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Dans le berceau de Bach


Print of J. S. Bach, British Museum

Jean-Sébastien Bach s’est éteint un 28 juillet. En 1750, après 65 ans dévolus à la musique et sans jamais quitter l’Allemagne centrale. C’est dans son berceau de Thuringe qu’il lutte avec sa famille d’artisans musiciens, entre théologie protestante et absolutisme des puissants. Le chef d’orchestre John Eliott Gardiner décrit cet environnement dans Musique au château du ciel, sa biographie du compositeur, dont un extrait a été publié dans le numéro de Books d’octobre 2014.

 

 

Es spukt hier ! – « Il y a des fantômes par ici ! » Pendant plusieurs générations encore après la signature de la paix de Westphalie (1), on rencontre souvent cette réaction face aux paysages de l’Allemagne centrale marqués par les batailles : le vide de la forêt primitive paraissait abriter les pouvoirs démoniques déchaînés par la longue guerre. Cette atmosphère persista, semble-t-il, au moins jusqu’au début de la période romantique, donnant lieu à la scène centrale du Freischütz, le grand opéra de Weber (1821) – la furchtbare Wolfsschlucht (la « redoutable gorge-aux-loups »), cet abîme légendaire dans les profondeurs de l’Urwald où rôdent toutes sortes d’apparitions étranges, atroces et mauvaises. Tout cela nous incite à penser que les dommages durables n’ont pas seulement été perpétrés sur les aspects physiques du paysage, mais aussi sur l’âme collective : autant que la destruction de leurs maisons et de leurs champs, les populations locales, qui commençaient à reconstruire leurs existences, auraient ainsi également subi un affaiblissement insidieux de leur environnement spirituel. C’est là évidemment quelque chose que l’on ne saurait décrire avec précision, le résultat d’interactions complexes entre le cadre physique et ce qui se passe dans les esprits et dans l’inconscient des habitants, chacun d’entre eux avec son propre bagage de croyances, de rituels et de superstitions. Nos façons de penser, de voir et d’entendre, modernes et cloisonnées, peuvent nous empêcher d’observer ces mécanismes intérieurs du passé. Mais une exploration cognitive et une étude de ces « champs » mentaux – afin d’identifier, à côté des cicatrices physiques, les signes que la conscience des siècles passés a laissés dans le paysage – pourraient nous aider à comprendre plus en profondeur l’univers culturel et psychologique dans lequel est né Bach. Dans l’état actuel des connaissances, des témoignages détaillés en nombre suffisant permettent de penser que les régions centrales de l’Allemagne restèrent dans un état traumatique longtemps après que les armées des envahisseurs s’étaient retirées du théâtre de ces sanglantes guerres de religion. La région intensément rurale qu’était la Thuringe (2), avec la richesse archéologique de ses paysages – sites sacrés, rivières, forêts et collines –, se replia dans une sorte de provincialisme auto-imposé ; hermétiquement fermée au monde extérieur et bien éloignée du mouvement littéraire et scientifique que nous appelons aujourd’hui le « siècle des Lumières », elle semblait dans l’attente d’un renouveau, à la fois économique et spirituel.

Symboliquement, ce fut un forestier ducal, Johann Georg Koch, qui fut l’un des deux parrains de Bach et le tint sur les fonts baptismaux. Jeune garçon, Bach n’avait qu’à mettre le pied hors de la maison familiale de la Fleischgasse et traverser la foule, les cochons, la volaille et le bétail pour se retrouver dans la forêt épaisse qui entourait la Wartburg, le château dominant la ville depuis le haut de la colline. Il n’était pas si aisé d’éradiquer les mythes sylvestres et les rituels païens (comme le Sommergewinn, fête de la fertilité célébrée en général le troisième samedi avant Pâques) ; pour les Thuringiens, la forêt, demeure des divinités tribales tutélaires, conservait l’aura magique de la nature sauvage, elle était à l’origine de phénomènes météorologiques « naturels » – comme les violents orages chargés d’électricité qui terrifiaient apparemment Luther, convaincu qu’ils venaient du diable. Ils allaient donc prier dans les églises, chantaient leurs cantiques à gorge déployée et sonnaient les cloches pour écarter les ouragans et les tempêtes, et, en temps de guerre, couraient se réfugier dans les forêts.

