Tout bien réfléchi
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Les Suisses n’ont-ils vraiment rien à cacher ?


Les Suisses n’ont rien à cacher. Une large majorité d’entre eux ont approuvé par référendum une loi sur le renseignement autorisant les services secrets à surveiller les communications téléphoniques et les activités sur Internet. Les coupables (terroristes, pédophiles, fraudeurs…) seraient-ils les seuls à avoir quelque chose à cacher ? L’argument est un peu naïf, assure Daniel Solove. Dans cet article paru dans The Chronicle of Higher Education, traduit par Books en juin 2012, ce juriste refait le débat pour montrer que la vie privée du simple quidam vaut mieux que ça.

 

Bien des gens ne se disent pas inquiets de ce que les autorités récoltent sur eux des informations personnelles. « Je n’ai rien à cacher, déclarent-ils. Seuls ceux qui ont quelque chose à se reprocher ont des raisons de s’alarmer, et ceux-là ne méritent pas que leurs agissements soient tenus secrets. » Cet argument imprègne l’ensemble du débat sur la vie privée. Selon l’expert en sécurité des données Bruce Schneier, c’est la « réplique la plus couramment opposée aux défenseurs du respect de la sphère personnelle ». « Ce refrain n’est que trop répandu », constate pour sa part le juriste Geoffrey Stone (1). Sous sa forme la plus impérieuse, le raisonnement minimise tant l’importance de la vie privée que, face aux enjeux de sécurité, celle-ci perd nécessairement la partie. L’argument du « rien à cacher » est partout. En Grande-Bretagne, le gouvernement a ainsi installé des millions de caméras de surveillance dans les lieux publics des villes, petites et grandes, dont les images sont examinées par des fonctionnaires de police via un système de télévision en circuit fermé (2). « Si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre », disait l’un des slogans de la campagne gouvernementale en faveur du programme. Diverses variantes de ce raisonnement apparaissent régulièrement sur les blogs, dans le courrier des lecteurs, les entretiens télévisés et autres forums de discussion. « Peu m’importe que les gens cherchent à se renseigner sur moi, je n’ai rien à cacher ! C’est pourquoi je soutiens les efforts [du gouvernement] pour démasquer les terroristes en écoutant nos conversations téléphoniques ! », déclare ainsi un blogueur américain. Le propos ne date pas d’hier. Henry James écrivait déjà en 1888 à propos d’un des personnages du Reverberator (3) : « Son idée était que si ces gens avaient commis des actes répréhensibles, ils devaient avoir honte d’eux-mêmes et il ne pouvait avoir pitié d’eux, et que s’il n’en était rien, il n’y avait pas besoin de faire tant de tapage du fait qu’on le racontait aux autres. »

J’ai rencontré si souvent l’argument du « rien à cacher » dans les entretiens télévisés et autres débats du même genre que j’ai décidé de tirer cela au clair (4). J’ai demandé aux lecteurs de mon blog s’ils pouvaient lui opposer des objections convaincantes. J’ai reçu un flot de commentaires :

« Ma réponse est la suivante : “Voyons voir, vous avez des rideaux ?”, ou “Pouvez-vous me montrer vos relevés de compte de l’année dernière ?”

– Ma réponse est simple : “Je n’ai pas à justifier ma position. À vous de justifier la vôtre. Revenez avec un mandat de perquisition.”

– Je n’ai rien à cacher. Mais je n’ai rien envie de vous montrer non plus.

– Si vous n’avez rien à cacher, c’est que vous n’avez pas de vie.

– Faites-moi voir votre dossier et je vous montrerai le mien.

– La question n’est pas d’avoir quoi que ce soit à cacher, mais de ne pas vouloir qu’on se mêle d’affaires qui ne regardent que nous.

