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A la pêche aux esclaves blancs en Méditerranée


Débarquement de prisonniers à Alger de Jan Goeree et Casper Luyken, 1706.

En cette journée de commémoration de l’abolition, François Hollande a annoncé la création d’une « fondation pour la mémoire de l’esclavage, de la traite et des abolitions ». De l’esclavage, on retient généralement les centaines de milliers d’Africains embarqués de force pour le Nouveau monde. Mais une tout autre forme de traite a prospéré aux abords de l’Europe, entre le XVIe et le XIXe siècle : celle de l’« or blanc ». Les Barbaresques écumaient la Méditerranée à la recherche d’Européens qu’ils vendaient comme esclaves, assurant la prospérité des cités d’Afrique du Nord, rappelle Hauke Friedrich dans cet étonnant article du Zeit traduit par Books en janvier 2013.

 

Seize coups de canon saluent, depuis le fort d’Alger, le retour des pirates et le butin qu’ils remorquent derrière eux : le navire du capitaine Hasenberg, parti de Hambourg. Quand les corsaires accostent, leur capitaine se fait aussitôt mener à terre ; il a une bonne prise à annoncer.

Johann Michael Kühn, un jeune matelot de 25 ans originaire de Gotha, en Thuringe, en fait partie. Blessé, affamé, en haillons, il doit patienter sur le navire que les Algérois ont attaqué quelques semaines plus tôt, au début du mois d’avril 1725, tuant plusieurs membres de l’équipage et jetant les cadavres à la mer.

Les Hambourgeois se rendaient à Cadix. Mais, au large du cap Saint-Vincent, à la pointe sud-ouest du Portugal, leur voyage s’est brusquement interrompu. Lorsque la vigie a aperçu un imposant navire inconnu à l’horizon, il a immédiatement donné l’alarme : « Les Turcs ! Les Turcs ! » Les corsaires se sont rapprochés à toute vitesse. Juste avant l’assaut, ils ont monté leur pavillon : c’était celui d’Alger.

La ville nord-africaine était à l’époque – comme Tunis et Tripoli – tributaire du sultan d’Istanbul et faisait en théorie partie de l’Empire ottoman. Dans les faits, elle agissait en État souverain. « Satanés flibustiers nègres » ou encore « diables de Turcs », c’est ainsi qu’au XVIIe siècle les premiers journaux allemands appelaient les pirates d’Afrique du Nord, mais la plupart des gens parlent alors des « Barbaresques ». Du XVIe au début du XIXe siècle, Alger, Tunis et Tripoli, les « États barbaresques », vécurent presque exclusivement de la piraterie.

Comme les corsaires somaliens aujourd’hui, ils étaient moins intéressés par la cargaison que par les passagers et l’équipage qu’ils enlevaient et pour lesquels ils exigeaient une rançon. Lorsque leurs victimes n’avaient pas de riche famille ou de riche protecteur capable de payer, elles étaient réduites en esclavage. En Afrique, terre d’origine de centaines de milliers de Noirs qui se retrouvèrent dans les champs de coton d’Amérique du Nord, il y eut également pendant des siècles des esclaves blancs.

Johann Michael Kühn et le reste de l’équipage furent saisis d’effroi à l’approche des « Turcs », dont ils ne tardèrent pas à entendre les cris. Le capitaine Hasenberg s’adressa à ses hommes en ces termes : « Mes chers enfants, ce sont d’authentiques brigands. Voici le seul choix qui nous reste : l’esclavage ou la mort, nous ne pouvons plus fuir. »

L’équipage choisit de se battre et de vendre cher sa liberté. On prépara l’artillerie et on chargea les fusils. Mais, au bout de plusieurs heures de combat, les « maudits Turcs » l’emportèrent, raconte Kühn dans l’« histoire remarquable de sa vie et de ses voyages », parue en 1741 dans sa ville natale de Gotha, et rédigée par un tiers.

