L’ebook et les biblioclastes

Tout le monde, et pas seulement le capitaine Haddock, connaît le mot « iconoclaste ». Et « biblioclaste », destructeur de livres ? Au cours des âges, les livres ont cependant bien plus souffert que les images. À peine avait-on découvert, avec l’écriture, le moyen de préserver la mémoire, que l’on se préoccupait déjà des moyens de la détruire. Le pieux Akhenaton n’avait-il pas déjà fait disparaître tous les textes polythéistes ? Chaque nouvelle vague efface les traces de la précédente. Les textes de Confucius, pour ne s’en tenir qu’au cas chinois, ont été détruits par les légalistes, avant que les néoconfucéens ne s’en prennent aux textes bouddhistes, et ainsi de suite jusqu’à la Révolution culturelle. Les biblioclastes ne sont pas obligatoirement des brutes haineuses et incultes. L’empereur Auguste était à la fois un grand intellectuel et un super censeur. Goebbels, bibliophile acharné, avide lecteur des classiques grecs (et de Karl Marx), fut l’instigateur d’un des principaux bibliocaustes de l’histoire. La France elle-même, berceau de liberté et de culture, fut le théâtre d’innombrables autodafés. La Révolution aurait causé la disparition de quatre millions de livres (dont beaucoup furent transformés – quel symbole ! – en cartouches). Aux États-Unis même, terre démocratique présumée, les censeurs avaient la main lourde : un certain Anthony Comstock, fondateur de la Société new-yorkaise pour l’éradication du vice, aurait détruit 120 tonnes de livres, au début du XXe siècle ; plus récemment, Harry Potter a flambé au Nouveau-Mexique sur ordre d’un pasteur inspiré (1). Depuis le concassage des tablettes d’argile en Mésopotamie, l’écriture a connu mille façons de périr. Les insectes ont dévoré les textes d’Horace, les rats, la bibliothèque de Cicéron. Mais lorsque, avec le papyrus, l’écrit est devenu combustible, c’est au feu qu’a été dévolue la tâche de purifier la pensée et le savoir. D’ailleurs, les livres flambent spontanément au-dessus de la fameuse température de 451 °F (232 °C). « Tous les quelques siècles, il faut brûler la bibliothèque d’Alexandrie », n’hésite d’ailleurs pas à suggérer Borges. (En plus, on peut en profiter, comme à Alexandrie, pour chauffer les bains de la ville.) Hélas, « quand on brûle les livres, on finit par brûler les hommes », se lamente Heinrich Heine dans son poème Almanzor. Combien d’écrivains ont perdu du même coup leurs œuvres et la vie, ou une portion de leur corps – le nez (à Byzance), les oreilles, la main, la langue, ou autre chose, comme Abélard ? L’homme et le livre ont bel et bien partie liée, depuis l’origine du second : pour condamner quelqu’un, Hammourabi disait qu’il fallait « réduire sa tablette en poussière ». Face à ce triste constat, l’arrivée du numérique fait figure de bonne nouvelle. Nous avons perdu peut-être 75 % (et cinq siècles) de la littérature grecque ; mais ce qu’il en reste tient sur un seul CD, duplicable à l’infini, sinon indestructible. De quoi décourager les censeurs – que séduit en revanche la facilité de correction digitale des textes subversifs. Mais, au moins, cela ne provoquera pas d’incendie, comme dans la ville de Ctésiphon, entièrement détruite lorsque les Arabes mirent le feu à sa bibliothèque.      

Notes

1| Fernando Baez, Histoire universelle de la destruction des livres, Fayard, 2008.

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