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L’Européen selon Paul Valéry

Il y a ceux qui regrettent, ceux qui assument, ceux qui veulent voter ou revoter. Depuis le référendum sur le Brexit, les Britanniques semblent se chercher de nouvelles raisons de rester ou de se séparer de leurs voisins. Quoi qu’il en soit, ils vont, à une échéance encore à discuter, quitter l’Union. L’Européen qui est en eux ne disparaîtra pas pour autant. Car cet animal singulier n’est pas né d’un marché commun et de la libre circulation des personnes, rappelle Paul Valéry dans L’Européen, un texte de 1924. Il est porteur d’un héritage, de valeurs, d’une certaine vision du monde dont les racines historiques sont profondes.

 

Mais qui donc est Européen ?

Je me risque ici, avec bien des réserves, avec les scrupules infinis que l’on doit avoir quand on veut préciser provisoirement ce qui n’est pas susceptible de véritable rigueur, — je me risque à vous proposer un essai de définition. Ce n’est pas une définition logique que je vais développer devant vous. C’est une manière de voir, un point de vue, étant bien entendu qu’il en existe une quantité d’autres qui ne sont ni plus ni moins légitimes.

Eh bien, je considérerai comme européens tous les peuples qui ont subi au cours de l’histoire les trois influences que je vais dire.

La première est celle de Rome. Partout où l’Empire romain a dominé, et partout où sa puissance s’est fait sentir ; et même partout où l’Empire a été l’objet de crainte, d’admiration et d’envie ; partout où le poids du glaive romain s’est fait sentir, partout où la majesté des institutions et des lois, où l’appareil et la dignité de la magistrature ont été reconnus, copiés, parfois même bizarrement singés, — là est quelque chose d’européen. Rome est le modèle éternel de la puissance organisée et stable.

Je ne sais pas les raisons de ce grand triomphe, il est inutile de les rechercher maintenant, comme il est oiseux de se demander ce que l’Europe fût devenue si elle ne fût devenue romaine.

Mais le fait nous importe seul, le fait de l’empreinte étonnamment durable qu’a laissée, sur tant de races et de générations, ce pouvoir superstitieux et raisonné, ce pouvoir curieusement imprégné d’esprit juridique, d’esprit militaire, d’esprit religieux, d’esprit formaliste, qui a le premier imposé aux peuples conquis les bienfaits de la tolérance et de la bonne administration.

Vint ensuite le christianisme. Vous savez comme il s’est peu à peu répandu dans l’espace même de la conquête romaine. Si l’on excepte le Nouveau Monde, qui n’a pas été christianisé, tant que peuplé par des chrétiens ; si l’on excepte la Russie, qui a ignoré dans sa plus grande partie la loi romaine et l’empire de César, on voit que l’étendue de la religion du Christ coïncide encore aujourd’hui presque exactement avec celle du domaine de l’autorité impériale. Ces deux conquêtes, si différentes, ont cependant une sorte de ressemblance entre elles, et cette ressemblance nous importe. La politique des Romains, qui s’est faite toujours plus souple et plus ingénieuse, et de qui la souplesse et la facilité croissaient avec la faiblesse du pouvoir central, c’est-à-dire avec la surface et l’hétérogénéité de l’Empire, a introduit dans le système de domination des peuples par un peuple une nouveauté très remarquable.

De même que la Ville par excellence finit par admettre dans son sein presque toutes les croyances, par naturaliser les dieux les plus éloignés et les plus hétéroclites, et les cultes les plus divers, — le gouvernement impérial, conscient du prestige qui s’attachait au nom romain, ne craignit pas de conférer la cité romaine, le titre et les privilèges du civis romanus à des hommes de toutes races et de toutes langues. Ainsi, par le fait de la même Rome, les dieux cessent d’être attachés à une tribu, à une localité, à une montagne, à un temple ou à une ville, pour devenir universels, et en quelque sorte communs ; — et d’autre part, la race, la langue et la qualité de vainqueur ou de vaincu, de conquérant ou de conquis, le cèdent à une condition juridique et politique uniforme qui n’est inaccessible à personne. L’empereur lui-même peut être un Gaulois, un Sarmate, un Syrien, et il peut sacrifier à des dieux très étrangers… C’est une immense nouveauté politique.