– Pour faire court, Joseph Staline aurait adoré. Y a-t-il quoi que ce soit à ajouter à cela ? »

À première vue, l’argument semble donc facile à réfuter. Selon toute vraisemblance, tout le monde a quelque chose à cacher à quelqu’un. Comme le disait Soljenitsyne, « tout le monde est coupable de quelque chose ou a quelque chose à cacher. Il suffit d’enquêter un peu pour découvrir quoi ». Dans la même veine, Friedrich Dürrenmatt met en scène, dans son court roman La Panne, un homme a priori innocent. Mais, à mesure qu’il se prête au jeu du procès fictif que lui intente un groupe d’hommes de loi à la retraite, il finit par se demander quel peut bien être son crime. « C’est une question tout à fait secondaire, réplique le procureur. On trouve toujours un crime. »

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Le cas du voyeur

Il est généralement possible d’imaginer des choses que même les moins cachottiers préféreraient tenir secrètes. « Si vous n’avez rien à cacher, cela veut-il dire littéralement que vous êtes d’accord pour que je vous photographie nu ? Et, puisque je suis propriétaire de tous les droits sur cette photographie, que je peux la montrer à vos voisins ? », remarque un internaute sur mon blog. David Flaherty, expert canadien en la matière, exprime une idée semblable quand il déclare : « Il n’existe aucun être humain sensible dans le monde occidental qui ne tienne peu ou prou à sa vie privée ; interrogés sur certains aspects intimes de leur existence, ceux qui prétendraient le contraire ne résisteraient pas cinq minutes avant de reconnaître le caractère indiscret de certaines questions. »

Mais ces objections ne défient que la forme la plus outrancière de l’argument du « rien à cacher », qui est assez fragile. Dans une acception moins caricaturale, il concerne non pas l’intégralité des informations personnelles, mais seulement le type de données que les autorités sont susceptibles de collecter. Réfuter le raisonnement en évoquant la diffusion des photos nues et des secrets les plus intimes de chacun n’a un sens que si l’État est susceptible de récolter ce genre de renseignements. Dans la plupart des cas, seules quelques rares personnes auront accès à ces informations, et elles ne seront jamais divulguées. Dans ces conditions, avancent certains, l’impératif de sécurité auquel répond la lutte contre le terrorisme prime sur le devoir de protéger l’intimité des citoyens. Sous cette forme moins radicale, l’argument du « rien à cacher » est redoutable. Si ce n’est qu’il repose sur des hypothèses hasardeuses concernant la vie privée et sa valeur.

Pour en juger, il faut commencer par examiner l’idée que se font de la vie privée les défenseurs de cet argument. L’écrasante majorité des lois et des politiques en la matière sont tributaires d’une conception bien particulière de ce dont il s’agit. Or la façon de concevoir un problème a un impact considérable sur les solutions juridiques et politiques qu’on lui apporte.

La plupart des tentatives pour circonscrire l’idée de vie privée cherchent à en identifier l’essence – ses caractéristiques fondamentales ou le dénominateur commun aux différents éléments que nous rangeons dans cette catégorie. Mais le concept est trop complexe pour pouvoir se réduire à une essence singulière. C’est un cumul d’éléments différents, qui n’ont pas de point commun mais pourtant se ressemblent. Votre vie privée peut être violée par le dévoilement de vos secrets les plus intimes. Mais elle peut aussi l’être si un voyeur vous observe, même si nul secret n’est jamais divulgué. Dans le premier cas, le problème tient au fait que certaines de vos cachotteries sont communiquées à d’autres. Dans le cas du voyeur, il tient au fait d’être regardé. Cela vous fera sans doute frémir, même si l’inquisiteur ne tombe sur rien de sensible, et même s’il garde pour lui ce qu’il voit. Il existe bien d’autres formes d’invasion de la vie privée, comme le chantage ou l’utilisation inappropriée de vos données personnelles. Elle peut aussi être profanée si les autorités compilent sur vous un dossier complet.