Malgré l’épaisse couche de théologie protestante qui leur avait été imposée, la forêt restait à la fois mystérieuse et menaçante aux yeux des habitants de Thuringe. On le voit bien dans les tableaux de Lucas Cranach, l’ami de Luther, les gravures d’Albrecht Dürer, magnifiant sa luxuriance absorbante, et les paysages peints par Albrecht Altdorfer. La musique était là autant pour soutenir leur courage que pour apaiser les divinités tutélaires sylvestres. Dans un pays où la musique est si souvent pratiquée en commun, ce n’est sûrement pas un hasard si l’on a conservé tant de chants populaires riches en thèmes forestiers. Le pouvoir du chant n’était peut-être pas aussi fort que chez les Aborigènes d’Australie – pour qui il était le principal moyen à l’aide duquel ils délimitaient leur territoire et organisaient leur vie sociale –, mais il n’en était pas très éloigné : la membrane était très fine qui séparait le chant, les mythes de création du monde, les paysages et le tracé des limites. On peut bien se représenter ce jour où Bach, âgé de quinze ans, a quitté pour la première fois sa patrie thuringienne avec son compagnon Georg Erdmann, les deux garçons chantant pour se donner du cœur au ventre pendant un voyage à pied de plus de 300 kilomètres vers le nord qui les menait, sur des chemins de terre défoncés, jusqu’à Lunebourg. Pour ces deux choristes en herbe, le chant était à la fois un sauf-conduit et un gagne-pain.

* * *

Ces restes de croyances superstitieuses répandus en Thuringe à l’époque de la naissance de Bach coexistaient avec un renouveau vigoureux du protestantisme luthérien et, avec lui, de la musique religieuse. Parmi les chants populaires profanes que Luther avait aimé chanter et accompagner au luth quand il était étudiant à Erfurt, plusieurs s’étaient peu à peu imposés dans son Église, mais sur de nouveaux textes plus respectables : l’imagerie colorée et les allusions grivoises des originaux, avec leur substrat de mythes païens et de mémoire collective, avaient été sublimées dans les vigoureux cantiques en langue allemande que Bach chantait quand il était enfant et qu’il connaissait par cœur. Luther était bien décidé à revivifier l’expérience religieuse de ses compatriotes grâce à un langage qui fût familier, clair et rythmé, capable de s’élever parfois à des sommets émotionnels par des phrases d’une intensité inattendue, mais aussi de renforcer les identités collectives et d’assimiler toute la mythologie du passé commun. Il s’était montré soucieux de ce que les cœurs et les esprits des fidèles participant à la musique liturgique soient en harmonie avec les paroles qu’ils étaient en train de prononcer : « Il nous faut faire en sorte que ce chant ne soit pas seulement exprimé avec la langue, ou plutôt comme le son de la flûte ou de la cithare (1 Corinthiens, XIV, 7), sans aucune signification », écrivait-il. Il y contribua lui-même en rédigeant de nouveaux textes en allemand pour seize des vingt-quatre cantiques imprimés pour la première fois en 1524. L’un des plus exaltants d’entre eux, « Ein’ feste Burg ist unser Gott » (« Notre Dieu est une solide forteresse »), a été écrit et composé par Luther, qui y exprimait d’une manière irrésistible la certitude et l’assurance qu’il avait trouvées dans la protection divine pendant ses combats personnels avec le diable. Chanter ces chorals et ces psaumes en allemand, aussi bien à l’église que chez soi, devint le signe distinctif des protestants luthériens comme la famille Bach, unis dans une fervente fraternité – un peu comme l’effet que produit de nos jours le chant collectif dans les tribunes d’un stade de football. Pour le philosophe Johann Gottfried Herder (1744-1803), les chorals avaient hérité de l’efficacité morale (ce qu’il appelle un « trésor de vie ») que la poésie et les chants populaires allemands avaient autrefois possédée, mais qu’ils avaient perdue de son temps*.

