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Seul au monde, Selkirk l’a fait


L’homme seul face à la nature, le mythe est de retour ce mardi soir dans une nouvelle émission de M6 : « Seul au monde » met les candidats au défi de survivre dans l’isolement sur une île déserte, en dignes successeurs d’un Robinson Crusoë idéalisé. Le marin dont s’est inspiré Daniel Defoe n’avait pourtant rien d’un héros rousseauiste. Retour sur la vie de naufragé volontaire de l’Ecossais Alexandre Selkirk, telle que la décrit le capitaine Woodes Rogers qui l’a sauvé, et dont Sir Walter Scott retranscrit le récit dans les annexes de sa Biographie littéraire des romanciers célèbres. Nous sommes en 1709, au large des côtes chiliennes.

« Il avait passé sur cette île quatre ans et quatre mois, y ayant été laissé par le capitaine Straddling, commandant le navire les Cinq-Ports ; il était Ecossais et se nommait Alexandre Selkirk. II avait rempli la place de maître sur les Cinq-Ports, bâtiment venu ici récemment avec le capitaine Dampierre, qui me dit que c’était le meilleur marin qui fût sur ce bord. Je consentis sur le champ à le recevoir sur notre bord en qualité de contre-maître. C’était lui qui avait allumé un feu la nuit précédente, quand il avait vu nos vaisseaux, qu’il avait jugé être anglais. Pendant son séjour dans cette île, il vit passer plusieurs navires, mais il n’y en eut que deux qui y jetèrent l’ancre. En s’approchant pour les examiner, il reconnut qu’ils étaient espagnols, et s’étant enfui, on fit feu sur lui. S’ils eussent été français, il se serait rendu, mais il préféra courir le risque de mourir dans cette île déserte, plutôt que de tomber entre les mains des Espagnols dans cette partie du monde, parce qu’il craignait qu’ils ne le tuassent, ou qu’ils ne le fissent esclave dans les mines : car il croyait qu’ils n’épargneraient pas un étranger qui pourrait être en état de découvrir les mers du Sud. Les Espagnols avaient débarqué avant qu’il eût reconnu qui ils étaient et ils étaient si près de lui qu’il eut beaucoup de peine à leur échapper, car non seulement ils tirèrent sur lui, mais encore ils le poursuivirent jusque dans les bois. Il monta sur le haut d’un arbre, au pied duquel ils vinrent faire de l’eau, et près duquel ils tuèrent plusieurs chèvres ; mais ils partirent sans l’avoir découvert.

Il nous dit qu’il était né en Écosse, et qu’il avait été marin depuis sa jeunesse. Il avait été laissé dans cette île par suite d’une querelle entre son capitaine et lui. Cette circonstance, jointe à ce que le navire faisait eau, fit qu’il préféra d’abord rester à Juan Fernandez, plutôt que de continuer son voyage ; et quand enfin il se décida à partir, son capitaine ne voulut plus le prendre à bord. Il avait déjà été dans cette île pour faire de l’eau et prendre une cargaison de bois, et deux hommes de son bord y étaient restés six mois jusqu’à ce que leur bâtiment y revînt, attendu qu’il avait été chassé par deux navires français de la compagnie de la mer du Sud. Il avait avec lui ses vêtements, son lit, un fusil, de la poudre, des balles, du tabac, une hache, un couteau, une bouilloire, une bible, ses livres et ses instruments de mathématiques. Il se donna des distractions en pourvoyant à ses besoins aussi bien qu’il le put. Mais pendant les huit premiers mois il eut fort à faire pour se défendre contre la mélancolie, et contre l’horreur d’être abandonné seul dans un lieu si désolé. Il se construisit deux huttes avec des arbres de piment, les couvrit de longues herbes, et les tapissa de peaux de chèvres, qu’il tuait à coups de fusil, à mesure qu’il en avait besoin, tant que sa poudre lui dura. Mais comme il n’en avait qu’environ une livre, cette provision fut bientôt épuisée, et alors il se procurait du feu en frottant sur ses genoux l‘un contre l’autre deux morceaux de bois de piment. La plus petite des deux huttes, qui était à quelque distance de l’autre, lui servait de cuisine ; et la plus grande était sa chambre à coucher. Il s’occupait à lire, à chanter des psaumes et à prier, de sorte, disait-il, qu’il était meilleur chrétien dans sa solitude qu’il ne l’avait jamais été auparavant et, à ce qu‘il craignait, qu’il ne le serait jamais ensuite.

