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Marie et Gustave dans les émeutes de Baltimore


Des émeutes ont éclaté à Baltimore après la mort en détention d’un jeune Noir. L’état d’urgence a été décrété. La question du racisme de la société américaine est au cœur de ces événements violents. Comme elle l’était déjà au temps où Alexis de Tocqueville et Gustave de Beaumont parcoururent l’Amérique. Ce dernier en rapporta un tableau romancé, Marie ou l’esclavage aux Etats-Unis. Marie a des ancêtres noirs et s’apprête à épouser le narrateur blanc. Ils se retrouvent pris dans les conflits très concrets d’une société divisée par la race.

 

Il existe à New-York, comme dans toutes les villes du Nord des États-Unis, deux partis bien distincts parmi les amis de la race noire.

Les uns, jugeant l’esclavage mauvais pour leur pays, et peut-être aussi le condamnant comme contraire à la religion chrétienne, demandent l’affranchissement de la population noire ; mais, pleins des préjugés de leur race, ils ne considèrent point les nègres affranchis comme les égaux des blancs ; ils voudraient donc qu’on déportât les gens de couleur, à mesure qu’on leur donne la liberté ; et ils les tiennent dans un état d’abaissement et d’infériorité aussi longtemps que ceux-ci demeurent parmi les Américains. Un grand nombre de ces amis des nègres ne sont contraires à l’esclavage que par amour-propre national ; il leur est pénible de recevoir sur ce point le blâme des étrangers, et d’entendre dire que l’esclavage est un reste de barbarie. Quelques-uns attaquent le mal par la seule raison qu’ils souffrent de le voir : ceux-là, en opérant l’affranchissement, font peu de chose : ils détruisent l’esclavage, et ne donnent pas la liberté ; ils se délivrent d’un chagrin, d’une gêne, d’une souffrance de vanité, mais ils ne guérissent point la plaie d’autrui ; ils ont travaillé pour eux, et non pour l’esclave. Chargé de ses fers, celui-ci est repoussé de la société libre.

Les autres partisans des nègres sont ceux qui les aiment sincèrement, comme un chrétien aime ses frères, qui non-seulement désirent l’abolition de l’esclavage, mais encore reçoivent dans leur sein les affranchis, et les traitent comme leurs égaux.

Ces amis zélés de la population noire sont rares ; mais leur ardeur est infatigable ; elle fut longtemps à peu près stérile ; cependant quelques préjugés s’évanouirent à leur voix, et on vit des blancs s’allier par le mariage à des femmes de couleur.

Tant que la philantropie pour les nègres n’avait abouti qu’à d’inutiles déclamations, les Américains l’avaient tolérée sans peine : peu leur importait qu’on proclamât théoriquement l’égalité des noirs, pourvu que ceux-ci demeurassent, par le fait, inférieurs aux blancs. Mais le jour où un Américain épousa une femme de couleur, la tentative de mêler les deux races prit un caractère pratique. Ce fut une atteinte portée à la dignité des blancs ; l’orgueil américain se souleva tout entier.

Telle était, dans la ville de New-York, la disposition des esprits, à l’époque de mon hymen avec Marie.

Comme nous nous rendions à l’église catholique, j’aperçus dans la ville une agitation inaccoutumée. Ce n’était plus le mouvement régulier d’une population industrielle et commerçante : des hommes mal vêtus, de la classe ouvrière, parcouraient les rues à une heure où d’ordinaire ils remplissent les ateliers. On les voyait, au mépris de leurs habitudes calmes et froides, marcher vite, se heurter en se croisant, s’aborder d’un air mystérieux, former des groupes animés, et se séparer brusquement dans des directions contraires.

Plein d’un intérêt immense qui occupait toute ma pensée, je ne prêtai qu’une faible attention à ce trouble extérieur ; cependant, dès ce moment, je fus surpris de ne voir dans les rues ni nègres ni mulâtres.

Nelson demanda à un Américain qui passait près de nous la cause de ce tumulte. – « Oh ! dit celui-ci, les amalgamistes font tout le mal ; ils veulent que les nègres soient les égaux des blancs ; les blancs sont bien forcés de se révolter. »

Interrogé de même, un autre répondit – « Si on tue les nègres, ce sera leur faute ; pourquoi ces misérables osent-ils s’élever jusqu’au rang des Américains ? »

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Un troisième interlocuteur émit une opinion différente : « On va, dit-il, raser les maisons des noirs, et faire disparaître leurs hideuses figures ! Les blancs sont coupables d’agir ainsi ; car ils ont eu le premier tort ; pourquoi ont-ils donné la liberté aux nègres ? »

À l’instant où ces tristes discours frappaient notre oreille, un affreux spectacle s’offrit à nos yeux…

Nous étions dans Léonard-Street. Quelques pauvres mulâtres venant à passer en ce moment, nous entendons aussitôt mille voix furieuses crier : « Haine aux nègres ! à mort ! à mort ! » Au même instant, une grêle de pierres, parties du sein de la multitude, tombe sur les gens de couleur ; des Américains, armés de bâtons, se précipitent sur ces malheureux, et les frappent sans pitié. Atterrés par un traitement aussi cruel qu’inattendu, les mulâtres ne faisaient aucune résistance, et paraissaient accablés de stupeur à l’aspect de la foule irritée ; leur regard, élevé vers le ciel, semblait demander à Dieu d’où venait contre eux le courroux d’une société dont ils respectaient les lois.

