jamais complètement élucidées. Une cigarette ayant mis le feu à ses vêtements de nuit, elle fut très gravement brûlée dans son lit et décéda quelques jours plus tard, sans doute également en raison d’une réaction de son organisme affaibli, brutalement sevré des barbituriques auxquels il était accoutumé.


« Pourquoi nous détruisons-nous l’un l’autre ? » écrivit un jour Max Frisch à Ingeborg Bachmann. Rétrospectivement, on se dit qu’ils étaient presque fatalement condamnés à ne vivre ensemble que très peu de temps, tant leurs personnalités paraissent incompatibles. Esprit analytique et critique, ambitieux et travailleur, Frisch était en même temps un homme possessif et porté à douter de lui-même. Passionnée et habitée par des sentiments paroxystiques, Ingeborg Bachmann combinait une grande force intérieure et une extrême vulnérabilité. Issue d’une région de la province autrichienne, propulsée à un âge assez précoce sur le devant de la scène littéraire, dans un monde d’écrivains très masculin, elle se retrouva rapidement entourée d’une cour d’admirateurs. Elle devint aussi une célébrité au centre de la vie mondaine. Dans quelle mesure sa timidité et sa maladresse, qui faisaient partie de son charme, étaient-elles le reflet de son caractère, un système de défense ou le produit d’une sorte de mise en scène ? 


Leurs œuvres reflètent cette grande différence de tempérament. Contrairement à l’autre grand auteur suisse contemporain, son ami Friedrich Dürrenmatt, qui était meilleur dramaturge que romancier, Max Frisch, bien qu’il fût de son vivant réputé pour son théâtre, restera surtout pour ses romans, ses essais et son journal, remplis de vues pénétrantes sur la question de l’individualité dans la société moderne, plus particulièrement dans le monde des intellectuels auquel il appartenait. Marquée dans sa jeunesse par l’invasion de l’Autriche par l’Allemagne, fascinée par la violence et les rapports de pouvoir, un peu comme Paul Celan, même si c’est de manière différente et moins immédiatement compréhensible (la famille de Celan a disparu dans les camps d’extermination), Ingeborg Bachmann fusionne dans ses romans la tragédie de l’Histoire et la tragédie personnelle, dans une vision assez noire et désespérée des rapports humains. D’un autre côté, au carrefour de la tradition romantique, tout empreinte de conscience cosmique et de révérence pour la nature, de l’influence de l’expressionisme de Trakl et de la poésie puissante, drue, tranchante et imagée de Bertolt Brecht, ses poèmes se caractérisent par une forme moderne et originale de lyrisme qui fait de certains d’entre eux, selon Marcel Reich-Ranicki, parmi les plus beaux de la langue allemande au XXe siècle.


Fallait-il publier leur correspondance ? Lorsqu’elle est parue, certains critiques ont soulevé la question. Ceux qui l’ont fait ont presque toujours répondu de manière positive, invoquant la qualité littéraire des lettres, le fait qu’elles nous aident à mieux connaître leurs auteurs et à nous rapprocher d’eux en donnant l’exemple de celles de Franz Kafka à Felice et Milena, qui étaient tout aussi peu destinées à être lues un jour par d’autres personnes que leurs destinataires. Il faut toutefois savoir qu’Ingeborg Bachmann ne souhaitait pas que ses lettres à Frisch fussent rendues publiques. Après qu’ils se furent quittés, elle lui demanda de les brûler ou de les lui rendre. Il s’y refusa, au motif que ses lettres lui appartenaient autant que les siennes étaient à elle. Mais il la rassura en lui indiquant qu’il avait interdit par testament la publication de sa correspondance. Il changea cependant d’avis plus tard, autorisant cette publication vingt ans après sa mort. Ingeborg Bachmann n’en fit jamais autant. Dans un premier temps, ses héritiers respectèrent son souhait. Puis ils se ravisèrent et décidèrent de contrevenir à ses volontés. Légalement, ils y étaient autorisés. Mais Bachmann n’était-elle pas moralement en droit de vouloir garder cachés certains aspects de sa vie privée ? Les lettres qu’elle adressa à Frisch après leur séparation, écrites dans un état de grande détresse psychologique et pleines de tristesse, de dépit et de rage, ne la montrent pas à son avantage et inspirent plus de pitié que d’admiration. On ne les lit donc pas sans un certain malaise et le sentiment de commettre une coupable indiscrétion.

LE LIVRE
LE LIVRE

« Wir haben es nicht gut gemacht » de Ingeborg Bachmann et Max Frisch, Suhrkamp Verlag, 2022

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