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La Terre vue d’en haut


Thomas Pesquet et Oleg Novitiski effectuent ce vendredi 2 juin leur voyage retour vers la Terre après presque 200 jours passés dans la station spatiale internationale. Pendant tout son séjour, l’astronaute français a partagé son travail et son quotidien sur les réseaux sociaux. Le seul événement qu’il n’a pas pu commenter en direct est son voyage dans le vaisseau Soyouz. Pour remédier à cet inconvénient, l’écrivain Achille Eyraud raconte l’expédition de son héros à travers l’espace. Dans cet extrait de Voyage à Vénus publié en 1865, Volfrang s’éloigne de la Terre, contrairement aux spationautes du jour, mais sa vue de notre planète depuis là-haut n’a rien à envier à la leur.

 

Après sept ou huit heures d’ascension dans les ténèbres, je m’aperçus avec joie, que, sur le bord oriental de notre globe, l’atmosphère s’éclairait par degrés. Bientôt le soleil reparut à mes yeux ; sa teinte d’un brun orangé devint de moins en moins foncée à mesure qu’il traversait les diverses couches de l’atmosphère, et lorsqu’il s’en dégagea au bout de quelques secondes, il se montra plus clair et plus brillant que lorsque nous le voyons au zénith par une sereine journée d’été. — Je sortais enfin du cône d’ombre de la Terre.

— Tu devais te trouver alors au milieu de ces torrents de lumière que verse le soleil sur tout le système planétaire.

— Pas du tout, mon cher Muller, j’étais entouré d’une obscurité intense, comme un instant auparavant.

— Cela m’étonne, fit Léo ; il n’y a de ténèbres dans l’espace que celles qu’y font les planètes perpétuellement coiffées de leurs cônes d’ombre. Hors de là, tout est lumière, et lumière vive, éclatante, puisque l’atmosphère ne la tamise plus comme un rideau de gaze bleue.

— Sans doute, l’­agent lumineux traverse l’espace dans toute sa force et toute sa pureté, mais comme il ne se reflète que sur des corps extrêmement éloignés, l’aspect général de ces vastes régions était à peu près le même à mes yeux que lorsque je naviguais dans le cône d’ombre. Rien n’était changé au ciel : il n’y avait qu’une étoile de plus ; étoile beaucoup plus grosse que les autres, il est vrai, mais se détachant comme elles sur le fond absolument noir du ciel, sans répandre au loin cette lumière diffuse dont nous jouissons sur la terre, et que nous appelons le grand jour.

Voulez-vous un exemple sensible de cette différence ? Supposez un bocal sphérique, en cristal, au centre duquel serait suspendue une boule en terre cuite ; — une eau bleuâtre remplirait le vide existant entre ces deux sphères. — Maintenant, par une nuit sombre, placez cet appareil sur une hauteur bien nue, et dirigez sur lui le pinceau d’une lumière électrique. Un hémisphère de la boule s’éclairera ainsi que le liquide qui l’entoure, les insectes aquatiques qui ramperont sur cet hémisphère auront la sensation du grand jour, et pourtant, au dehors, la nuit régnera tout aussi sombre ; le foyer électrique sera visible, mais sa lumière, se perdant sans se refléter ailleurs que sur le globe en question, ne laissera aucune trace dans l’espace.

— Mille pardons, mon cher Volfrang, dit Muller, la lumière électrique se distingue parfaitement dans l’air qu’elle traverse et qu’elle sillonne d’une longue traînée phosphorescente.

— Parce qu’elle y rencontre des grains de poussière et des vapeurs qu’elle éclaire, mais dans une atmosphère très-pure, et mieux encore, dans le vide parfait, une énorme gerbe de lumière pourrait passer à un décimètre de nos yeux, par la nuit la plus sombre, sans que nous l’aperçussions le moins du monde.

Il arrivait ainsi qu’un côté de mon esquif était très-vivement éclairé par les rayons qui le frappaient, tandis que l’autre se fondait brusquement dans une ombre si noire qu’il était absolument invisible.

Cependant le soleil montant peu à peu répandit sa lumière sur la sphère terrestre qui m’envoya son reflet. Ce reflet, traversant une atmosphère d’un bleu pâle, était un peu rouge, surtout vers les bords. J’étais déjà bien loin de notre planète ; et sa force d’attraction diminuant d’une façon notable, la vitesse de mon ascension s’en accrut considérablement.

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— Tu parles toujours de ton ascension, observa Léo, sans paraître t’occuper outre mesure de te diriger vers Vénus, le but de ton pèlerinage.