Bientôt une scène plus désolante encore s’offrit à nos regards. Les infortunés, que poursuivait une aveugle vengeance, s’étaient réfugiés dans les maisons amies de quelques gens de couleur. Je les croyais échappés au péril ; mais quand il est soulevé, le flot populaire ne s’arrête pas ainsi. Les fenêtres volent en éclats, les portes sont brisées, les murs démolis… En ce moment, je cessai de voir le travail du peuple : Marie était glacée d’effroi. « Mes amis, nous dit Nelson sans se troubler, retirons-nous ; ces violences barbares confondent ma raison ; elles prouvent une haine bien fatale contre les gens de couleur. De grands dangers nous menaceraient si nous étions découverts. Hâtons-nous de gagner le temple saint ; réfugiés dans l’édifice religieux, nous y serons à couvert de toute injure : le peuple américain cesserait plutôt d’exister que de perdre son respect pour les choses saintes… Mes enfants, nous disait encore Nelson en nous entraînant vers l’église, dès que votre union sera consommée, nous quitterons cette ville, où règnent de mauvaises passions, que je croyais assoupies. »

En peu d’instants nous arrivâmes à l’église de John Mulon. Beaucoup de gens de couleur s’y étaient réfugiés.

En entrant dans le pieux asile, je sentis renaître ma force et mes espérances. Le tumulte de la sédition, les cris de la multitude, ses fureurs, et la voix des victimes, tous ces bruits de la terre cessèrent de frapper mon oreille, et les ressentiments sortirent de mon cœur. J’aimais la fille de Nelson, et je priais Dieu.

Bientôt la cérémonie fut commencée. J’étais agenouillé près de Marie, dont la pâleur était extrême. Pendant les scènes d’horreur dont nous avions été les témoins, elle n’avait pas laissé échapper une seule plainte ; seulement son regard douloureux semblait me dire : « Sont-ce donc là les pompes de notre hymen ? » Depuis que nous étions entrés dans l’enceinte sacrée, je voyais renaître sur son front le calme et la sérénité : mais sa confiance en Dieu était plutôt de la résignation que de l’espérance.

Pour moi, je m’abandonnais sans réserve à mes impressions de joie. Après bien des orages, je touchais au port… mes malheurs passés servaient d’ombre à mon bonheur… et je bénissais presque les persécutions de la fortune, sans lesquelles je n’eusse point été aussi heureux… Si le sort eût protégé mes premières ambitions de gloire et de puissance, je n’aurais point quitté l’Europe, et je ne serais point aujourd’hui l’époux de Marie ! Que me feront désormais les injustices du monde ; nous serons deux pour les supporter ; et les larmes d’une femme sont si douces, qu’elles mêlent un charme secret aux douleurs les plus amères.

Ainsi s’offraient à mon esprit mille pensées riantes d’avenir, tandis que, prosternés devant l’autel, Marie et moi nous recevions les bénédictions de l’Église. Au moment où le ministre saint, après avoir tiré de son cœur des conseils touchants, prenait nos mains pour les unir, un grand tumulte éclate tout-à-coup à la porte du temple. « Les insurgés ! » crie une voix sinistre. Ce cri vole de bouche en bouche ; puis un silence morne se fait sous la voûte sacrée… Alors on entend au dehors le bruit d’une multitude en désordre, semblable aux grondements d’un orage qui s’approche. Poussé par un vent impétueux, le nuage qui porte le tonnerre s’avance rapidement, et déjà la foudre est sur nos têtes. « Mort aux gens de couleur ! à l’église ! à l’église ! » Ces clameurs redoutables retentissent de toutes parts ; la terreur saisit les fidèles assemblés ; le prêtre pâlit ses genoux fléchissent, l’anneau qui devait nous unir tombe de ses mains ! Marie, glacée d’effroi, perd ses sens, chancelle, et je prête à la jeune fille défaillante l’appui du bras qui, un instant plus tard, eût soutenu mon épouse bien-aimée.