D’abord il ne mangeait que lorsque la faim l’y forçait, tant par suite de son chagrin, que parce qu’il manquait de pain et de sel. De même il ne se couchait que lorsqu’il ne pouvait plus veiller ; le bois de piment, qui donnait un feu clair, lui procurant chaleur, lumière, et même un parfum agréable. Il aurait pu avoir du poisson en abondance, mais il n’en mangeait pas faute de sel, et parce qu’il lui donnait la diarrhée, à l’exception des écrevisses de rivière qui sont très bonnes dans cette île, et presque aussi grandes que nos écrevisses de mer ordinaires. Il les faisait tantôt griller, tantôt bouillir, comme la chair des chèvres, dont il faisait du fort bon bouillon, car leur chair n’a pas une odeur forte comme celle des nôtres. Il gardait le compte de celles qu’il avait tuées pendant son séjour dans cette île, et il montait à cinq cents. Il en avait bien pris en outre un pareil nombre, auxquelles il avait rendu la liberté, en les marquant à l’oreille. Quand la poudre lui manqua, il les prit à la course ; car sa manière de vivre et l’exercice qu’il prenait sans cesse en marchant et en courant l’avaient débarrassé de toutes les humeurs grossières du corps ; de sorte qu’il courait avec une vitesse prodigieuse dans les bois, sur les rochers et sur les montagnes, comme nous nous en aperçûmes quand nous le chargeâmes de nous prendre des chèvres. Nous avions un bouledogue que nous envoyâmes avec plusieurs de nos meilleurs coureurs pour l’aider à en attraper, mais il fatiguait et laissait bien loin derrière lui ces hommes et le chien, et saisissant la chèvre, nous l’apportait sur son dos.

Il nous dit que son agilité à poursuivre une chèvre avait une fois failli lui coûter la vie. Il la poursuivait avec tant d’ardeur qu’il la saisit sur le bord d’un précipice qu’il n’avait pas aperçu, des buissons qui y croissaient l’ayant dérobé à sa vue. II tomba avec la chèvre d’une très grande hauteur, et fut si étourdi et si brisé de cette chute que c’est un miracle qu’il y ait survécu. Quand il recouvra l’usage de ses sens, il trouva la chèvre morte sous lui. Ce ne fut qu’au bout d’environ vingt-quatre heures qu’il fut en état de se traîner à sa hutte, qui était à peu près comme à un mille de distance, et il passa dix jours avant de pouvoir en sortir.

II finit enfin par s’habituer à manger sa viande sans sel et sans pain. Il avait, en saison convenable, une grande abondance de bons navets, qui avaient été semés dans cette île par l’équipage du capitaine Dampierre, et qui couvraient quelques acres de terrain. Les fruits du chou palmiste ne lui manquaient pas, et il relevait la saveur de sa viande avec le fruit de l’arbre à piment, qui est le même que le poivre de la Jamaïque et dont le parfum est délicieux. Il trouva aussi un poivre noir nommé malagetta, qui avait la vertu de chasser les vents et de guérir les coliques.

Il usa bientôt ses souliers et ses vêtements, à force de courir dans les bois, et il fut enfin forcé d’aller sans chaussures ; mais ses pieds s’endurcirent tellement qu’il pouvait courir partout sans difficulté. Il se passa même quelque temps avant qu’il pût porter des souliers, lorsqu’il fut avec nous, car en ayant perdu l’habitude depuis si longtemps, ses pieds s’enflèrent quand il en remit pour la première fois.

Après avoir triomphé de sa mélancolie, il s’amusait quelquefois à graver sur l’écorce des arbres son nom, l’époque de son arrivée dans cette île, et le temps qu’il y avait passé ; il fut d’abord fort tourmenté par les rats et les chats. Quelques animaux de ces deux espèces avaient quitté les navires pendant que les marins faisaient de l’eau et coupaient du bois, s’étaient établis dans l’île, et y avaient prodigieusement multiplié. Les rats rongeaient ses habits et même ses pieds pendant qu’il dormait, ce qui l’obligea à faire la cour aux chats en leur donnant de la chair de chèvre. Par ce moyen, ils devinrent si familiers qu’ils l’entouraient par centaines, et ils le délivrèrent bientôt des rats. Il apprivoisa aussi quelques chevreaux, et il lui arrivait, pour se récréer, de chanter et de danser avec eux et avec ses chats. Ce fut ainsi, par la faveur de la providence et grâce à la vigueur de la jeunesse, car il n’avait alors que trente ans, qu’il réussit enfin à supporter patiemment tous les inconvénients de sa solitude.

Quand ses vêtements furent usés, il se fit un habit et un bonnet de peaux de chèvres, se servant pour les coudre de petites courroies de même peau, qu’il coupait avec son couteau. Il n’avait d’autre aiguille qu’un clou ; et quand son couteau fut complètement usé, il s’en fît d’autres aussi bien qu’il le put, avec des cercles de fer qui étaient restés dans l’île, et dont il formait le tranchant en les battant, et en les aiguisant ensuite sur une

pierre. Ayant avec lui un peu de toile, il se fît quelques chemises, et employa pour les coudre, à l’aide d’un clou, la laine de ses vieux bas détricotés. Il avait sur lui sa dernière chemise quand nous le trouvâmes dans cette île.

Lorsqu’il arriva sur notre bord, il avait tellement oublié sa langue, faute d’usage, que nous pouvions à peine le comprendre. Il semblait qu’il ne prononçait les mots qu’à moitié. Nous lui offrîmes un verre d’eau de vie, mais il ne voulut pas y toucher, n’ayant bu que de l’eau depuis qu’il était dans cette île, et il se passa quelque temps avant qu’il pût s’habituer à nos vivres. »

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Œuvres complètes de Seul au monde, Selkirk l’a fait

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