— Je ne pouvais y songer encore. Tant que j’étais soumis à l’attraction de la Terre, je devais, pour conserver l’équilibre de mon esquif, me contenter de monter, en suivant la direction du rayon terrestre ; et, notre planète m’entraînant dans son mouvement de rotation, il se trouvait ainsi que je m’en éloignais en décrivant une spirale gigantesque.

Parvenu à la limite qui sépare la sphère d’attraction lunaire de la sphère d’attraction terrestre, je n’eus absolument aucun mouvement à faire pour rester suspendu au milieu de l’espace dans un équilibre parfait. Je stationnai sur ce point de tangence, — semblable à un capitaine de vaisseau qui attend la marée pour entrer au port, — jusqu’à ce que la Lune, après avoir passé sous Vénus, la laissât reparaître à l’autre bord. Quand ce moment fut arrivé, une légère impulsion me tira de ma position d’équilibre, et me fit entrer dans la sphère d’attraction de la Lune. Mon appareil se retourna, la partie inférieure se dirigea vers le centre du satellite ; mais, afin de ne pas tomber sur cet astre, je dirigeai latéralement mes cônes propulseurs. De cette façon, je passai près de ses bords sans y toucher.

— Tu as donc voulu, dit en riant Léo, brûler la station de la Lune, suivant l’expression en usage dans les voyages en chemin de fer ? À ta place, j’aurais eu la curiosité de m’y arrêter quelques instants.

— Comme elle n’a pas d’atmosphère, j’ai pu la voir parfaitement sans y débarquer. C’est un astre mort qui me présenta l’aspect le plus désolé : nulle trace d’habitation, pas un seul animal, pas une plante ; partout la neige et la glace, partout le morne silence et la funèbre solitude d’un cimetière abandonné. Çà et là, se dressaient des pics de plus de six mille mètres de hauteur. Ils étaient fréquemment entourés de montagnes plus basses, mais d’une forme toute particulière, et qui, grâce à leur milieu évidé et à leurs bords circulaires, ressemblaient à de blanches couronnes semées au pied de colossales pyramides funéraires.

Ailleurs, s’étendaient d’immenses plaines dont la surface était parfaitement unie, et qui, visibles de la Terre, ont reçu des sélénographes les noms de mare cœruleum, mare procellarum, mare serenitatis, etc. Il semble, en effet, que ce soit d’anciennes mers, aujourd’hui complètement congelées.

Toutefois, malgré le défaut d’atmosphère, et l’excessive intensité du froid qui règne sur la Lune, je n’oserais affirmer qu’il ne s’y trouve point d’habitants, pas plus que je n’affirmerais qu’à leur période incandescente, la Terre et son satellite en eussent été complètement privés. La providence divine n’a-t-elle pas semé la vie partout, et peuplé les zones brûlantes et glaciales, les airs, les eaux et jusqu’à l’intérieur de la Terre, des animaux les plus dissemblables, et tous spécialement organisés pour les divers milieux où elle les a placés ?

Ces habitants de la Lune, s’il en existe, se trouvent dans des conditions bien inégales quant au degré de clarté de leurs nuits. Tout un hémisphère ne voit jamais notre planète, tandis que l’autre jouit d’un clair de terre continu pendant ses longues nuits de quinze fois vingt-quatre heures. Ces clairs de terre, treize fois plus vifs que nos clairs de lune, ont, comme ceux-ci, leurs phases croissantes et décroissantes. Mais ce qu’il y a de singulier c’est qu’aux yeux des Sélénites, la Terre paraît occuper toujours le même point du ciel : ceux qui habitent les bords de l’hémisphère favorisé la voient toujours à l’horizon, et ceux qui occupent les régions centrales toujours au zénith.

Au moment de mon passage près de la Lune, le soleil éclairait presque en entier la face opposée à celle que nous montre notre satellite. Cette dernière n’était lumineuse que sur ses bords, et elle devait dessiner à l’horizon terrestre un de ces croissants déliés, virgules d’or sur l’azur du ciel, qui annoncent le commencement ou la fin d’une lunaison. Quant à la Terre, elle était éclairée dans les mêmes proportions que l’autre hémisphère de la Lune, c’est-à-dire à peu près totalement.

— Et qu’as-tu remarqué sur cet hémisphère que ne nous montre jamais la Lune ? demanda Léo. J’imagine qu’il est moins beau que l’autre puisqu’elle s’obstine éternellement à nous le cacher.