Élément du butin que les « associés » du bateau pirate doivent se partager, Johann Michael Kühn est directement emmené au Badistan, le marché aux esclaves. Un crieur l’expose sur « cette place où est rassemblée toute la détresse humaine » et vante ses mérites : « Qui dit mieux ? » Mais les marchands en donnent trop peu ; le prisonnier est attaché à une lourde chaîne et enfermé dans un cul-de-basse-fosse. Le lendemain, l’Allemand est de nouveau traîné sur les lieux, nu, palpé par des mains étrangères, contraint de montrer qu’il sait courir et sauter. Celui qui finit par l’acheter est justement le capitaine corsaire qui les a privés, lui et ses compagnons, de la liberté. Ce nouveau maître le charge d’équiper son bateau pour sa prochaine expédition. Lorsque le Soleil d’or lève l’ancre quelques semaines plus tard, Kühn est à son bord.

Des règles et des prix fixes

On attaque d’abord une barque, puis un navire marchand de Hambourg. Lorsque les prisonniers sont amenés à bord, « il leur arrive exactement ce qui m’était arrivé, on les déshabille ne leur laissant que leurs vieux pantalons et gilets et on les rassasie de coups, à défaut de nourriture ».

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Trois siècles durant – de la Réforme à la fin de l’époque napoléonienne – des milliers et des milliers de marins, de passagers de navires, d’habitants des côtes espagnoles et italiennes connurent un destin similaire. Les chrétiens étaient considérés par les Barbaresques comme de l’« or blanc », bien plus précieux que les sacs et les tonneaux des soutes. Les quartiers des esclaves abritaient des centaines, parfois des milliers de chrétiens en même temps. Au XVIe siècle, l’Espagnol Miguel Cervantès fut l’un d’eux : il consacra une partie de son temps d’infortune à concevoir Don Quichotte.

On estime que, sur les 100 000 habitants que comptait Alger au milieu du XVIIe siècle, 8 000 à 40 000 étaient esclaves. Les plus chanceux officiaient comme jardiniers, échansons, femmes de chambre ou cuisiniers dans les riches familles. Les autres étaient condamnés aux travaux forcés : ils ramaient sur les bancs des galères, travaillaient dans les carrières ou dans les champs. La liberté était réservée à ceux que l’on rachetait – ou qui se convertissaient à l’islam.

Les églises d’Europe, craignant pour leur salut, envoyaient en permanence des religieux en Afrique du Nord pour affermir la foi des captifs. Et les ordres chrétiens rachetaient régulièrement des esclaves afin de sauver ces âmes tourmentées. Au fil des siècles se mit ainsi en place un système bien rodé, avec ses règles et ses prix fixes. Des marchands italiens et espagnols servaient d’intermédiaires, qui avaient des agents à Alger, Tunis et Tripoli.

Une famille seule pouvait difficilement réunir la somme nécessaire pour libérer l’un de ses membres. Dans le nord de l’Allemagne, surtout dans les grandes villes portuaires, on collectait donc des fonds pour les matelots réduits en esclavage. Dans les églises de Hambourg, des statues implorantes se dressaient près des troncs : ces marins ciselés dans le bois, portant aux mains et aux pieds d’authentiques chaînes, devaient émouvoir le fidèle et l’inciter à verser une aumône.

C’est grâce à l’argent ainsi réuni, mais aussi aux subventions de l’Amirauté et aux cotisations payées par les marins qu’était financé le système de rachat. Le commerce de Hambourg avec l’Espagne souffrit particulièrement de la piraterie. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, plus de mille matelots tombèrent ainsi aux mains des « Turcs », et dès 1624 une caisse – l’une des toutes premières assurances maritimes d’Allemagne – avait été fondée pour les captifs dans la cité hanséatique.

Elle était présidée par celui qu’on appelait « le père des esclaves », qui sillonnait la ville en quête d’argent. Il organisait les rachats – une tâche exigeant beaucoup de patience. Il fallait souvent attendre des mois avant que les missives, les mandats de paiement ou les lettres de change parviennent en Afrique du Nord.

