Inattendu
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La vérité est-elle passée de mode ?


Face aux mensonges éhontés de politiciens comme Donald Trump, et surtout des politiciens britanniques « pro-Brexit », la rédactrice en chef du Guardian Katharine Viner se demande, dans une longue analyse, si internet ne nous a pas fait entrer dans l’ère de la « post-vérité ». Une époque où les faits et les analyses complexes ont du mal à trouver leur place face aux opinions relayées sur les réseaux sociaux. Un temps où le mensonge n’a pas d’importance, puisque chacun se construit « sa vérité ». Un temps qui n’a pas attendu Twitter et Facebook pour arriver. Déjà au XVIIIe siècle, dans De L’Homme, Helvétius mettait en garde le citoyen et les hommes politiques face à l’indifférence aux faits et à la vérité. Le mensonge est, pour le philosophe, le précurseur de la calamité.

 

Dans le corps politique, comme dans le corps humain, il faut un certain degré de fermentation pour y entretenir le mouvement et la vie. L’indifférence pour la gloire et la vérité produit stagnation dans les âmes et dans les esprits. Tout peuple qui, par la forme de son gouvernement ou la stupidité de ses administrateurs, parvient à cet état d’indifférence, est stérile en grands talents comme en grandes vertus. Prenons les habitants de l’Inde pour exemple : quels hommes, comparés aux habitants actifs et industrieux des bords de la Seine, du Rhin, ou de la Tamise !

L’Indien, plongé dans l’ignorance, indifférent à la vérité, malheureux au dedans, faible au dehors, est esclave d’un despote également incapable de le conduire au bonheur durant la paix, à l’ennemi durant la guerre.

Quelle différence de l’Inde actuelle à cette Inde jadis si renommée, et qui, citée comme le berceau des arts et des sciences, était peuplée d’hommes avides de gloires et de vérités ! Le mépris conçu pour cette nation déclare le mépris auquel doit s’attendre tout peuple qui croupira, comme l’Indien, dans la paresse et l’indifférence pour la gloire.

Quiconque regarde l’ignorance comme favorable au gouvernement, et l’erreur comme utile, en méconnaît les productions : il n’a point consulté l’histoire : il ignore qu’une erreur, utile pour le moment, ne devient que trop souvent le germe des plus grandes calamités. Un nuage blanc s’est-il élevé au-dessus des montagnes, c’est le voyageur expérimenté qui seul y découvre l’annonce de l’ouragan : il se hâte vers la couchée ; il sait que, s’abaissant du sommet des monts, ce nuage, étendu sur la plaine, voilera bientôt de la nuit affreuse des tempêtes ce ciel pur et serein qui lui encore sur sa tête.

L’erreur est ce nuage blanc où peu d’hommes aperçoivent les malheurs dont il est l’annonce. Ces malheurs, cachés au stupide, sont prévus du sage : il sait qu’une seule erreur peut abrutir un peuple, peut obscurcir tout l’horizon de ses idées ; qu’une imparfaite idée de la divinité a souvent opéré cet effet. L’erreur, dangereuse en elle-même, l’est surtout par ses productions. Une erreur est féconde en erreurs.

Tout homme compare plus ou moins ses idées entre elles : en adopte-t-il une fausse ? de cette idée unie à d’autres il en résulte des idées nouvelles et nécessairement fausses, qui, se combinant de nouveau avec toutes celles dont il a chargé sa mémoire, donnent à toutes une plus ou moins forte teinte de fausseté : les erreurs théologiques en sont un exemple. Il n’en faut qu’une pour infecter toute la masse des idées d’un homme, pour produire une infinité d’opinions bizarres, monstrueuses et toujours inattendues, parce qu’avant l’accouchement on ne prédit pas la naissance des monstres.

L’erreur est de mille espèces. La vérité au contraire est une et simple ; sa marche est toujours uniforme et conséquente. Un bon esprit sait d’avance la route qu’elle doit parcourir. Il n’en est pas ainsi de l’erreur : toujours inconséquente et toujours irrégulière dans sa course, on la perd à chaque instant de vue : ses apparitions sont toujours imprévues ; on n’en peut donc prévenir les effets. Pour en étouffer les semences, le législateur ne peut trop exciter les hommes à la recherche de la vérité.

Tout vice, disent les philosophes, est une erreur de l’esprit. Les crimes et les préjugés sont frères ; les vérités et les vertus sont sœurs. Mais quelles sont les matrices de la vérité ? La contradiction et la dispute. La liberté de penser porte les fruits de la vérité : cette liberté élève l’âme, engendre des pensées sublimes ; la crainte au contraire l’affaisse, et ne produit que des idées basses.

Quelque utile que soit la vérité, supposons cependant qu’entraîné à sa ruine par le vice de son gouvernement un peuple ne pût l’éviter que par un grand changement dans ses lois, ses mœurs et ses habitudes, faut-il que le législateur le tente ? Doit-il faire le malheur de ses contemporains pour mériter l’estime de la postérité ? La vérité enfin qui conseillerait d’assurer la félicité des générations futures par le malheur de la présente doit-elle être écoutée ?

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LE LIVRE
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De l’homme de Claude-Adrien Helvétius, Garnery, 1797

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