Quelques nègres intrépides s’étaient élancés vers les issues de l’église pour les défendre contre l’invasion ; mais bientôt mille projectiles tombent avec fracas sur l’édifice sacré… on entend les portes gémir sur leurs gonds… les assaillants s’encouragent mutuellement à la violence ; chacun de leurs succès est salué par des applaudissements tumultueux ; les coups redoublent, les murailles s’ébranlent, le sol a tremblé. Déjà le peuple, ce prodigieux ouvrier de destruction, a fait irruption dans le parvis ; alors l’église présente une scène affreuse de désordre et de confusion : les enfants jettent des cris perçants ; les femmes poussent des plaintes douloureuses. À l’idée d’un massacre populaire, l’horreur pénètre dans toutes les âmes ; car la populace est la même dans tous pays, stupide, aveugle et cruelle. Des hommes, ou plutôt des monstres, sans respect pour la sainteté du lieu, sans pitié pour l’infirmité du sexe et de l’âge, se précipitent sur la pieuse assemblée, et se livrent aux actes de la plus brutale violence, sans épargner les femmes, les vieillards et les enfants.

Mon angoisse était extrême. Confondu par ce spectacle de vandalisme et d’impiété, Nelson était partagé entre sa sollicitude paternelle et son orgueil national. « O mon Dieu ! s’écriait-il ; ô profanation ! ô honte pour mon pays ! »

Le péril était imminent et terrible ; je dis à Nelson : « De grâce, laissez à mon amour le soin de protéger Marie » et en parlant ainsi, je la saisis dans mes bras. Oh ! avec quelle énergie je m’emparai de ma bien-aimée ! comme je me sentis fort en la portant sur mon cœur ! mais à peine étais-je chargé d’un si précieux fardeau, que j’entends plusieurs voix crier : « John Mulon ! John Mulon ! mort au catholique qui marie les femmes de couleur avec les blancs ! » Et en même temps je vis tous les regards se porter sur nous ; je compris que nous étions trahis, et que d’affreux dangers nous menaçaient. Comment sauver Marie ? comment traverser les rangs de nos ennemis, au milieu de tant de passions déchaînées ?

Une lueur d’espérance vint briller à mes regards. « La milice ! la milice ! » crièrent quelques insurgés. – « Que nous importe ! répondirent les autres ; la milice n’oserait pas tirer sur le peuple américain ! »

Un corps de miliciens arrivait en effet avec la mission de rétablir la paix publique ; mais il était entièrement composé d’hommes blancs qui se souciaient peu des gens de couleur. Au lieu d’arrêter la fureur populaire, ils se mirent à contempler ses excès. Leur présence impassible ne fit qu’accroître la fureur des assaillants qui parcouraient l’intérieur du temple, brisant, saccageant tout, les meubles, les ornements du culte, la chaire sacrée, l’autel même. Toutes les issues étaient gardées, pour que nul ne pût se soustraire à leurs violences. Dans cette extrémité, recommandant au ciel la sainte cause de l’innocence et du malheur, je me précipite au milieu d’une multitude effrénée, à travers mille cris de douleur et de vengeance, élevant dans mes bras Marie, pâle et échevelée, et n’ayant pour me protéger d’autre secours que l’énergie de ma volonté, la force de mon amour, et ma foi dans la justice de Dieu. Ah ! je fus intrépide et puissant ! je ne sais si ce fut un effet de mon audace ou d’une céleste protection : mais un passage s’ouvrit devant moi. Marie était si belle dans son effroi, que j’attribuai d’abord à la fascination de ses charmes l’impuissance de nos ennemis ; cependant quel respect la plus noble créature inspirerait-elle à l’impie qui outrage Dieu dans son temple ? Je n’avais plus à franchir que la dernière issue : c’était le passage le plus dangereux. Agité de mille terreurs, placé entre l’obstacle que je voyais devant moi et l’impossibilité de demeurer immobile, ne trouvant que périls autour de moi, je m’élance… En ce moment, je vois se lever les bras des meurtriers… Marie va tomber sous leurs coups… Alors il me semble que la voûte du ciel s’affaisse sur moi, en même temps que la terre entrouvre son sein pour m’engloutir. Cependant mon élan suit son cours ; je ne puis plus le retenir, et, dans cet entraînement de mon corps, j’ai la conscience qu’en voulant sauver une tête chérie, je la livre à ses bourreaux ! !

O mon Dieu ! qu’en ce jour ta puissance et ta miséricorde furent grandes ! À l’instant même où je précipitais dans l’abîme le trésor confié à mon amour, un jeune combattant se présente, se jette entre nous et nos ennemis, dont il brave les fureurs, nous fait un rempart de son corps, s’avance dans le terrible défilé, attaque les gardiens du passage, désarme, renverse, brise tout ce qui lui résiste… Précédé de sa puissance tutélaire, je marche sans obstacle, je soustrais Marie aux outrages, je la protège contre toutes les violences, et ressens la plus douce joie qu’il soit donné à l’homme d’éprouver en dérobant à un affreux péril et en voyant renaître dans mes bras le charmant objet de mon amour.

Peu d’instants après nous fûmes rejoints par Nelson, James Williams et John Mulon, qui, malgré les luttes où ils avaient été contraints de s’engager, ne nous avaient pas perdus de vue.

LE LIVRE
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Marie ou l’esclavage aux Etats-Unis de Gustave de Beaumont, Charles Gosselin, 1840

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