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Au secours, la mer baisse


Crédit : Chrismatos

Dans le calendrier hétéroclite des journées mondiales, celle d’aujourd’hui est dédiée aux océans. Au début du XIXe siècle, en introduction de son Histoire et description des îles de l’océan, le militaire, géographe et naturaliste Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent passait en revue les connaissances et les mythes sur le sujet. Où l’on apprend qu’il y a deux cents ans, ce n’était pas l’élévation du niveau des mers qui préoccupait les scientifiques, mais sa baisse.

Beaucoup de causes tendent encore à décomposer la Mer, en dépouillant graduellement sa masse de tout ce qui ne s’y trouve qu’en suspension sans être essentiellement assimilé. Ces causes agissent moins directement sur les éléments qu’elle s’incorpore, pour ainsi dire, que sur ceux qui demeurent susceptibles d’en être précipités.

II est conséquemment probable qu’elle diminue de volume à mesure que notre monde vieillit, tandis que sa salure, sa mucosité, son amertume et sa phosphorescence doivent devenir proportionnellement plus considérables. Les principes qui ne s’y trouvent qu’en suspension, comme les substances calcaires entre autres, lui sont au contraire soustraits par la multitude des animaux qu’elle nourrit ; ceux-ci ne sont, à proprement parler, que des espèces de machines organisées pour faire un départ, d’où résultent ces charpentes polypifères, ces dures coquilles, ces tests ou ces squelettes de crustacés et de poissons, destinés à grossir les couches solides qui se déposent continuellement, et à l’heure même qu’il est, sur des couches antérieures, composées des restes d’une multitude d’animaux dont les types sont aujourd’hui perdus. On a cité beaucoup d’exemples de la diminution des Mers, et la Baltique est celle des Méditerranées où l’on en signala les marques les plus apparentes. On a souvent répété qu’Aigues-Mortes, en Provence, d’où s’embarqua le roi saint Louis pour sa dernière croisade, et le port de Palos, en Andalousie, d’où Colomb partit pour son premier voyage au nouveau monde, étant maintenant éloignés des flots, sont des preuves irréfragables de la retraite de ceux–ci ; mais les obstinés qui ne veulent pas convenir que la masse liquide puisse diminuer, citent l’élévation du niveau de la Méditerranée en d’autres endroits où l’on voit sous l’eau les débris de plus d’une cité riveraine antique ; ils citent aussi les invasions de l’Océan dans la boueuse Hollande ; enfin ils s’appuient sur cet adage : « Que la Mer regagne d’un côté ce qu’elle perd de l’autre ». Mais c’est encore ici le cas de dire que le préjugé se perpétue par l’expression. L’examen des lieux nous enseigne que la Mer, quand elle est haute, ne fait, en brisant les digues qui lui furent imposées par la persévérance batave, que rentrer dans les parties de son domaine dont elle s’était laissée dépouiller à marée basse. La forme de leurs rivages est la seule cause des changements qui ont lieu dans nos landes aquitaniques, qu’on donne encore comme une preuve des empiétements de la mer, tandis que leur constitution géologique pourrait servir à démontrer le contraire. L’inondation évidemment récente de certains cantons littoraux de la Grèce, qu’on nous donne également comme des marques de l’élévation des mers, doit venir de ce que l’évaporation ne suffisant plus pour enlever ce que de grands fleuves apportent à la Méditerranée, celle-ci a dû s’exhausser de quelques mètres ; enfin il faut distinguer les accidents d’avec les faits généraux et sur quelque point qu’on porte ses regards, on y aperçoit les traces certaines de la diminution graduelle des eaux et du long séjour d’un Océan qui fut originairement sans limites.