— Je la crois innocente de toute coquetterie à cet égard, reprit Volfrang avec un sourire, et je pense que si elle dirige toujours la même face de notre côté, c’est tout simplement parce qu’elle est attirée avec trop de force par la Terre. Elle se comporte à cet égard comme un ballon qui, suspendu dans l’atmosphère et entraîné aussi par le mouvement rotatoire de notre planète, n’en a pas moins toujours le même côté tourné vers le sol, si l’air est parfaitement calme. Toutefois la partie que nous montre notre satellite me parut plus bombée que l’autre, apparemment à cause de l’attraction que la Terre exerçait sur elle pendant la période de fusion.

— Ainsi, sur ses deux faces dit Vilhem, la Lune t’a paru un monde mort.

— Comme le seront un jour toutes les planètes et le soleil lui-même.

— Et sans doute alors notre pauvre système planétaire, privé de chaleur et de lumière, n’en continuera pas moins sa morne promenade à travers l’espace, pendant l’éternité entière !

— Il est probable que non. Tout au monde, depuis le brin d’herbe jusqu’aux sphères célestes, semble devoir retourner à son premier état ; et, pour opérer la transformation de notre système, il suffira que le soleil éteint vienne à rencontrer une autre sphère. L’arrêt subit de son mouvement paralysera la force centrifuge qui tient les planètes éloignées de lui, et produira une chaleur telle que le système entier reprendra l’état gazeux qu’il avait à l’origine.

Mais j’en reviens à mon voyage.

Parvenu dans une zone où s’affaiblissait l’attraction du satellite, je voguai avec une vitesse extrême.

Il n’est pas, mes chers amis, de vol fantastique d’hippogriffe ou de léviathan, de fée Titania ou de sylphe Ariel, qui puisse vous donner une idée de la vélocité de cette course. Vous en concevez aisément la raison : je ne trouvais aucun des deux obstacles qui ralentissent d’ordinaire l’élan de nos véhicules : la pesanteur et la résistance de l’air. Aussi, la moindre impulsion imprimée à mon esquif le lançait-elle avec une extrême vigueur, qui, loin de se ralentir, ne faisait que s’accroître, le mouvement s’ajoutant toujours à lui-même, et l’attraction de plus en plus forte de Vénus achevant de le précipiter. Dans la vaste solitude où je glissais, je ne pouvais guère plus me rendre compte de cette rapidité fulgurante qu’un voyageur, roulant dans un wagon dont il a baissé les stores, ne se rend compte de la vitesse d’un train. Cependant ; à considérer l’accroissement que prenait le diamètre de la planète que j’allais visiter, je jugeai que je devais faire plusieurs centaines de lieues par seconde. En revanche, la Terre s’était réduite à mes yeux aux proportions d’une simple étoile, perdue dans l’éblouissante multitude d’astres qui brillaient autour de moi.

Je me sentis saisi d’un sentiment de triste humilité quand je vis combien c’était peu de chose dans l’univers que cette Terre pour laquelle il nous semble que tout ait été créé. — Ainsi, me disais-je, c’est sur ce globe presque imperceptible, ou plutôt sur une de ses parties (car l’eau en couvre les trois quarts) que s’agitent des millions de petits êtres qui se proclament les rois de la création… Chétives créatures, qui ne peuvent même pas couler dans une paix fraternelle la courte vie que Dieu leur a permise sur ce grain de sable, et qui la consument méchamment à s’exploiter et à se déchirer les uns les autres. Peuples formant un État, ils s’efforcent de duper leurs voisins en mettant en œuvre les fourberies des scapins diplomatiques, quand ils ne tentent pas, sous de futiles prétextes, de s’emparer à main armée de leur territoire. Particuliers, leur souci perpétuel est d’acquérir la fortune et les distinctions, beaucoup moins pour en jouir que pour dominer les autres et savourer la douce joie d’être enviés par eux. De combien d’intrigues, de haines et de luttes sanglantes ce point lumineux n’est-il pas le foyer ?… Va, pauvre grain de poussière flottant dans un rayon de soleil, parcours le cercle étroit que la main de Dieu t’a tracé dans l’espace incommensurable, et continue à loisir tes clameurs, tes dissensions et tes combats, jusqu’au jour où, étant glacé à ton tour par l’inévitable souffle de la mort, un épais linceul de frimas viendra couvrir pour jamais et les générations que tu auras portées et les derniers vestiges de leur vanité !

Quand je pénétrai dans l’atmosphère de Vénus, je disposai mes cônes propulseurs de façon à modérer la vitesse de ma descente, pour ne pas être brisé comme verre sur le sol de la planète, et faire naufrage au port, après un voyage de si long cours !

LE LIVRE
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Voyage à Vénus de Achille Eyraud, Michel Lévy, 1865

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