Autrement dit, le phénomène recouvre des réalités multiples qu’il est impossible de réduire à une seule idée simple. Il n’y a d’ailleurs aucune nécessité de le faire.

Le respect de la vie privée fait rarement le poids face aux intérêts qui lui sont opposés, car ni la justice, ni le législateur ni personne ne reconnaît qu’elle est en cause. Il existe des problèmes non reconnus, parce qu’ils ne cadrent pas avec une conception standard de l’intime.

Pour décrire les difficultés soulevées par la collecte et l’utilisation des données personnelles, de nombreux commentateurs utilisent une métaphore inspirée du célèbre 1984 de George Orwell. L’écrivain y met en scène une société totalitaire régie par un pouvoir nommé Big Brother, qui observe ses citoyens de façon obsessionnelle et exige d’eux une discipline absolue. La métaphore d’Orwell, axée sur les effets nocifs de la surveillance (comme l’inhibition et le contrôle social), est peut-être adéquate pour décrire la surveillance des citoyens par l’État. Mais la plupart des renseignements collectés dans les bases de données informatiques, tels que la race, la date de naissance, le sexe, l’adresse ou l’état civil, ne sont pas particulièrement sensibles (5). Nombreux sont ceux qui ne voient pas de raison particulière de dissimuler le nom des hôtels dans lesquels ils séjournent, la marque de leur voiture ou leur boisson favorite. La plupart du temps, la divulgation de ce genre d’information n’entraîne ni gêne ni inhibition.

Une autre métaphore permet de mieux saisir le problème : celle du Procès. Le roman de Kafka tourne autour d’un homme qui, arrêté pour un délit non spécifié, tente désespérément de découvrir les raisons de son incarcération et ce qui l’attend. Il apprend qu’un mystérieux tribunal enquête et possède un dossier sur lui, mais ne peut en savoir davantage. Le Procès met en scène une bureaucratie aux objectifs impénétrables, qui utilise les informations qu’elle détient pour prendre d’importantes décisions au sujet d’individus auxquels elle dénie tout droit de regard sur l’utilisation des renseignements en question.

Les problèmes dépeints par la métaphore kafkaïenne sont d’une autre nature que ceux provoqués par la métaphore orwellienne. L’enjeu est le traitement de l’information – conservation, utilisation et analyse – plus que sa collecte. Ces problèmes engendrent non seulement de la frustration en nourrissant chez l’individu un sentiment d’impuissance, mais ils affectent aussi la structure sociale en modifiant la relation entre les individus et les institutions qui régentent leur vie. Les solutions juridiques et politiques se concentrent trop sur les questions qui relèvent de la métaphore orwellienne – relatives à la surveillance – et négligent les enjeux kafkaïens – relatifs au traitement de l’information.

Débat stérile

Les analystes cherchent souvent à réfuter l’argument du « rien à cacher » en attirant l’attention sur ce que nous pourrions avoir envie de dissimuler. Mais le problème dudit argument tient à l’hypothèse qui le sous-tend, l’idée que la vie privée se résumerait à l’occultation de réalités plus ou moins condamnables. C’est concéder bien trop de terrain et se condamner à un débat stérile sur le type d’informations que les gens seraient enclins à camoufler. Comme le fait judicieusement remarquer Schneier, la logique du « rien à cacher » repose sur « l’hypothèse erronée que la vie privée concerne la dissimulation de quelque méfait ». Mais la surveillance peut aussi entraver des activités légales comme la liberté d’expression, d’association et tous les droits essentiels à la démocratie.

Si l’on conçoit le respect de la vie privée comme un problème aux dimensions multiples, liées entre elles, la divulgation de faits répréhensibles apparaît comme l’une seulement des nombreuses difficultés engendrées par les politiques de sécurité. Encore une fois, les enjeux ne sont pas seulement orwelliens mais aussi kafkaïens. Les programmes gouvernementaux de collecte d’informations sont inquiétants même si aucun renseignement volontairement caché n’est dévoilé.