Les marins étaient précisément les prisonniers les plus estimés sur les marchés aux esclaves. Les barreurs, les charpentiers et les canonniers étaient particulièrement prisés, que l’on contraignait à servir sur les bateaux corsaires. « Il convient encore de signaler que les Turcs ne pourraient commettre leurs actes de piraterie s’ils n’avaient point d’esclaves chrétiens pour construire et diriger leurs navires », rapporte en 1732 depuis Alger le botaniste Christian Gottlieb Ludwig, qui prit part à une expédition allemande en Afrique.

Les Barbaresques en Islande

Plus d’un esclave chrétien fit ainsi une belle carrière de corsaire. Ceux qui se convertissaient à l’islam apprenaient aux Barbaresques de nouvelles techniques de construction navale, d’artillerie, et de navigation. À partir de 1600, les navires barbaresques remontèrent toujours plus au nord de l’Atlantique ; en 1627, ils auraient même atteint l’Islande. À en croire certaines chroniques hambourgeoises, ils auraient aussi fait une apparition à l’embouchure de l’Elbe, mais la véracité de l’événement reste incertaine. En revanche, ils poussèrent bel et bien jusqu’à l’Angleterre.

La Hollande, la France et d’autres puissances maritimes européennes étaient prêtes à payer un tribut à Alger, Tripoli et Tunis pour assurer la sûreté de leurs bâtiments en Méditerranée. Lorsque les Barbaresques rompaient ces accords – ce qui arrivait souvent –, les monarques envoyaient des expéditions punitives. Alger fut violemment bombardée à plusieurs reprises. La piraterie n’en continua pas moins. À elle seule, la Hollande vit 206 de ses navires capturés entre 1617 et 1625.

Entre 1613 et 1621, Hambourg perdit quant à elle 56 bâtiments. Le conseil de la ville, pourtant réputé pingre, investit en conséquence d’énormes sommes dans la construction de navires de guerre dont la mission était d’escorter les bateaux de commerce. Mais, entre 1719 et 1747, Hambourg ayant réduit cette coûteuse protection, cinquante navires marchands tombèrent aux mains des Barbaresques et 697 marins furent réduits en esclavage. Au milieu du XVIIIe siècle, une centaine d’entre eux attendaient toujours d’être rachetés.

Les chrétiens ne se comportaient guère mieux à l’égard de leurs prisonniers musulmans : au large des côtes de l’Empire ottoman, l’ordre des chevaliers de Malte et celui de Saint-Étienne, en Toscane, faisaient la chasse aux bateaux « turcs ». Les Maltais appelaient « corso » les expéditions prédatrices qu’ils menaient plusieurs fois par an. L’équipage des navires assaillis était asservi et condamné aux travaux forcés.

« Alger, Tunis et Tripoli ont été dans les cent cinquante dernières années pour les mahométans ce que l’île de Malte a été pour les chrétiens ; ces républiques ont en effet mené une guerre continuelle contre les Européens, tout comme les chevaliers de Malte contre les mahométans », note le célèbre orientaliste allemand Carsten Niebuhr, considéré à la fin du XVIIIe siècle comme l’un des meilleurs connaisseurs de l’Afrique du Nord. Il rapporte sa rencontre au Caire avec un musulman qui lui a fait un récit effrayant des souffrances endurées pendant sa captivité à Malte. « La populace qui l’entourait, après l’avoir écouté attentivement, lui donna l’aumône, puis certains maudirent les Maltais, ces barbares infidèles. »

Les chevaliers de Malte prisonniers des musulmans finissaient souvent sur la potence. Dans l’Empire ottoman, on les considérait comme des pirates. Aux yeux des chrétiens, leur action était non seulement légitime mais elle relevait quasiment du devoir religieux. En 1664, ils firent l’une de leurs prises les plus spectaculaires en s’emparant de La Sultane. Outre les 350 hommes d’équipage, ce navire turc comptait à son bord l’une des épouses du sultan et leur fils. L’enfant fut enlevé à sa mère, baptisé et élevé dans la foi chrétienne par les Dominicains dont il intégra l’ordre sous le nom de Domenico Ottomano.

