TikTok et Spinoza

Quatre ans après les ravages de la guerre civile anglaise, en 1655, le polymathe Samuel Hartlib jugeait que la culture du ver à soie était une invention susceptible d’apporter à l’humanité «une richesse et un bonheur infinis». Trois cents ans plus tard, l’humanité se retrouvait profondément transformée par les effets des révolutions industrielles et scientifiques. Du moins dans les pays « développés », malgré les craintes exprimées par Malthus au XVIIIe siècle, le confort matériel et la longévité avaient fait un bond en avant, les enfants ne mouraient plus en bas âge, et, accessoirement, les épidémies semblaient jugulées. En 1974, cependant, l’économiste Richard Easterlin faisait valoir un curieux paradoxe : d’après les enquêtes, le bonheur exprimé par les Américains était resté stable au cours des décennies précédentes, pourtant marquées par une croissance continue. Ce résultat a été confirmé depuis par de nombreuses études. Comme le souligne le juriste Derek Bok dans un livre intitulé « La politique du bonheur » 1, les enquêtes montrent même que le niveau de bonheur déclaré dans les différents pays n’est pas corrélé à celui des inégalités et que la hausse des inégalités ne le modifie pas non plus. Easterlin expliquait son paradoxe par deux grands facteurs : le niveau d’envie (à l’égard de son voisin) reste constant ; nous avons la mémoire courte et considérons notre niveau de confort comme normal. Instruits par les recherches récentes et la psychologie de supermarché, mais aussi par la philosophie la plus ancienne, nous pouvons en ajouter d’autres. On ne se déclare pas heureux si l’on ne dispose pas d’un minimum de maîtrise de son existence, mais, au-delà d’un certain seuil de prospérité – assez bas –, des moyens ou de biens supplémentaires sont sans effet sur le bonheur déclaré. Et les études montrent que, chez un individu donné, le niveau de bonheur déclaré est globalement constant : après un événement grave (divorce, atteinte physique, etc.), il revient à son niveau d’origine, son « point d’équilibre ». Ce point d’équilibre est manifestement en bonne partie déterminé par nos gènes. Ce qui justifie un certain pessimisme. Pour le généticien du comportement David Lykken, « cher- cher à être plus heureux, c’est comme chercher à être plus grand». Les bons esprits le savent depuis longtemps. Témoin Edith Wharton : « Il y a bien des façons d’être malheureux, mais il n’y en a qu’une de se sentir bien, c’est d’arrêter de courir après le bonheur. » Or cette sagesse est inégalement partagée. Hors Covid-19 et autres joyeusetés, notre société de consommation nous invite sans cesse à nous laisser prendre aux jeux de miroirs du « divertissement » pascalien. Parmi les exemples récents, le consternant succès de TikTok, cette application chinoise de partage de vidéos devenue l'appli la plus téléchargée aux États-Unis. Son milliard d’utilisateurs, surtout des préadolescents, se repaît de vidéos ultracourtes au contenu particulièrement creux (voyez Charli D’Amelio, 55 millions d’abonnés, ou la déferlante de pitreries de chiens). Nous croulons sous les recettes de bonheur, ce qui a donné lieu à des pamphlets bienvenus : Contre le bonheur, d’Eric G. Wilson, plaidoyer pour la mélancolie 2 ; ou encore « L’antidote », d’Oliver Burkeman, un manuel d’autodéfense contre la psychologie positive 3. En fin de compte, quel que soit notre « point d’équilibre », le sujet reste plus que jamais notre relation au sens (le sens que nous donnons à un instant, ou à notre vie). Les croyants (quelle que soit leur foi) sont plus heureux. Le bonheur fait bon ménage avec les enfants, l’amour, l’amitié, la nature, mais aussi la morale. Retour à Aristote : le bonheur est « une activité de l’âme en accord avec la vertu». Ou à Spinoza: « La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection. » Amen.

Notes

1. The Politics of Happiness: What Government Can Learn from the New Research on Well-Being (Princeton University Press, 2010).

2. L’Arche, 2009.

3. The Antidote: Happiness for People Who Can’t Stand Positive Thinking (Faber & Faber, 2012).

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