Un siècle après sa mort, les traces de l’influence de Luther étaient encore partout perceptibles en Thuringe, notamment dans la vie musicale. Même la plus petite paroisse put bientôt se glorifier de posséder ses grandes orgues, au buffet souvent spécialement décoré et entourées d’une galerie de chœur arrondie d’où des groupes d’artisans et de fermiers locaux pouvaient chanter pendant les offices**. Ces fondements avaient beau être solides, et les liens récemment noués entre la musique, le langage et la prédication de la parole divine être fermement établis dans les esprits des Thuringiens, tout ce processus fut gravement ébranlé par la violence interminable de la guerre de Trente Ans. La peur de la mort était concurrencée par celle de la vie elle-même, menacée par les tourments persistants de la guerre, de la faim et de la maladie. L’espérance de vie était tombée à trente ans en moyenne, et jamais les paroles de l’office funèbre, « Mitten wir im Leben sind / Mit dem Tod umfangen » (« Au milieu de la vie, nous sommes entourés par la mort ») n’avaient possédé une telle charge émotive. […] Une grande partie des œuvres musicales qui allaient naître des années de guerre (y compris celles des ancêtres immédiats de Bach) soulignait de manière analogue, dans l’esprit du temps, la vanité de l’existence humaine. Et tandis que la pratique de la musique en famille ou dans le cadre de la paroisse put sans doute survivre discrètement, celle des ensembles des villes et des cours ducales, plus complexe et plus novatrice, avait gravement souffert. Johann Vierdanck, organiste de Stralsund, sur la mer Baltique, tout à fait représentatif des musiciens d’église allemands de l’époque, déplorait le fait qu’en conséquence de la guerre « on n’entendait rien d’autre que des pleurs et des gémissements » de partout, au lieu de la musique sacrée habituelle.

Le témoignage le plus convaincant de ce malaise nous vient du plus important compositeur allemand de l’époque, Heinrich Schütz (1585-1672). Après avoir passé deux brefs séjours d’études à Venise, d’abord comme élève de Giovanni Gabrieli, puis pour y rencontrer Claudio Monteverdi, il fut, de trente-trois à soixante-trois ans, Capellmeister à la cour de Dresde, au cœur des événements de la guerre. Ses lettres contiennent un tableau des ravages et du désespoir généralisés, mais aussi de l’immense courage dont il fallait faire preuve pour maintenir vivante la foi individuelle – quelle que soit la forme artistique qu’on lui donne – dans des circonstances aussi difficiles. Il parvint malgré tout, dans ces conditions pénibles, à composer une musique d’une profondeur éloquente et consolatrice. Schütz considérait comme un affront personnel le fait que la cour de Dresde, qu’il servait loyalement, négligea pendant plusieurs années de remplir ses engagements financiers envers les musiciens. Comme leurs salaires étaient ainsi gelés, Schütz leur versa 300 thalers de sa poche, après avoir vendu « ses titres, ses tableaux et son argenterie ». Le cas de Georg Kaiser, sa basse préférée, lui causait une inquiétude particulière. En 1651 et 1652, il écrivit à Christian Reichbrodt, secrétaire de l’Électeur (3), pour lui exposer que Kaiser vivait « comme une truie dans une porcherie, sans literie, couché sur de la paille, la pauvreté l’a conduit récemment à mettre en gage son manteau et sa veste […] et maintenant il arpente sa maison comme une bête dans la forêt ». La sensibilité de Schütz à l’insulte que constitue ce mauvais traitement le conduisit à s’exclamer : « Je trouve que ce n’est ni louable, ni chrétien que dans un pays aussi estimé, on ne puisse ou ne veuille entretenir vingt musiciens, et je reste dans l’espoir le plus soumis que Son Altesse changera d’avis. »