Mais la plupart des musulmans étaient vendus sur les marchés aux esclaves de Malte, Livourne, Naples ou Barcelone. Et même dans des ports plus modestes comme Cagliari. Gugliemo Prebost était l’un de ces flibustiers chrétiens. Sa spécialité était l’enlèvement d’enfants. À Cagliari, il proposait à la vente des garçons et des filles dont beaucoup n’avaient pas plus de 4 ou 6 ans, certains parfois même encore nourrissons. Des lettres de marque du roi de Savoie légitimaient ces exactions.

Le nombre exact d’esclaves musulmans qui vivaient en Europe reste incertain. On ne possède que des chiffres sporadiques. Ainsi estime-t-on qu’à la fin du XVIIe siècle 9 000 des 21 000 habitants de Livourne étaient des esclaves et qu’au milieu de ce même siècle Naples, l’une des villes les plus peuplées d’Europe avec 300 000 habitants, en comptait à peu près 10 000. Mais parmi eux se trouvaient aussi des Noirs qui n’étaient pas musulmans.

Goethe, effrayé par les pirates

Les esclaves des chrétiens devaient ramer sur les galères de la marine de guerre, trimer dans les carrières et les chantiers navals, servir de laquais à la noblesse. Johann Caspar Goethe, le père du célèbre écrivain, raconte dans son « Voyage en Italie » sa visite du quartier des esclaves de Livourne, port d’attache des chevaliers de Saint-Étienne et de nombreux corsaires chrétiens, en 1740 (1). « C’est un endroit fermé », note Goethe père à propos des « Bagnos », où « les esclaves (et les condamnés aux galères), qui la journée doivent gagner leur pain dans la ville, sont confinés ». Notre Allemand se voit ainsi refuser l’accès à la « mosquée turque », une simple salle dans laquelle les captifs se rassemblent pour prier.

Corsaires chrétiens et musulmans se livraient une lutte sans merci. En mai 1787 encore, quarante-sept ans après le voyage en Italie de son père, Johann Wolfgang Goethe redoute les pirates algériens tandis qu’il vogue depuis la Sicile vers Naples sur un navire français. On trouve un écho tardif de cette peur dans une phrase que prononce Méphistophélès dans la seconde partie de Faust : « Je n’ai pu connaître les voyages en mer, car guerre, commerce et piraterie, cela forme une trinité indissociable. »

C’est cette trinité dont fit aussi l’expérience Johann Michael Kühn. La vente de marins captifs rapporte beaucoup d’argent à son maître, qui obtient finalement 570 rixdales pour Kühn. Cette somme versée par le consul hollandais à Alger provient de compatriotes de Kühn, de collectes faites à Gotha et Altenbourg, de la caisse aux esclaves de Hambourg et de son héritage. Au bout de quatorze ans, deux mois et dix-sept jours pendant lesquels il aura « enduré toute la misère humaine imaginable », l’asservissement de Kühn prend fin.

« Nous levâmes l’ancre le 12 juillet de l’an 1739 et un vent favorable nous éloigna de la maudite Alger », écrit-il. Le navire le conduit à Marseille. Dans la cité phocéenne, il tombe par hasard sur Hamet, un « Maure » qui travaille comme esclave dans le chantier naval. Le marin allemand l’a connu à Alger lors d’une expédition en mer. Les rôles sont à présent inversés : Kühn est un homme libre et Hamet un esclave, capturé par les Maltais trois ans plus tôt.

Le 26 décembre 1739 Kühn est de retour à Gotha. Il faudra attendre la conquête française d’Alger en 1830 pour que la piraterie barbaresque prenne fin. Quant à Johann Michael Kühn, on perd assez vite sa trace. Mais une chose est sûre : dès 1740, avant même que ne soit imprimé le récit de sa vie, il avait quitté sa ville natale et s’était de nouveau embarqué.

Cet article est paru dans le Zeit le 16 mai 2012. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

LE LIVRE
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Histoire remarquable de la vie et des voyages de Johann Michael Kühn de Anonyme, -, 1741

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