Menaces nucléaires
Publié en octobre 2015. Par Olivier Postel-Vinay.
La dette grecque représente à peu près exactement le montant que les Etats-Unis envisagent de dépenser pour moderniser leur arsenal nucléaire au cours des dix prochaines années. La comparaison n’est pas destinée à minimiser le problème financier posé à la Grèce et à ses créanciers, mais à attirer l’attention sur un sujet méconnu : la montée du risque d’un conflit nucléaire.
Nous fêtons demain le soixante-dixième anniversaire de l’explosion de la première bombe A, au Nouveau Mexique. A la veille du dixième anniversaire de cet avènement, en 1955, John von Neumann, mathématicien génial impliqué dans la conception des bombes A et H, publiait un article resté célèbre intitulé : « Pouvons-nous survivre à la technologie ? ». Il se donnait 1980 comme horizon. Il serait sans doute heureux de voir que nous avons survécu, à cette technologie comme à d’autres. Satisfait aussi de voir que si nous avons survécu, c’est sans doute pour une bonne part grâce aux raisons qu’il invoquait. « Un élément décisif doit être pris en considération, écrivait-il. Les techniques qui génèrent dangers et instabilités sont utiles en elles-mêmes, ou étroitement liées à une utilité. En fait, plus elles sont potentiellement utiles, plus leurs effets peuvent être déstabilisateurs ». La « crise » ainsi créée à l’échelle mondiale « ne sera pas résolue en interdisant telle ou telle forme de technologie jugée particulièrement odieuse […]. On ne peut éradiquer le progrès […]. Seule une sécurité relative est accessible, et elle repose sur l’exercice intelligent du jugement, au fil des jours ». Von Neumann est mort en 1957. Il aurait été intéressé d’apprendre, comme nous le savons aujourd’hui, à quel point l’humanité a en réalité parfois frôlé une déflagration nucléaire.
En avril 2009 le nouveau président Obama, tout à son « rêve », a proclamé à Prague sa conviction que le monde allait pouvoir renoncer aux armes nucléaires en moins d’une génération. Ce discours étrangement naïf lui valut de recevoir l’un des prix les plus naïfs qui soit accordé sur la planète, le Nobel de la paix. Comme l’aurait certainement prédit von Neumann, il a dû déchanter. Les causes d’instabilité sont sur une pente ascendante. Les technologies liées à l’arme nucléaire n’ont cessé de progresser, de même que le nombre de dictatures ayant accès aux technologies de pointe et au savoir-faire nécessaire pour fabriquer et moderniser des armes nucléaires et des lanceurs appropriés. La Corée du Nord, une dictature ubuesque, a quelques têtes nucléaires et désormais des missiles lui permettant en théorie d’atteindre la Californie. Le Pakistan, une dictature infiltrée par l’islamisme radical, amasse des armes nucléaires à la frontière de son voisin indien, qui a son propre arsenal. En Iran le dictateur religieux Ali Khamenei s’oppose toujours aux conditions posées par les négociateurs occidentaux pour l’inspection de ses installations nucléaires. L’Iran est en mesure de se constituer un arsenal en moins d’un an et sera en mesure de le faire en une semaine d’ici quinze ans, en raison des nouvelles centrifugeuses dont il est en train de se doter. Si Téhéran le fait, l’Arabie saoudite, autre dictature, fera de même. Israël ayant l’arme nucléaire depuis longtemps, les conditions d’un conflit nucléaire local seront réunies. Un engrenage du même type peut se produire en Asie, si le Japon et la Corée du Sud en viennent à juger que les Etats-Unis ne leur garantissent plus une protection suffisante. Si les islamistes radicaux parviennent à se ménager un accès au savoir-faire pakistanais, la menace d’un terrorisme nucléaire prendra corps.
L’instabilité est avivée parce que deux grandes puissances nucléaires, membres du Conseil de sécurité, sont aussi des dictatures. L’une et l’autre font bon marché des traités internationaux, ne cachent pas leurs ambitions militaires et se plaisent à défier la prétention de l’Occident à vouloir régir les affaires de la planète.
Comme l’écrivait von Neumann, l’évaluation des risques est affaire de spéculation. Sur l’échelle des risques, le premier reste celui d’une mise en défaut de « l’exercice intelligent du jugement ». Témoin l’affaire grecque, qui n’en serait pas arrivée là si les créanciers d’Athènes avaient plus tôt mis la pression pour obtenir des réformes structurelles.
Olivier Postel-Vinay
Cet article est paru dans Libération le 15 juillet 2015.