Tout bien réfléchi
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Indomptable Catalogne

Le gouvernement séparatiste Catalan a annoncé la tenue le 1er octobre d’un référendum sur l’indépendance de la région. Madrid a dénoncé un « coup de force contraire à la démocratie » et a saisi le Conseil constitutionnel. Cette situation explosive n’est pas nouvelle. Barcelone rêve depuis toujours de faire bande à part, comme le rappelle l’essayiste Victor Cherbuliez dans L’Espagne politique, chronique de la naissance de la première république espagnole à la fin du XIXe siècle.

 

Parmi les opinions embrassées auparavant par les ministres de la république, il en était une qui, sans qu’il y parût, leur causait les plus vives perplexités. Ils avaient toujours déclaré que la forme de gouvernement qui convenait à l’Espagne était non seulement la république, mais la république fédérale, et jamais on n’a si bien vu tout le mal qu’un adjectif peut faire à un pays. Celui-ci a failli consommer la perte de l’Espagne ; il a provoqué les troubles et l’anarchie d’où elle a tant de peine à sortir ; on peut mettre à sa charge des incendies, des massacres, l’Iliade et l’odyssée du général Contreras.

On a dit que le fédéralisme était une chimère de Proudhon traduite en castillan par M. Pi y Margall. Les songes qui s’emparent de l’imagination de tout un peuple n’ont pas une origine si littéraire ; ils n’éclosent pas dans le cabinet d’un penseur. La république fédérale est l’invention collective des Catalans, qui ont fourni à l’Espagne beaucoup d’hommes d’état et tiennent dans la Péninsule école de politique avec l’esprit de suite particulier à leur race, laquelle au rebours des Andalous joint l’obstination à l’enthousiasme. La Catalogne a manifesté plus d’une fois des tendances séparatistes. Comme les provinces basques, elle s’est refusée jusqu’à présent à parler l’espagnol ; elle a son idiome propre, très semblable à l’ancien provençal et qui est beaucoup mieux compris à Toulouse qu’à Madrid. Pendant des siècles, elle a mené une existence indépendante et glorieuse ; elle n’a point oublié ses hardis navigateurs, les prouesses de ses aventuriers, ses guerres maritimes contre les pirates de la Corse et des Baléares, ni ses audacieuses insurrections, ni sa fierté, qui obligeait ses maîtres d’un jour à compter avec elle. Les Catalans se chargent de prouver par leur exemple que l’industrie et le travail ne tuent point l’inquiétude de l’imagination, et qu’on peut concilier le génie du négoce avec le romantisme des souvenirs. Au surplus Barcelone n’a jamais aimé Madrid. La cité laborieuse et commerçante, qui se plaît au bruit des machines et au cri de la grue chargeant ou déchargeant des ballots, nourrit un superbe mépris pour la villa coronada, centre d’oisifs, de beaux parleurs et de toute la race qui émarge au budget. Raisonnements et préjugés, tout dispose la Catalogne à relâcher les liens qui l’unissent à la patrie commune et à conquérir une demi-indépendance.

Pourtant on peut affirmer que l’accomplissement de ses rêves lui serait funeste. Sans compter qu’elle fournit aux administrations centrales plus d’employés qu’aucune autre partie de la Péninsule, et que l’ambition de ses fils, seuls Espagnols qui portent l’esprit des affaires dans la politique, se trouverait fort dépourvue si l’Espagne venait à n’avoir plus de capitale, il n’est pas de province dont la prospérité soit plus intéressée au maintien du statu quo. A la rigueur l’Espagne pourrait se passer de la Catalogne, mais la Catalogne ne peut se passer de l’Espagne, qui est son marché. Elle estime que la liberté commerciale ruinerait ses industries, qui ne peuvent soutenir la concurrence avec l’étranger. Que deviendraient ses soieries, ses tissus de laine, ses draps, ses toiles et ses dentelles, si l’Andalousie, s’érigeant en canton libre, s’avisait d’abolir ses douanes et de proclamer la franchise de ses ports ? Les habitants de Malaga regardent un douanier du même œil qu’un vieux Turc considère un chrétien, et, si on les écoutait, les droits d’entrée seraient depuis longtemps supprimés. Comme eux, tous les districts agricoles de la Péninsule tiennent pour le libre échange. Seule, la Catalogne voit son salut dans la protection et l’impose au reste du pays. Elle a contribué plus que personne à renverser en 1843 le duc de la Victoire, parce qu’il écoutait l’Angleterre, qui allait signer avec lui un traité de commerce. Si le général Prim, au temps de sa puissance, ferma l’oreille à de semblables ouvertures, ce fut par ménagement pour ses compatriotes, dont il redoutait le chagrin et les colères. Il n’en est pas moins vrai qu’au mépris de ses plus chers intérêts Barcelone a été le berceau du fédéralisme, et le gouvernement provisoire put craindre plus d’une fois qu’irritée des lenteurs qu’on apportait à consacrer définitivement et le mot et la chose, elle ne fît un coup de tête, elle ne s’arrogeât le droit de sécession, quitte à déplorer le lendemain son erreur, — tant il y a de contradiction dans les désirs des peuples, tant il est dans le cœur de l’homme d’aimer à braver le repentir.

