The Walking Dead – Comment rester humain face aux zombies ?


© Gene Page/AMC
Du centre-ville dévasté d’Atlanta (saison 1) aux maisons proprettes d’Alexandria, près de Washington (saison 6), les héros de The Walking Dead ont parcouru bien des kilomètres. Plusieurs membres du petit groupe d’origine emmené par le sheriff adjoint Rick Grimes sont morts, y compris son épouse Lori et son collègue Shane. De nouvelles recrues ont été intégrées en chemin : l’intrépide Michonne, le pieux Herschel, l’ancien militaire lunatique Abraham Ford, l’indéchiffrable Eugene Porter… Pourtant, en dépit des obstacles surmontés et des nombreux zombies qu’il leur a fallu trucider (des spectateurs se sont amusés à les compter), les protagonistes en sont toujours à peu près au même point. Ils ignorent encore les causes de l’épidémie qui a transformé le monde, en quelques mois, en un pandémonium post-apocalyptique infesté de morts-vivants. Chaque journée est un combat pour survivre jusqu’au lendemain. Les objectifs n’ont guère changé : il faut trouver un abri, des vivres, éviter d’être dévoré tout vif par les hordes de zombies qui errent dans la campagne. Et, souvent, affronter d’autres groupes de rescapés. (Malgré quelques belles rencontres, on croise souvent des fous, des meurtriers… Certains survivants sont même devenus anthropophages. Un choix plutôt rationnel vu la pénurie de nourriture, mais la « viande » n’est pas toujours propre à la consommation : si la personne que vous mangez a été mordue par un zombie, votre compte est bon !) Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la série soit devenue, au fil des saisons, assez répétitive. Épisode après épisode, les paysages de désolation, les grognements de zombies affamés, les scènes de poursuite et de combats sanglants se suivent et se ressemblent. Au point qu’un sentiment de lassitude, voire d’écœurement, peut s’installer chez certains spectateurs sensibles (dont je suis). Mais n’est-ce pas précisément l’objectif visé par les concepteurs de la série ? Le quotidien de héros meurtris se débattant dans un monde en ruine peut-il être autre chose que morne et répétitif ? Et si cette série, si peu subtile en apparence, était en fait une invitation à méditer sur la fragilité du sens de la vie ? Sur la difficulté de rester humain alors que l’Histoire s’est arrêtée ? En effet, l’univers de The Walking Dead est à bien des égards post-historique. Les institutions politiques, l’appareil productif, le commerce, les transports et les communications, tout ce monde façonné par l’homme qu’Hegel appelait l’« esprit objectif » s’est effondré, balayé par la déferlante meurtrière des zombies. L’économie et la politique ont disparu, ou ne subsistent que sous une forme embryonnaire, atomisée, au sein des différents groupes de survivants. L’insécurité chronique empêche de rester longtemps au même endroit. On le vérifie plusieurs fois, les nomades opportunistes ont de meilleures chances de survie que ceux qui se barricadent dans leur camp retranché. Un redémarrage de l’économie sur des bases agricoles et sédentaires semble impossible tant que les zombies et les bandes de pillards écument le territoire. Bref, les ressorts de l’Histoire sont brisés, et l’état de nature fait son grand retour. Un état de nature brutal et cynique rappelant celui imaginé par Hobbes au début de son Léviathan – à ceci près que les zombies rendent impraticable à grande échelle la solution (pas forcément idéale) proposée par le philosophe, l’institution d’un gouvernement au pouvoir absolu, à la fois protecteur et coercitif. Rick et ses compagnons se retrouvent donc prisonniers d’une sorte d’âge de pierre hybride, encombré des vestiges d’une civilisation industrielle qui, sauf miracle, ne renaîtra pas. Comment (bien) vivre dans un tel monde ? Contrairement aux grandes eschatologies religieuses, l’irruption du zombie met fin à l’histoire sans lui donner un sens. Malgré l’aura magique que lui prête le folklore haïtien, le mort-vivant est ici un être de chair et d’os, un simple accident de la biologie, pas l’instrument d’une volonté divine. Il n’apporte ni Jugement dernier ni promesse de Salut. L’apocalypse zombie est désespérément matérialiste. Elle n’a pas non plus de signification morale ou politique évidente. Dans les films cultes de Romero (en particulier La Nuit des Morts-vivants et Zombie), les monstres anthropophages étaient l’instrument d’une critique acide de la société de consommation : à travers eux, c’était l’Amérique de l’après-guerre, avec ses banlieues cossues, son intolérance, ses centres commerciaux pléthoriques et aliénants qui recevaient une sanction quasi providentielle. Difficile de repérer un sous-texte analogue dans The Walking Dead. En renonçant à donner un sens à la catastrophe, la série semble renvoyer l’être humain à sa contingence. Non seulement Dieu n’intervient pas pour empêcher la tragédie (le pauvre Herschel compulse en vain sa Bible à la recherche d’une explication), mais la possibilité même d’une vie humaine civilisée semble compromise. Une parenthèse de quelques millénaires se referme et la nature brute, violente et vide de sens, reprend ses droits. Est-ce forcément une mauvaise nouvelle ? Pas sûr. Rien ne dit qu’un retour brutal au Paléolithique nous retirerait automatiquement tout espoir d’être heureux. En causant la ruine de l’État et en brisant les rouages de l’économie, les zombies ont mis fin à bien des formes de sujétion et d’exploitation. Révolutionnaires sans le savoir, ils ont effectivement mis à bas l’État et le capitalisme. Les héros de The Walking Dead doivent se battre pour survivre, certes, mais ils n’ont plus besoin de travailler, ni d’obéir à des lois faites par d’autres, ni de respecter les mille conventions de la vie moderne, que nous ne sentons même plus à force d’habitude. La démocratie directe et le communisme réel, ces vieilles utopies, sont désormais tout à fait réalisables, au sein de groupes restreints. Il n’y a plus ni riches ni pauvres. L’anarchie règne, avec ses mauvais côtés, bien sûr, mais n’oublions pas les bons ! Il n’y a plus de pétrole ni d’électricité, d’accord, mais il y a aussi beaucoup moins de pollution (on espère tout de même que les centrales nucléaires ont des portes solides). Ennemi de l’homme, le zombie est une bénédiction pour la biodiversité. Les survivants ont en un sens tout perdu, mais ils jouissent d’une liberté inouïe et vivent dans ce qui ressemble de plus en plus (abstraction faite des zombies) à un verdoyant Éden. Cette liberté, jointe à l’expérience quotidienne d’une violence elle aussi inédite, va-t-elle les transformer en barbares à peine plus évolués que les zombies qu’ils affrontent ? C’est le scénario pessimiste, mais d’autres sont possibles. Pour découvrir celui retenu par les auteurs de la série il faudra toutefois s’armer de patience : The Walking Dead devrait apparemment se prolonger jusqu'à la saison 12…

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