Mais le christianisme, à la parole de saint Pierre, quoique l’une des très rares religions qui fussent mal vues à Rome, le christianisme, issu de la nation juive, s’étend de son côté aux gentils de toute race ; il leur confère par le baptême la dignité nouvelle de chrétien comme Rome conférait à ses ennemis de la veille la cité romaine. Il s’étend peu à peu dans le lit de la puissance latine, il épouse les formes de l’empire. Il en adopte même les divisions administratives (civitas au Ve siècle désigne la ville épiscopale). Il prend tout ce qu’il peut à Rome, il y fixe sa capitale et non point à Jérusalem. Il lui emprunte son langage. Un même homme né à Bordeaux peut être citoyen romain et même magistrat, il peut être évêque de la religion nouvelle. Le même Gaulois, qui est préfet impérial, écrit en pur latin de belles hymnes à la gloire du fils de Dieu qui est né juif et sujet d’Hérode. Voici déjà un Européen presque achevé. Un droit commun, un dieu commun ; le même droit et le même dieu ; un seul juge pour le temps, un seul juge dans l’éternité.

Mais, tandis que la conquête romaine n’avait saisi que l’homme politique et n’avait régi les esprits que dans leurs habitudes extérieures, la conquête chrétienne vise et atteint progressivement le profond de la conscience. Je ne veux même pas essayer de mesurer les modifications extraordinaires que la religion du Christ a imposées à cette conscience qu’il fallait rendre universelle. Je ne veux même tenter de vous exposer comment la formation de l’Européen en a été singulièrement influencée. Je suis contraint de ne me mouvoir qu’à la surface des choses, et d’ailleurs les effets du christianisme sont bien connus.

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Toutefois nous ne sommes pas encore des Européens accomplis. Il manque quelque chose à notre figure ; il y manque cette merveilleuse modification à laquelle nous devons non point le sentiment de l’ordre public et le culte de la cité et de la justice temporelle ; et non point la profondeur de nos âmes, l’idéalité absolue et le sens d’une éternelle justice ; mais il nous manque cette action subtile et puissante à quoi nous devons le meilleur de notre intelligence, la finesse, la solidité de notre savoir, — comme nous lui devons la netteté, la pureté et la distinction de nos arts et de notre littérature ; c’est de la Grèce que nous vinrent ces vertus.

Il faut encore admirer à cette occasion le rôle de l’Empire romain. Il a conquis pour être conquis. Pénétré par la Grèce, pénétré par le christianisme, il leur a offert un champ immense, pacifié et organisé ; il a préparé l’emplacement et modelé le moule dans lequel l’idée chrétienne et la pensée grecque devaient se couler et se combiner si curieusement entre elles.

Ce que nous devons à la Grèce est peut-être ce qui nous a distingués le plus profondément du reste de l’humanité. Nous lui devons la discipline de l’Esprit, l’exemple extraordinaire de la perfection dans tous les ordres. Nous lui devons une méthode de penser qui tend à rapporter toutes choses à l’homme, à l’homme complet ; l’homme se devient à soi-même le système de références auquel toutes choses doivent enfin pouvoir s’appliquer. Il doit donc développer toutes les parties de son être et les maintenir dans une harmonie aussi claire, et même aussi apparente qu’il est possible. Il doit développer son corps et son esprit. Quant à l’esprit même, il se défendra de ses excès, de ses rêveries, de sa production vague et purement imaginaire, par une critique et une analyse minutieuses de ses jugements, par une division rationnelle de ses fonctions, par la régulation des formes.

De cette discipline la science devait sortir, Notre science, c’est-à-dire le produit le plus caractéristique, la gloire la plus certaine et la plus personnelle de notre esprit. L’Europe est avant tout la créatrice de la science. Il y a eu des arts de tous pays, il n’y eut de véritables sciences que d’Europe.