Dans Le Procès, le problème n’est pas le comportement inhibé du héros mais l’oppressant sentiment d’impuissance et de vulnérabilité que provoque l’utilisation de ses données personnelles par le tribunal, assortie du refus de lui accorder le moindre droit de regard sur la procédure. Les dommages qui lui sont infligés sont de nature bureaucratique – indifférence, erreurs, abus, frustration, manque de transparence et arbitraire. Un préjudice de cette même nature bureaucratique, que j’appelle préjudice d’agrégation, naît du recoupement de fragments de données à première vue anodines, mais très parlantes une fois réunies. En rassemblant des indications qui, isolément, ne méritent pas forcément d’être protégées, les autorités peuvent glaner sur nous des renseignements que nous aurions préféré taire. Supposons par exemple que vous ayez acheté un livre sur le cancer. À lui seul, cet achat ne révèle pas grand-chose d’autre que votre intérêt pour cette maladie. Mais supposons que vous ayez aussi acheté une perruque. Il existe toutes sortes de raisons de le faire. Mais il suffit de croiser ces deux éléments pour conclure que vous êtes atteint d’un cancer et que vous subissez une chimiothérapie. Vous ne verrez peut-être pas d’inconvénient à partager cette information, mais vous auriez certainement aimé pouvoir en décider.

Un autre danger potentiel de la récolte de données personnelles est ce que j’appelle l’exclusion. L’exclusion consiste à empêcher les individus d’avoir connaissance de la manière dont sont utilisés les renseignements les concernant, à leur en interdire l’accès et la possibilité de corriger les erreurs éventuelles. Une bonne part des mesures de sécurité nationale impliquent l’entretien d’une gigantesque base de données inaccessible aux citoyens. À vrai dire, l’existence même de ces programmes est souvent tenue secrète en raison même de l’enjeu de sécurité qu’ils représentent. Cette manière d’exclure les sujets concernés est une forme de déni de droit. C’est un problème structurel, qui touche à la façon dont les institutions traitent les personnes et introduit un déséquilibre entre gouvernants et gouvernés. Qu’est-ce qui justifie d’accorder un tel pouvoir aux autorités sur les citoyens ? La question n’est pas ici celle des informations que les gens préfèrent cacher, mais celle du pouvoir et de la structure de l’État (6).

Un problème connexe est posé par l’utilisation dérivée des informations recueillies, c’est-à-dire l’exploitation dans un autre but, et sans le consentement de l’intéressé, de données obtenues à une certaine fin. Combien de temps est-il prévu de conserver les informations personnelles ? Comment seront-elles utilisées ? À quoi seront-elles utilisées ? Faute d’imposer une limite ou une responsabilité légale à cet égard, la population peut difficilement évaluer les risques liés à la détention de ces renseignements par le gouvernement.

La collecte et l’utilisation de données personnelles par l’État posent un autre problème encore : celui de leur dénaturation. Même si ces informations privées peuvent en dire long sur la personnalité et les activités des individus, elles reflètent rarement l’intégralité d’un être. Elles peuvent en donner une image déformée, en raison notamment du caractère réducteur des archives, qui enregistrent souvent les renseignements sous un format standardisé qui omet de nombreux détails.

Supposons par exemple que les autorités apprennent qu’une personne a acheté des livres sur la fabrication de la méthamphétamine. Elles la soupçonnent en conséquence d’être en train d’aménager un laboratoire de synthèse pour produire cette drogue. Mais il leur manque une partie de l’histoire : la personne en question écrit un roman dans lequel un personnage fabrique du speed. L’idée ne lui est pas venue à l’esprit, au moment d’acheter ces ouvrages, que cela pouvait éveiller la suspicion, et les données enregistrées le concernant ne font pas apparaître le motif de ses achats. Aurait-il dû se douter que le gouvernement surveillait de près ses moindres faits et gestes ? Aurait-il dû prendre ses précautions pour ne pas apparaître sur une liste de personnes suspectes ? Même s’il ne commet pas de délit, il peut vouloir soustraire au regard des autorités les informations dont elles sont susceptibles de tirer des conclusions fallacieuses. Il pourrait légitimement ne pas avoir envie de s’inquiéter de la manière dont seront perçues ses moindres actions par des agents de police fébriles. Il pourrait légitimement ne pas vouloir être signalé comme suspect par un ordinateur, au motif que son comportement est inhabituel.

