Classiques
Temps de lecture 5 min

Les vacances du bibliophile


Bibliothèque de Stuttgart O Palsson

Photos de cathédrales, de palais, de paysages et de points de vue peuplent traditionnellement nos albums de vacances. Guillaume Apollinaire nous  invite à y ajouter des souvenirs de bibliothèques. Dans Le Flâneur des deux rives, il livre l’histoire d’un bibliophile qui visite le monde par ses bibliothèques. Et il fait diablement envie.

Je vais le plus rarement possible dans les grandes bibliothèques. J’aime mieux me promener sur les quais, cette délicieuse bibliothèque publique.

Néanmoins je visite parfois la Nationale ou la Mazarine et c’est à la Bibliothèque du Musée social, rue Las Cases, que je fis connaissance d’un lecteur singulier qui était un amateur de bibliothèques.

« Je me souviens, me dit-il, de lassitudes profondes dans ces villes où j’errais et afin de me reposer, de me retrouver en famille, j’entrais dans une bibliothèque.

— C’est ainsi que vous en connaissez beaucoup.

— Elles forment une part importante de mes souvenirs de voyages. Je ne vous parlerai pas de mes longues stations dans les bibliothèques de Paris ; l’admirable Nationale aux trésors encore ignorés, aux encriers marqués E. F. (Empire Français) ; la Mazarine, où j’ai connu des lettrés charmants : Léon Cahun, auteur de romans de premier ordre qu’on ne lit pas assez ; André Walckenear, Albert Delacour, les deux premiers sont morts, le troisième semble avoir renoncé aussi bien aux lettres qu’aux bibliothèques ; la lointaine Bibliothèque de l’Arsenal, une des plus précieuses qui soient au monde pour la poésie et, enfin, la Bibliothèque de Sainte-Geneviève, chère aux Scandinaves.

Je crois que, pour ce qui est de la lumière, la bibliothèque de Lyon est une des plus agréables. Le jour y pénètre mieux que dans toutes les bibliothèques de Paris.

À la petite bibliothèque de Nice, j’ai lu avec volupté l’Histoire de Provence de Nostradame et m’inquiétais du Fraxinet des Sarrasins, loin des musiques, des confettis de plâtre et des chars carnavalesques.

À la bibliothèque de Quimper, on conserve une collection de coquillages. Un jour que j’étais là, un monsieur fort bien entra et se mit à les examiner. « Est-ce vous qui avez peint ces babioles ? » demanda-t-il à voix très haute en s’adressant au conservateur. « Non, répondit avec calme celui-ci, non, Monsieur, c’est la nature qui a orné ces coquillages des plus délicates couleurs. » « Nous ne nous entendrons jamais, repartit le visiteur élégant, je vous cède la place. » Et il s’en alla.

À Oxford, il y a une bibliothèque (je ne sais plus laquelle), où l’on a brûlé tous les ouvrages ayant trait à la sexualité, entre autres : la Physique de l’Amour, de Rémy de Gourmont, Force et Matière, de Ludwig Büchner.

À Iéna, à la Bibliothèque de l’Université, par décision du Sénat universitaire, on a retiré de la salle publique les œuvres d’Henri Heine qui ne sont plus communiquées que sur autorisation spéciale, dans la salle de la Réserve.

À Cassel, j’espérais toujours voir passer l’ombre du marquis de Luchet, qui, vers la fin du XVIIIe siècle, en fut le directeur, et au dire des Allemands, la désorganisa en peu de temps, mettant Wiquefort parmi les Pères de l’Église, inscrivant dans les cartouches des barbarismes comme exeuropeana, qui paraissaient inadmissibles non seulement aux latinistes de Cassel, mais encore à ceux de Gœttingue et de Gotha. Ces derniers menèrent un tel bruit que Luchet dut cesser d’administrer la bibliothèque.

C'est gratuit !

Recevez chaque jour la Booksletter, l’actualité par les livres.

La bibliothèque de Neuchâtel, en Suisse, est la mieux située que je connaisse. Toutes ses fenêtres donnent sur le lac. Séjour enchanteur ! La salle de lecture est charmante. Elle est ornée de portraits représentant les Neuchâtelois célèbres. Il faut ajouter qu’on y est fort tranquille pour lire, car on n’y voit presque jamais personne. L’administrateur — et par tradition ce poste est toujours confié à un théologien — dort sur son pupitre. On y trouve une riche collection de livres français du XVIIe  et du XVIIIe  siècle. Quand quelqu’un demande des livres difficiles à trouver, il est invité à les chercher lui-même. La bibliothèque s’honore avant tout de conserver des manuscrits de Rousseau dans une grande enveloppe jaune et c’est bien la seule chose qu’on vous communique sans rechigner, tant on en est fier.

