Entretien avec Raphaël Enthoven : Le philosophe de service
Publié en décembre 2011.
L’amour de la sagesse, puisque tel est le sens étymologique du mot « philosophie », est-il compatible avec les exigences de la société de consommation et le système des médias se demande Raphaël Enthoven dans son dernier ouvrage, Le philosophe de service et autres textes : question, à l’heure où l’image prime sur la réflexion, fondamentale pour l’avenir de la pensée !
Daniel Salvatore Schiffer - Vous écrivez, dans votre dernier livre : « Le philosophe de service vient seulement d’apparaître, mais déjà son image le poursuit comme son ombre. C’est une figure tragique à qui l’orgueil et l’opinion imposent de troquer son âme contre une monnaie de singe ». Qu’est-ce à dire ?
Raphaël Enthoven - Ce que j’entends par l’expression « philosophe de service » est ce que Gilles Deleuze appelle un « personnage conceptuel ». C’est une figure naissante, requise par la loi du marché et par ce que l’on nomme aujourd’hui, pour le meilleur comme pour le pire, « la mode de la philosophie » : engouement auquel l’on assiste actuellement. Mais ce phénomène, assez récent, est né, en réalité, d’un grand malentendu, qui voudrait que la philosophie soit une annexe de la psychologie et que, comme telle, son objet soit de nous aider à mieux vivre notre vie. Or la philosophie n’a rien à voir avec la psychologie. Car son objet, loin de nous aider à mieux vivre notre vie, génère en nous, au contraire, du doute et de l’angoisse plutôt que du confort et des certitudes. Un tel paradoxe débouche sur ce que j’appelle, précisément, le « philosophe de service » ou, mieux encore, la « philosophie de service », laquelle n’est pas de la pensée, mais seulement l’allure de la pensée : une pensée bradée à l’étal, uniquement, de son apparence. Il ne s’agit plus là de penser, mais d’avoir l’air de penser.
D.S.S. - Quelles en sont, selon vous, les conséquences les plus pernicieuses, voire dramatiques ?
R.E. - Ce « philosophe de service » devient, ainsi, une sorte de cosmétique : un cosmétique qui enrobe, qui confère du cachet, sur les plateaux de télévision, aux deuxièmes parties de soirée. Le philosophe de service est celui dont on fait une utilisation cosmétique : celui que l’on n’écoute pas, mais que l’on regarde… ou, plus exactement, que l’on écoute avec les yeux ! Il est celui à qui l’on demande, non pas de dire quoi que ce soit, mais de donner le sentiment qu’il réfléchit sur tout ce qu’il dit, ou, mieux encore, qu’il a pensé à ce qu’il dit. Il est cette petite dose d’ennui qui rehausse, tel le poivre, le goût d’un débat télévisé, d’une émission de société.
D.S.S. - Ce « philosophe de service », en ces conditions, ne serait-il donc plus, au sein de l’appareil médiatique, que l’alibi de la pensée ?
R.E. - Oui, en quelque sorte. Mais pas toujours ou, en tout cas, à différents niveaux. Il faut faire preuve là de nuances. Car il peut exister, aussi, de bonnes et très utiles émissions de vulgarisation, y compris de la philosophie. Mais j’écris effectivement, dans mon livre, que le philosophe de service est celui qu’on regarde sans le voir, qu’on entend sans l’écouter, qu’on invente quand on l’invite, et qui s’éteint quand la lumière s’en va.
D.S.S. - Votre critique, souvent très subtile, s’avère aussi lucide que courageuse, empreinte d’une rare honnêteté intellectuelle. Car le philosophe que vous êtes ne devient-il pas aussi parfois, en tant qu’animateur ou présentateur d’émissions culturelles, que ce soit à la radio ou à la télévision, ce regrettable mais néanmoins nécessaire « philosophe de service », justement, dont vous parlez en en stigmatisant parfois ouvertement les travers ?
R.E. - Je suis effectivement familier, pour en avoir occupé la place de temps en temps, de ce personnage conceptuel : raison, également, pour laquelle j’ai souhaité le décrire. Il y a donc là aussi, par-delà ce jeu avec soi, l’ambition, exorbitante, de penser contre soi-même, et donc de se moquer de soi-même : prendre les circonstances de la vie avec la légèreté et la dérision qu’elles méritent ; leur faire l’honneur de les traiter avec nonchalance et ironie. Cela implique, bien sûr, une certaine forme de détachement, lequel n’est pas nécessairement, d’ailleurs, une garantie de lucidité. Mais il permet, en tout cas, de se prendre soi-même comme objet d’analyse, sans être hypnotisé par cet objet qu’on est devenu. Ceci dit, même s’il n’est pas exclu que j’aie pu être un jour ce « philosophe de service », je ne pense pas que mon texte soit, pour autant, un autoportrait, ni même un antidote. Les choses sont en réalité, comme vous l’avez remarqué, beaucoup plus complexes.