Plus à l’ouest, en Thuringe, la famille Bach (4) aurait pu aisément connaître un sort analogue, et l’on n’aurait su dire s’ils allaient pouvoir continuer à exercer au début du nouveau siècle la profession dont ils avaient fait choix. Dans cette région, le statut des artisans – catégorie dont font partie les musiciens – demeurait précaire. Dépendant en grande partie d’un système corporatif de patronage, ils vivaient au jour le jour, comme Schütz, au gré des caprices de leurs employeurs, affectés par la moindre coupe budgétaire et soumis à la concurrence illicite de violoneux indépendants (ceux qu’on appelait les bierfiedler). En tant que professionnels qualifiés, ils étaient obligés de maintenir un difficile équilibre entre leurs activités pour la cour et pour la ville. Chaque type d’activité avait son propre système de rémunération. Eisenach était depuis 1672 le siège d’un duché indépendant et, comparée à d’autres villes de Thuringe, elle avait la chance d’avoir pour duc Johann Georg (1665-1698), protecteur enthousiaste des arts. Ambrosius, le père de Bach, pouvait, à tel moment, être obligé de jouer en livrée dans l’orchestre privé du duc, et, l’instant d’après, aller trompeter des sonneries (Turmstücke) depuis la galerie de la tour de l’hôtel de ville, ou jouer des « morceaux d’église » pour agrémenter la liturgie. Il allait falloir attendre une génération encore avant que les bénéfices de cette protection artistique commencent à se faire sentir à tous les niveaux de la société urbaine.

On a émis l’hypothèse que si la Thuringe avait pu devenir « une région vigoureuse d’un point de vue économique et culturel » aussi rapidement après la fin de la guerre, c’est parce qu’elle était située « à un croisement important des routes commerciales est-ouest et nord-sud, ce qui rendait la région particulièrement perméable aux influences étrangères […] [en ce lieu] comme presque nulle part ailleurs à ce point, les courants européens les plus variés se rencontraient et se mêlaient, donnant naissance à une atmosphère unique (5) » . Malheureusement, on manque de témoignages montrant qu’il en fut bien ainsi. Au contraire, la plupart des habitants d’Eisenach, malgré la protection ducale, se trouvaient vers 1700 « dans une situation si mauvaise que nombre d’entre eux manquaient chez eux du pain quotidien, mais se sentaient trop honteux pour se rendre aux hospices de charité, surtout les nombreuses veuves (6) » . Les temps étaient déjà loin où la ville avait bénéficié d’une florissante route de commerce reliant Francfort, Erfurt et Leipzig, et menant de là aux ports de la Baltique. Inversement, pour assister à sa brève floraison culturelle, il allait falloir patienter encore un peu, jusqu’au moment où Telemann y exercerait son influence comme Capellmeister de la cour (1709-1712). Durant toute l’enfance de Bach, Eisenach vivait enfermée dans le temps immobile d’une ville de province. […]

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* * *

Le renouveau de la vie religieuse en Allemagne formait un contraste éclatant avec la naissance simultanée et les progrès rapides de la science moderne, à tel point que ces deux domaines paraissent en désaccord permanent – un peu comme Galilée et ses adversaires. Dans son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galilée insiste sur le comment, sur la manière dont les choses se produisent, alors que son interlocuteur Simplicius lui oppose une théorie toute faite exposant pourquoi les choses se produisent. Le grand titre de gloire de Galilée est bien sûr d’avoir expliqué et développé la découverte de Copernic selon laquelle le Soleil était au centre de l’univers, la Terre et les autres planètes gravitant autour de lui. À partir du moment où les sept cardinaux du tribunal de l’Inquisition qui jugea Galilée en 1633 déclarèrent sans équivoque que la proposition disant « que le soleil est le centre du monde et immobile de tout mouvement local est une proposition absurde et philosophiquement fausse, et formellement hérétique parce qu’elle est expressément contraire à l’Écriture sainte », l’Église catholique confirma qu’elle était bien un bastion réactionnaire hostile à la recherche scientifique. Les protestants eux aussi s’étaient déchaînés contre Copernic, et Érasme avait déjà commenté leur attitude en disant que le savoir tombe en ruine partout où règne le luthéranisme. Mais ce n’est pas tout à fait juste, étant donné que le monde protestant, malgré ses divisions, accordait à la philosophie naturelle une certaine marge de liberté que lui refusait l’Église catholique. Une génération après Galilée, l’anglican Isaac Newton pouvait encore croire fermement que ses découvertes « renvoyaient aux opérations de Dieu », tandis que Gottfried Leibniz (1646-1716) et son disciple Christian Wolff (1679-1754) confortaient grandement l’orthodoxie luthérienne en s’efforçant de convaincre les princes et les intellectuels allemands que les lois mécanistes de la nouvelle science étaient compatibles avec la « nécessité morale » d’un Dieu qui choisit sciemment et éternellement le plus haut degré de perfection possible.