L’argument du « rien à cacher » se focalise sur un ou deux types de problèmes liés à la préservation de la vie privée – en l’occurrence, le dévoilement d’informations personnelles et la surveillance –, à l’exclusion de tous les autres. Il obéit à une définition bien spécifique de l’intime, à l’exclusion d’autres points de vue.

« L’État ne me veut pas de mal »

Il importe ici de distinguer entre deux manières de justifier un programme de sécurité nationale exigeant l’accès à des informations personnelles. La première consiste à ne pas reconnaître l’existence même d’un souci. C’est ainsi que fonctionne l’argument du « rien à cacher ». La seconde est de reconnaître le problème tout en prétendant que les bénéfices dudit programme compensent largement le sacrifice consenti dans le domaine de la vie privée. La première stratégie n’est pas sans influencer la seconde, car la maigre valeur alors accordée à la sphère personnelle se fonde sur une vision étroite de l’enjeu. Et le grand malentendu vient de ce que l’argument du « rien à cacher » repose sur cette conception si particulière et partielle de la vie privée.

À examiner de plus près ce fameux argument, on s’aperçoit qu’il vise un genre singulier et brutal de préjudice. Ironie de l’histoire, cette vision est parfois partagée par ceux qui militent pour une meilleure protection de la sphère personnelle. Ann Bartow, professeure de droit à l’université de Caroline du Sud, soutient ainsi que, pour avoir un véritable écho, les problèmes relatifs à la vie privée doivent « affecter négativement les êtres humains dans leur intégrité corporelle, et pas simplement provoquer un sentiment de malaise ». Elle affirme que la cause de l’intimité a besoin de plus de « cadavres », et que « le manque de sang et de morts, ou du moins d’os brisés et de masses d’argent en jeu, différencie les atteintes à la vie privée d’autres catégories de préjudice ». La critique de Bartow est en réalité parfaitement compatible avec l’argument du « rien à cacher », dont les partisans ont en tête une forme radicale de violation de l’intimité, celle qui se produit si et seulement si un fait profondément embarrassant ou déshonorant est révélé. Comme Bartow, les tenants de l’argument du « rien à cacher » réclament des dommages corporels.

C’est vrai, les gens réagissent beaucoup plus vigoureusement au sang et aux cadavres qu’à des préoccupations plus abstraites. Mais si c’était à cela qu’il fallait reconnaître un problème… La vie privée n’est pas un film d’horreur ; la plupart des questions qu’elle pose ne tuent pas, et il serait souvent vain de réclamer en la matière des preuves de préjudice palpable.

La violation de l’intimité est rarement le fait d’un seul acte notoirement nuisible, mais plus souvent de la lente accumulation d’interventions relativement mineures. De ce point de vue, le processus est assez comparable à certaines atteintes à l’environnement, qui se produisent sur la durée à travers une succession de petits gestes accomplis par différents acteurs. Même si la société est plus encline à réagir à une marée noire, la pollution progressive par une multitude de protagonistes est souvent à l’origine de difficultés plus graves.

