Le petite leçon de logique de Fargo


© Chris Large/FX
Vers la fin du huitième épisode de l’excellente série Fargo, on retrouve les agents spéciaux Bill Budge et Webb Pepper dans une grande pièce mal éclairée. Abattus, désœuvrés, les deux policiers ont l’air de s’ennuyer ferme. Derrière eux, dans la pénombre, on aperçoit de hauts rayonnages chargés de cartons poussiéreux. Pour avoir laissé s’enfuir un dangereux criminel, les enquêteurs se sont vu retirer leur affaire et ont été mutés aux archives (où le FBI expédie ses plus mauvais agents). Le silence pesant qui règne en ces lieux et les heures d’inactivité forcée, interrompues par quelques rares visites, agissent comme un stimulant sur le cerveau de l’agent Pepper, féru d’énigmes, devinettes logiques et autres paradoxes. Comme à son habitude, il ne tarde pas à mettre à l’épreuve son collègue : « La salle des archives… Une salle, avec des archives. Imagine ce qui se passerait si on en ôtait une. – Pour la mettre où ? – Peu importe. Supposons qu’on retire une archive. Est-ce que ce sera encore la salle des archives ? (…) Nous sommes tous les deux d’accord pour dire que la salle des archives, moins une archive, c’est encore la salle des archives. Bon, suppose maintenant qu’on en retire une autre, et puis encore une autre. Si la salle des archives moins une archive, c’est encore la salle des archives, et qu’on continue à les retirer l’une après l’autre, on pourrait aboutir à zéro archives. Je veux dire, logiquement… voire même à un nombre négatif d’archives, et ce serait toujours… – Comment ça, un nombre négatif d’archives ? – Non, je dis juste… Logiquement, quoi. – Sauf que personne ne retire jamais d’archives. Ils en apportent toujours plus. »   Admettons-le, nous avons tous (enfin, presque tous) consacré quelques minutes de méditation infructueuse à ce curieux paradoxe. Et il ne date pas d’hier : le premier à l’avoir formulé serait un certain Eubulide de Milet, philosophe et logicien du IVe siècle avant notre ère. Celui-ci demandait à ses auditeurs de considérer un humble tas de sable. Ce tas perdra-t-il sa qualité de tas si on lui retire un seul grain ? Certes non ! Mais alors ce nouveau tas, imperceptiblement diminué, en sera encore un si on l’allège d’un autre grain, etc. Le problème, c’est qu’à force d’ôter les grains un par un, on se retrouve au bout du compte avec un « tas » d’un, voire de zéro grain. Résultat absurde, bien sûr, mais qui saurait dire à quel moment le tas a cessé d’en être un ?   Ce casse-tête, auquel la tradition a donné le nom d’argument « sorite » (du grec sôros, qui veut justement dire « tas », « monceau », « accumulation ») peut se décliner à l’infini. Combien de personnes faut-il pour faire une foule ? Combien de brins d’herbe pour une pelouse ? À partir de combien de pages un livre devient-il un pavé ? Dans chaque cas, il nous est impossible de répondre de manière précise, parce que le concept mobilisé (foule, gazon, pavé) désigne une multiplicité indéterminée, une quantité vague qu’on ne peut fixer à l’unité près. En un sens, un pavé n’est rien de plus que la somme des pages individuelles dont il est constitué ; et pourtant, ni le retrait ni l’addition d’une page ne suffit à transformer un pavé en « non-pavé » (et inversement). Ainsi, si mon exemplaire de Guerre et Paix est un pavé, il le sera encore si (sacrilège !) j’en arrache une page. On peut traduire tout cela par deux propositions, également convaincantes : 1) certains livres sont des pavés ; 2) si un livre de n pages est un pavé, alors un livre de n-1 pages en est un lui aussi. C’est ce second postulat qui nous entraîne sur une pente savonneuse : il suffit de le réitérer un nombre suffisant de fois pour aboutir à un « pavé » de zéro page. Conclusion irrecevable, mais pourtant « logique » car elle dérive d’une longue chaîne d’inférences dont chacune est solidement (quoiqu’indirectement) rattachée aux deux postulats initiaux ! C’est très énervant.   Sur Eubulide, nous ne disposons que de bribes d’informations compilées cinq siècles plus tard par Diogène Laërce. Il vivait à Mégare, non loin d’Athènes, et aurait été le maître de Démosthène (le futur orateur, qui souffrait de problèmes d’élocution, aurait amélioré grâce à lui sa prononciation du son « r »). Il aurait été un adversaire acharné d’Aristote, sans qu’on sache trop les raisons de leur discorde. Mais on lui attribue surtout la paternité d’une série de paradoxes, plus ou moins convaincants, dont le fameux « Menteur » (si je dis : « je suis en train de mentir », est-ce que je dis la vérité ?). Nous ne savons rien, en revanche, de la manière dont il interprétait lui-même ces impasses logiques. L’argument sorite était-il de nature sémantique, visant à illustrer une propriété amusante de certains termes vagues ? Avait-il pour but de mettre en lumière l’incapacité du langage à représenter adéquatement les objets composés d’un grand nombre d’éléments distincts ? S’agissait-il plutôt de mettre en évidence le caractère artificiel, arbitraire, du découpage imposé par nos concepts vagues à la réalité ? Eubulide voulait-il dire qu’un tas de sable, au sens strict, n’existe pas – du moins pas au même titre que les grains de sable qui le constituent ? Ou bien encore, que si le tas de sable existe, nous ne pouvons pas en avoir une connaissance aussi exacte que d’un grain de sable isolé ? Difficile de départager ces hypothèses, mais le flou qui entoure son sens profond contribue au charme de ce paradoxe qui continue, bien des siècles plus tard, à nous plonger dans une douce perplexité.  

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