Quand on essaie d’établir le contexte culturel et intellectuel dans lequel Bach est apparu sur la scène musicale européenne, la question irritante se pose de savoir dans quelle mesure lui-même ou l’un quelconque de ses pairs a été conscient de la révolution scientifique du xviie siècle. Dans le cas de Bach, la faculté de penser par idées abstraites et d’en tirer des chaînes de raisonnements clairs allait constituer un point de départ pour son imagination de compositeur***. Isaac Newton était né un an après la mort de Galilée (1642), cent ans exactement après la parution du De revolutionibus de Copernic. Sur ces fondations se développa un modèle cohérent de pensée scientifique, formulé par des mathématiciens à l’usage de mathématiciens, avec Isaac Newton à leur tête. Dans ses Philosophiae naturalis principia mathematica (1687), Newton montrait comment le principe de la gravitation universelle rendait compte des mouvements des corps célestes et des corps tombant sur terre : chaque fragment de matière attire tous les autres avec une force proportionnelle au produit de leurs masses et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare. Il préparait ainsi la voie à la mécanisation du ciel et de la terre : si Dieu pouvait toujours trouver place dans l’univers postnewtonien, c’était seulement comme le créateur originaire d’un mécanisme fonctionnant ensuite en vertu d’une simple loi naturelle qui ne requérait pas l’application continue de force. […]

Une vue aussi mécaniste de l’univers ne laissait plus aucune place légitime à la superstition ; néanmoins, la croyance en la sorcellerie et la magie s’était manifestement maintenue en Europe tout au long du Moyen Âge, au-delà de la Renaissance et au cours du XVIIe siècle. Il y a une certaine ironie dans le fait que Newton et son contemporain Robert Boyle, dont les travaux scientifiques empiriques avaient sapé les fondements mêmes de la sorcellerie et de toutes les autres formes de magie, aient été eux-mêmes alchimistes. Newton écrivit des milliers de pages sur la théologie et l’alchimie et s’intéressait vivement à l’astrologie. Boyle remit en cause la chimie traditionnelle dans son Sceptical Chymist; or, Chymico-Physical Doubts and Paradoxes de 1661, mais il pratiquait également l’alchimie et n’abandonna jamais sa croyance aux miracles. Malgré la diffusion des connaissances empiriques, on continuait d’accuser les sorcières, de les torturer et de les mettre à mort dans plusieurs régions d’Allemagne jusqu’en plein XVIIIe siècle. On a des documents sur dix procès en sorcellerie qui se sont déroulés à Leipzig et aux environs entre 1650 et 1750. Bach lui-même aurait pu assister en 1730 au procès de deux femmes qu’un médecin de Leipzig accusait de charlatanisme et de pratiquer la magie. Cela montre combien la superstition continuait de coexister avec les « lumières », même dans une ville universitaire, et à quel point l’héliocentrisme et la conception mécaniste de l’univers ne parvenaient que lentement jusqu’aux citoyens ordinaires, jusqu’à la société saxonne dans son ensemble, et jusqu’à l’enseignement dans les écoles.