Sans contredit, les hommes politiques qui se sont faits les champions de la république fédérative ne s’y sont pas décidés sans raisons. Il en est d’importantes, qu’ils font valoir avec éloquence ; en Espagne, l’erreur est éloquente comme la vérité. Leur premier argument est que les républiques les plus prospères, celles qui ont su le mieux concilier l’ordre et la liberté, les États-Unis comme la Suisse sont des confédérations, tandis que de fâcheux exemples ont paru prouver que les républiques unitaires sont sujettes à bien des hasards et à de funestes aventures. Ils alléguaient de plus que l’ancien régime, à qui l’unité religieuse suffisait, n’a point établi en Espagne l’unité civile et administrative, ni réduit la nation en un corps homogène comme la France repétrie par la révolution. Partant les provinces ont gardé leur caractère propre ; l’Aragon n’a pas le même code civil que la Castille ; les Catalans, les Andalous et les Galiciens se ressemblent aussi peu que les Genevois, les Valaisans et les Bernois. Enfin ils se flattaient de trouver dans le régime fédératif un remède aux deux grandes maladies politiques dont souffre l’Espagne, l’empleomania et les pronunciamientos. Le gouvernement central, dépouillé d’une partie de ses attributions, aurait moins de places à donner ; il ne serait plus cette vache laitière que des milliers de mains, qui pourraient vaquer à des travaux plus utiles, s’occupent à traire chaque jour. Moins de gens seraient intéressés dans le jeu redoutable des révolutions, dont tant d’oisifs attendent aujourd’hui leur gagne-pain. On n’aurait pas à craindre non plus les entreprises d’un général à qui la complicité de quelques régiments et un combat heureux suffisent pour s’emparer de la capitale et pour dicter de Madrid des lois à tout le pays. Désormais plus de révolutions, plus de coups de main, plus de dictature « Avec le système de la centralisation, disait aux cortes M. Castelar le 11 mai 1870, un seul jour, le 24 février, décide du sort des rois ; une seule nuit, la nuit du 2 décembre, décide du sort des peuples. Dans un pays ainsi constitué, la liberté n’est pas un soleil, elle est un éclair qui foudroie et s’éteint ; le gouvernement n’est pas un régulateur pacifique de la vie sociale, il agit comme une force aveugle et brutale, il opprime et il écrase. En haut, la bureaucratie ; en bas, des conspirateurs. Une seule ville renferme la société tout entière ; un seul chef militaire résume en lui tout un parti. Un court espace, celui qui s’étend de cette enceinte au ministère de l’intérieur et de ce ministère au palais du sénat, est la moelle épinière de tout un peuple. Reconnaissez-vous là l’état normal d’un grand pays ? Il n’y a qu’un moyen de l’améliorer. Distribuons l’autorité dans tout le corps social ; émancipons, comme le veut la raison, le municipe et la province, afin que le gouvernement, toujours porté à la tyrannie, ne soit plus libre d’obéir à son penchant. » Le célèbre orateur appuyait son raisonnement de considérations sur la force de gravitation qui régit les mondes, sur l’indépendance relative des divers organismes du corps humain. Il oubliait qu’en politique il faut se défier des comparaisons presque autant que des adjectifs.

A ces arguments épaulés de métaphores, on répondait que ce qu’il y avait de juste dans les raisons des fédéralistes militait en faveur de la décentralisation administrative, laquelle a été pratiquée avec bonheur dans plus d’un état unitaire. On répliquait encore qu’il est insensé de prétendre imposer, sur la foi d’une théorie, des institutions à un peuple sans tenir compte de ses qualités et de ses défauts, qu’un gouvernement muni de pouvoirs étendus était nécessaire pour contenir ce penchant à l’indiscipline et à l’isolement politiques qui semble propre à la race espagnole, — témoin le Mexique, condamné par le fédéralisme à l’éternelle anarchie, à de perpétuels démembrements. — Relâchez les liens de solidarité entre nos provinces, disait-on, et l’Espagne se disloquera. Comme le malade de M. Purgon tombait de la bradypepsie dans la dyspepsie et de la dyspepsie dans l’apepsie, le fédéralisme produira le provincialisme, qui se tournera lui-même en cantonalisme, et vous verrez bientôt chaque ville de chaque canton affecter l’autonomie. Eh quoi ! le carlisme, ce grand ennemi de la société moderne, voudrait nous ramener au despotisme de Philippe II ; plus réactionnaires encore que lui, vous voulez que nous renoncions à notre unité, prix de tant d’efforts et de sacrifices, pour retourner à toutes les confusions du moyen âge. — « Vous savez qui nous sommes, s’écriait un députe des Canaries, M. Léon y Castillo ; vous savez quel esprit d’individualisme outré nous anime, et combien nous avons de peine à étouffer dans chaque commune les luttes de famille à famille et de parti à parti, dans chaque province les rivalités de ville à ville dans la Péninsule tout entière les conflits d’amour-propre ou d’intérêts entre provinces, et vous osez désirer que la loi consacre nos maux, légitime nos erreurs ! Que nous parle-t-on du moyen âge ? Le fédéralisme ne peut manquer de nous réduire à la vie de tribu ; l’Espagne cessera d’être une puissance européenne, pour se transformer en une vaste Kabylie. » Ce qui s’est passé depuis n’a que trop justifié ces lugubres prédictions.

LE LIVRE
LE LIVRE

L’Espagne politique de Victor Cherbuliez, Revue des deux mondes, 1873

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