D.S.S. - Cela ne vous a de toute façon pas empêché – et c’est là un de vos incontestables mérites – de distiller, tout au long de vos propres émissions, de sérieuses notions de philosophie !
R.E. - Oui. C’est là, non pas une forme de sacrifice, mais bien plutôt une sorte de sacerdoce qui ménage malgré tout, dans la foulée, la possibilité de prononcer à l’antenne ou sur un écran, de faire passer comme en contrebande, le nom des plus grands philosophes : Socrate, Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, Heidegger, Sartre. Telle est la raison, même si cet exercice peut paraître parfois limité, pour laquelle je suis allé à la télévision. J’avais le sentiment, en y diffusant quelques idées maîtresses et en y divulguant quelques notions fondamentales, de contribuer ainsi, auprès des auditeurs comme des téléspectateurs du service public, à une meilleure connaissance de la philosophie elle-même. Ce n’est déjà pas si mal, compte-tenu de la médiocrité, à quelques exceptions près, des programmes !
D.S.S. - Mais à cette heure où le système des médias fait que c’est la forme qui l’emporte le plus souvent sur le fond, comme l’apparence sur la substance, ne pensez-vous pas que c’est ce primat de l’image au détriment des idées qui engendre justement, au sein du monde contemporain, cette sorte de discrédit intellectuel inhérent à ce « philosophe de service » ?
R.E. - Je ne sais pas si ce sont les médias qui ont autant d’importance aujourd’hui ou, pour mieux le dire encore, si l’un des problèmes majeurs, au sein de nos sociétés modernes, est l’importance que revêtent, précisément, ces médias. Je serais plutôt enclin à penser, pour ma part, que les médias sont hantés, à l’heure actuelle, par l’immédiat. Le simple fait, par exemple, d’inviter sur un plateau de télévision quelqu’un qui s’est un peu piqué de philosophie pour lui demander de commenter l’actualité est, en soi, contradictoire. Car on ne parle bien, en général, que de ce que l’on peut regarder avec un minimum de recul temporel. Ainsi toute opinion, y compris celle d’un philosophe, discourant sur l’actualité la plus immédiate ne s’avère-t-elle pas plus pertinente, faute de la distance nécessaire pour bien observer un mécanisme quel qu’il soit, que celle de son voisin, fût-il le moins informé.
D.S.S. - Vous établissez néanmoins, à ce sujet, une nette distinction entre l’ « actualité » et le « présent » !
R.E. - Absolument ! Et la différence conceptuelle se révèle, en l’occurrence, essentielle. Ce qui constitue, par définition, l’objet de l’investigation philosophique, c’est, bien plus que l’actualité, ce que j’appelle la catégorie du « présent ». Ainsi faire de la philosophie, ce n’est pas, par exemple, s’intéresser à l’affaire Bettencourt en elle-même, pour laquelle les journalistes suffisent, mais bien, de manière plus ponctuelle, au statut de la transparence. De même, faire de la philosophie, ce n’est pas se demander quelle va être la prochaine majorité au pouvoir, mais bien, de façon plus précise, travailler sur les institutions. Il ne s’agit donc pas seulement, dans ces différents cas, de prendre du recul, mais, plus fondamentalement, de distiller, à l’intérieur de cette vitesse propre à notre modernité, un peu de lenteur : introduire du temps long au sein d’une époque hantée, au contraire, par l’immédiat, et, comme telle, obsédée par la rentabilité journalistique à court terme. À cet égard, la seule présence du philosophe lors d’émissions de société s’avère-t-elle, à moins de ne pas jouer le jeu de ce genre de débat et de passer donc pour hautain ou narcissique, vaine !
D.S.S. - Ce très beau texte, aussi fin et intelligent que plaisant et cultivé, qu’est votre Philosophe de service ne jouit pas, par ailleurs, du seul parrainage, sur le plan philosophique, de Gilles Deleuze avec la figure du « personnage conceptuel » !
R.E. - Vous avez raison. Le plus important, en vérité, c’est son double patronage philosophique : celui de Gilles Deleuze, certes, mais aussi celui, en l’occurrence et peut-être surtout, de Roland Barthes avec ses Mythologies. Car j’ai voulu effectivement faire là, dans ce livre, une mythologie.
D.S.S. - C’est-à-dire, concrètement ?
R.E. - J’ai souhaité observer et décrire ce « philosophe de service » sous l’angle exclusif des « signes » qu’il émet plus que des propositions qu’il formule. Et on est là, c’est le cas de le dire, servi ! Car s’il est vrai, comme je l’ai déjà spécifié, qu’il ne s’agit pas, pour ce philosophe, de dire quoi que ce soit, mais bien de donner le sentiment qu’il dit quelque chose, alors on est là tout entier, en effet, dans le signe : c’est un signe pur. Il s’est donc imposé à moi de façon quasi nécessaire, après la lecture des Mythologies de Barthes, comme une des possibles mythologies contemporaines : c’est même un des signes distinctifs, pour le coup, de notre époque !
Propos recueillis par Daniel Salvatore Schiffer