Sans doute, il existait, avant la Grèce, en Égypte et en Chaldée, une sorte de science dont certains résultats peuvent sembler encore remarquables ; mais c’était une science impure qui se confondait tantôt avec la technique de quelque métier, qui comportait d’autres fois des préoccupations infiniment peu scientifiques. L’observation a toujours existé. Le raisonnement a toujours été employé. Mais ces éléments essentiels n’ont de prix et n’obtiennent de succès régulier que si d’autres facteurs ne viennent pas en vicier l’usage. Pour construire notre science il a fallu qu’un modèle relativement parfait lui fût proposé, qu’une première œuvre lui fût offerte comme Idéal, qui présentât toutes les précisions, toutes les garanties, toutes les beautés, toutes les solidités, et qui définit une fois pour toutes le concept même de science comme construction pure et séparée de tout souci autre que celui de l’édifice lui-même.

La géométrie grecque a été ce modèle incorruptible, non seulement modèle proposé à toute connaissance qui vise à son état parfait, mais encore modèle incomparable des qualités les plus typiques de l’intellect européen. Je ne pense jamais à l’art classique que je ne prenne invinciblement pour exemple le monument de la géométrie grecque. La construction de ce monument a demandé les dons les plus rares et les plus ordinairement incompatibles. Les hommes qui l’ont bâti étaient de durs et pénétrants ouvriers, des penseurs profonds, mais des artistes d’une finesse et d’un sentiment exquis de la perfection.

Songez à la subtilité et à la volonté qu’il leur a fallu pour accomplir l’ajustement si délicat, si improbable, du langage commun au raisonnement précis ; songez aux analyses qu’ils ont faites d’opérations motrices et visuelles très composées ; et comme ils ont bien réussi dans la correspondance nette de ces opérations avec les propriétés linguistiques et grammaticales. Ils se sont fiés à la parole et à ses combinaisons pour les conduire sûrement dans l’espace. Sans doute, cet espace est devenu une pluralité d’espaces ; sans doute s’est-il singulièrement enrichi, et sans doute cette géométrie, qui semblait si rigoureuse jadis, a laissé voir bien des défauts dans son cristal. Nous l’avons examinée de si près que là où les Grecs voyaient un axiome, nous en comptons une douzaine.

À chacun de ces postulats qu’ils avaient introduits, nous savons qu’on en peut substituer quelques autres, et obtenir une géométrie cohérente et parfois physiquement utilisable.

Mais songez à la nouveauté que fut cette forme presque solennelle et qui est dans son dessin général si belle et si pure. Songez à cette magnifique division des moments de l’Esprit, à cet ordre merveilleux où chaque acte de la raison est nettement placé, nettement séparé des autres ; cela fait penser à la structure des temples ; machine statique dont les éléments sont tous visibles et dont tous déclarent leur fonction.

L’œil considère la charge, le soutien de la charge, les parties de la charge, le tas et ses moyens d’équilibre, l’œil divise et régit sans effort ces masses bien dressées dont la taille même et la vigueur sont appropriées à leur rôle et à leur volume. Ces colonnes, ces chapiteaux ces architraves, ces entablements et leurs subdivisions et les ornements qui s’en déduisent sans jamais déborder de leurs places et de leur appropriation, me font songer à ces membres de la science pure, comme les Grecs l’avaient conçue : définitions, axiomes, lemmes, théorèmes, corollaires, porismes, problèmes… c’est-à-dire la machine de l’esprit rendue visible, l’architecture même de l’intelligence entièrement dessinée, — le temple érigé à l’Espace par la Parole, mais un temple qui peut s’élever à l’infini.

Telles m’apparaissent les trois conditions essentielles qui me semblent définir un véritable Européen, un homme en qui l’esprit européen peut habiter dans sa plénitude. Partout où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne.

LE LIVRE
LE LIVRE

L’Européen de Paul Valéry, Revue universelle, 1924

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