À la bibliothèque de Saint-Pétersbourg, on ne communiquait pas le Mercure de France dans la salle de lecture. Les privilégiés allaient le lire dans l’espace réservé aux bibliothécaires. J’y ai vu d’admirables manuscrits slaves écrits sur de l’écorce de bouleau. La bibliothèque était ouverte de 9 heures du matin à 10 heures du soir. Et dans la salle de lecture se tenaient beaucoup d’étudiants pauvres venus là pour se chauffer. Ce fut un vrai centre révolutionnaire. À tout moment, des descentes de police, où chaque lecteur devait montrer son passeport, venaient troubler l’atmosphère studieuse de la bibliothèque. On y voyait des gamines de douze ans qui lisaient Schopenhauer. Grâce à l’influence de Sanine d’Artybachew, on y vit ensuite des dames élégantes qui lisaient les œuvres des derniers symbolistes français.

L’influence de Sanine eut, un moment, les résultats les plus étranges. Des lycéens et des lycéennes de quatorze à dix-sept ans avaient fondé des sociétés de saninistes. Ils se réunissaient dans une salle de restaurant. Chacun d’eux apportait un bout de bougie que l’on allumait. Alors on chantait, on buvait, et lorsque la dernière bougie s’était éteinte, l’orgie commençait.

Peu avant la guerre, ce fut, chez les jeunes gens du même âge, une lamentable épidémie de suicides.

La bibliothèque d’Helsingfors est très bien fournie de livres français, même les plus récents.

Dans le transsibérien, le wagon-promenoir contenait, avec des pots de fleurs et des rocking-chair, une bibliothèque d’environ cinq cents volumes dont plus de la moitié étaient des livres français. On y voyait les œuvres de Dumas père, de George Sand, de Willy.

À la Martinique, Fort-de-France possède une bibliothèque, grande villa coloniale construite après le grand incendie d’il y a une vingtaine d’années. Quand j’y fus, le conservateur était un vieux brave qui est peint dans le célèbre tableau des Dernières Cartouches. Érudit charmant, il faisait lui-même les honneurs de sa bibliothèque, allait chercher les livres, etc. Il se nommait M. Saint-Félix et, s’il vit encore, je lui souhaite une longue vie.

J’ai eu l’occasion de connaître la bibliothèque du savant Edison. Je n’y ai pas vu l’Ève future, dont il est un des personnages. Peut-être ignore-t-il encore cette belle œuvre de Villiers de l’Isle-Adam. Par contre, Edison fait sa lecture favorite des romans d’Alexandre Dumas père. Les Trois Mousquetaires, le Comte de Monte-Cristo sont ses livres de chevet.

À New-York, j’ai fait de longues séances à la Bibliothèque Carnegie, immense bâtiment en marbre blanc qui, d’après les dires de certains habitués, serait tous les jours lavé au savon noir. Les livres sont apportés par un ascenseur. Chaque lecteur a un numéro et quand son livre arrive, une lampe électrique s’allume, éclairant un numéro correspondant à celui que tient le lecteur. Bruit de gare continuel. Le livre met environ trois minutes à arriver et tout retard est signalé par une sonnerie. La salle de travail est immense, et, au plafond, trois caissons, destinés à recevoir des fresques contiennent, en attendant, des nuages en grisaille. Tout le monde est admis dans la bibliothèque. Avant la guerre tous les livres allemands étaient achetés. Par contre, les achats de livres français étaient restreints. On n’y achetait guère que les auteurs français célèbres. Quand M. Henri de Régnier fut élu à l’Académie française, on fit venir tous ses ouvrages, car la bibliothèque n’en possédait pas un seul. On y trouve un livre de Rachilde : le Meneur de Louves, dans la traduction russe, et, dans le catalogue, on trouve le nom de l’auteur en russe, avec la traduction en caractères latins suivis de trois points d’interrogation. Cependant, la bibliothèque est abonnée au Mercure depuis une dizaine d’années. Comme il n’y a aucun contrôle, on vole 444 volumes par mois, en moyenne. Les livres qui se volent le plus sont les romans populaires, aussi les communique-t-on copiés à la machine. Dans les succursales des quartiers ouvriers il n’y a guère que des copies polygraphiées. Toutefois, la succursale de la quatorzième rue (quartier juif) contient une riche collection d’ouvrages en yiddich. Outre la grande salle de travail dont j’ai parlé il y a une salle spéciale pour la musique, une salle pour les littératures sémitiques, une salle pour la technologie, une salle pour les patentes des États-Unis, une salle pour les aveugles, où j’ai vu une jeune fille lire du bout des doigts Marie-Claire, de Marguerite Audoux ; une salle pour les journaux, une salle pour les machines à écrire à la disposition du public. À l’étage supérieur enfin se trouve une collection de tableaux.

Et voilà les bibliothèques que je connais.

— J’en connais moins que vous, répondis-je. Et prenant l’Errant des bibliothèques par le bras, je m’efforçai de mettre la conversation sur un autre sujet.

LE LIVRE
LE LIVRE

Le flâneur des deux rives de Guillaume Apollinaire, Gallimard, 1994

SUR LE MÊME THÈME

Classiques Où vont les vieux ?
Classiques A la lecture publique avec Sainte-Beuve
Classiques La maladie de la vitesse

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Chronique

Feu sur la bêtise !

par Cécile Guilbert

Voir le sommaire