On perd rarement sa vie privée d’un seul coup. Elle s’érode au fil du temps, se dissout presque imperceptiblement par petites touches avant que nous ne commencions à prendre la mesure des dégâts. Quand l’État se met à contrôler les numéros de téléphone composés par les citoyens, beaucoup haussent les épaules : « Ce n’est rien, juste des numéros de téléphone. » Et puis il commence à écouter certaines conversations : « Ce n’est rien, juste quelques conversations. » Par la suite, il installe de nouvelles caméras de surveillance dans les lieux publics : « Et alors ? Quelques caméras supplémentaires pour filmer quelques lieux de plus. Pas de quoi en faire un plat. » La multiplication de ces appareils peut créer un réseau de vidéos plus élaboré. Une surveillance par satellite peut s’y ajouter pour mieux suivre les déplacements des individus (7). Le gouvernement se mettra ensuite à examiner les relevés de compte. « Ce ne sont que mes dépôts et certaines de mes factures. La belle affaire ! » Ce sera alors le tour de vos relevés de carte de crédit, de navigation Internet, de prestations médicales, vos fiches de paie, etc. Chaque étape peut sembler anodine mais, au bout d’un moment, l’État surveillera et connaîtra vos moindres faits et gestes.

L’administration possède désormais de volumineux dossiers sur les activités, les centres d’intérêt, les habitudes de lecture, les finances et la santé de tout un chacun. Et si elle divulguait ces renseignements ? Si les autorités, au vu de vos activités, vous soupçonnaient à tort d’être impliqué dans quelque activité criminelle ? Si l’on vous interdisait de voyager ? Si l’on jugeait louches vos transactions financières – même si vous n’avez rien fait de répréhensible – et décidait de geler vos comptes ? Si l’on ne protégeait pas les informations vous concernant aussi sûrement qu’il le faudrait, et qu’un voleur d’identité s’en servait pour vous escroquer ? Même si vous n’avez rien à cacher, les autorités peuvent vous causer grand tort.

« L’État ne me veut pas de mal », insisteront certains. C’est vrai dans la majorité des cas, mais les autorités peuvent aussi porter préjudice aux individus par mégarde ou par négligence. Une fois décortiqué l’argument du « rien à cacher », une fois examinées et réfutées ses hypothèses sous-jacentes, on voit comment il ramène à lui le débat et tire sa force de cet avantage déloyal. Il peut piéger car il oblige la discussion à tourner autour de sa conception étroite de la vie privée. Mais, confronté à la multitude de problèmes que posent la collecte et l’utilisation des données par l’État, bien au-delà de la question de la surveillance et de la divulgation des informations, l’argument du « rien à cacher », au bout du compte, n’a rien à dire.

Cet article est paru dans The Chronicle of Higher­ Education le 15 mai 2011. Il a été traduit par Hélène Quiniou.

Notes

1| Geoffrey Stone, professeur de droit à l’université de Chicago, est l’auteur d’un livre remarqué sur l’histoire de la liberté d’expression aux États-Unis en temps de guerre (Perilous Times, Norton, 2004).

2| Un dispositif de ce type existe à Paris : en juin 2012, quelque 1?500 caméras ont été installées sur la voie publique, dans le métro, etc., et reliées par fibre optique. Les images peuvent être visionnées à tout moment par des agents de la préfecture de police.

3| Traduit en 2003 aux éditions La Différence.

4| Daniel Solove est un juriste américain de premier plan.

5| La « race » est prise en compte dans les recensements aux États-Unis?; pas en France.

6| En France, le droit d’accès et de rectification des données recueillies par les administrations est garanti par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Un citoyen qui souhaite accéder aux informations le concernant enregistrées dans un fichier lié à la sûreté de l’État, la défense ou la sécurité publique peut demander à la CNIL de mandater l’un de ses membres magistrats (droit d’accès indirect).

7| On pourrait allonger la liste, en y ajoutant par exemple la multiplication des drones, dont certains peuvent être acquis pour quelques centaines d’euros (voir « La guerre des drones », Books, mars 2012,).

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Secrets and Lies: Digital Security in a Networked World de Bruce Schneier, John Wiley & Sons, 2004

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