John Eliot Gardiner

* Herder déplorait ce qu’il considérait comme une séparation des paroles et de la musique – dès lors que le poète a commencé à écrire « lentement, de manière à être lu », l’art y a sans doute gagné, mais il a perdu une partie de son pouvoir surnaturel, « proche de la magie » (HerdersSämmtliche Werke, Bernhard Suphan (éd.), 1877-1913, vol. 8, p. 412 et p. 390). Herder parlait de pétrification linguistique, et pour lui, selon Isaiah Berlin, « l’écrit est incapable de ce processus vivant d’adaptation et de changement permanents, d’expression constante du flux inanalysable et insaisissable de l’expérience réelle, dont doit faire preuve le langage s’il veut communiquer pleinement. Le langage seul rend l’expérience possible, mais il la fige également » (Isaiah Berlin, Three Critics of the Enlightenment, 2000, p. 194). Ce sera un des leitmotive de ce livre que de montrer précisément la présence, dans la musique vocale de Bach, de ce « processus vivant » et de cette expression permanente et essentielle du « flux d’expérience réelle » qui, d’après Herder, est absent du langage en lui-même et que ce dernier pétrifie.

** Ils le font encore. À Eisenach, le jour de Pâques 2000, avant que nous ne jouions une cantate, le pasteur de la Georgenkirche m’a invité, ainsi que les membres de mon chœur et de mon orchestre, à diriger le chant pendant l’office principal, le Hauptgottesdienst. Au milieu du culte, un groupe de fermiers de la région est soudain venu nous rejoindre sur la tribune d’orgue pour chanter une brève litanie en dialecte thuringien avant de repartir.

*** Comme nous le verrons, il a certainement partagé, plus tard au cours de son existence, l’attachement de Galilée aux « faits irréductibles et têtus », la croyance de Spinoza (comme l’a suggéré John Butt dans le chapitre 5 du Cambridge Companion to Bach, 1997) que « plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu » (Éthique, Ve partie, proposition 24) et l’idée de Leibniz que « le moyen d’obtenir autant de variété qu’il est possible, mais avec le plus grand ordre qui se puisse […] c’est le moyen d’obtenir autant de perfection qu’il se peut » (Monadologie, § 58).

Ce texte est extrait de Musique au château du ciel, à paraître aux éditions Flammarion le 1er octobre. Il a été traduit par Laurent Cantagrel et Denis Collins.

Notes

1| Les traités de Westphalie, signés en 1648, ont mis fin à la guerre de Trente Ans entre le Saint Empire romain germanique d’un côté, la France, la Suède et leurs alliés de l’autre. Ils ont remodelé durablement les frontières de l’Europe au bénéfice de la France et de la Suède et donné naissance au système international moderne : en reconnaissant la souveraineté des 350 États allemands, ils érigeaient l’État-nation souverain comme socle du droit international.

2| Jean-Sébastien Bach est né et a grandi en 1685 à Eisenach, une petite ville de Thuringe en Allemagne centrale.

3| L’Électeur était, dans le Saint Empire romain germanique, un prince laïc ou un ecclésiastique qui participait à l’élection de l’empereur. Les princes électeurs régnaient sur des États importants et disposaient de privilèges très étendus.

4| Jean-Sébastien Bach est le plus célèbre membre d’une grande dynastie de musiciens. On en dénombre plus de quatre-vingts dans la famille, dont la moitié étaient des organistes et la plupart vivaient à Eisenach ou dans ses environs.

5| Claus Oefner, « Eisenach zur Zeit des jungen Bach », BJb (1985), p. 54 ; et Christoph Wolff, Johann Sebastian Bach: The Learned Musician, 2000, p. 16.

6| Eberhard Matthes, Eisenach zur Zeit von Telemanns dortigem Wirken 1708-1712, 1974, p. 6.

LE LIVRE
LE LIVRE

Musique au château du ciel de John Eliot Gardiner, Flammarion, 2014

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