Aux cimes sourcilleuses du Caucase dans l’ancien monde, sur celles des plus hautes Cordilières dans le nouveau, existent des bancs coquilliers, et d’autres débris marins, où les restes des animaux qu’on y voit confondus se retrouvent à la place et dans la situation où les êtres dont ces restes sont provenus durent naître, vivre et mourir successivement. Frappés d’étonnement à la vue de telles reliques d’un Océan qui dut tout recouvrir, les hommes qui, les premiers, y devinrent attentifs, imaginèrent de grands cataclysmes pour expliquer la présence de tels débris accumulés sur leurs montagnes. L’usage pour expliquer les faits, d’appeler au secours de notre ignorance quelque intervention surnaturelle, s’est perpétué depuis les âges les plus reculés jusqu’à nos jours. Il n’est un livre, entre ceux même dans les bonnes pages desquels la possibilité de changements à vue dignes de l’Opéra se trouve justement vouée au mépris, où néanmoins les mots de déluge universel, de grandes révolutions physiques et de cataclysmes se rencontrent parfois employés comme argument. Il serait temps cependant faire disparaître toute supposition gratuite du langage circonspect qui seul, convient dans les sciences. Il est incontestablement arrivé à la surface du globe des soulèvements du sol parfois capables de faire saillir de longues chaînes de montagnes, des irruptions de Mers, des fracassements de continents entiers, des ruptures de grands lacs, des débordements de fleuves, des écartements, des engloutissements ou des apparitions d’îles et des bouleversements qui purent changer les rapports qu’avaient entre elles de grandes régions ; mais ces catastrophes, toutes de localité, prodigieuses par rapport à notre petitesse microscopique dans l’immensité de l’univers, n’ont probablement jamais causé de subversion totale. La destruction de la grande île Atlantique elle-même, à laquelle nous croyons fermement, ne fut guère sur le globe un événement proportionnellement plus important que ne le sont, dans notre bois de Boulogne ou dans un marécage du Canada, la destruction d’une fourmilière ou la ruine d’une cité de castors. Quand le détroit de Gibraltar s’ouvrit, lorsque l’Angleterre fut séparée de l’Europe, si quelques cabanes d’Atlantes ou de Celtes s’élevaient sur les parties de pays qu’emportaient les flots en élargissant des cassures, le petit nombre des Atlantes ou de ces Celtes qui purent échapper au désastre, ne manquèrent pas de croire à quelque perturbation survenue dans l’ordre de la nature, et de supposer que le monde entier avait éprouvé le contrecoup du renversement de leur malheureuse patrie. Ils attribuèrent au courroux des dieux la révolution dont ils étaient les victimes ; ils se soumirent à des expiations ; ils élevèrent des autels dans l’espoir d’apaiser le Ciel, au nom duquel leurs prêtres ne manquèrent pas de promettre que la chose ne se renouvellerait plus, tant que les peuples s’abandonneraient aveuglément aux volontés d’en haut, volontés mystérieuses et terribles, que ces prêtres se réservaient de transmettre et d’interpréter. Cependant des déchirements pareils, ou même plus dévastateurs occasionnés par des soulèvements ou par des affaissements opérés dans la croûte du globe, ont eu lieu en mille autres endroits ; mais selon que le théâtre de tels événements était déjà peuplé ou s’était trouvé désert, l’histoire en perdit ou en conserva la tradition.

L’usage d’expliquer par des déluges accidentels le séjour des flots au-dessus des plus hautes montagnes, était bien digne de l’esprit grossier des temps primitifs, où des hommes, abrutis par la superstition, s’en pouvaient seuls contenter. Et cependant, il est quelques livres où l’on y revient encore. En admettant que la quantité d’eau versée par un déluge quelconque eût été capable d’ajouter à la masse des Mers ce qui leur était nécessaire pour que l’Ararat, par exemple, s’en trouvât presque tout à coup recouvert, et qu’une autre grande inondation eût disparu assez promptement pour que Deucalion et Pyrrha, ou tout autre, échappés miraculeusement au désastre général, aient, en quelques années, eu le temps de repeupler la terre comme elle l’était auparavant ; on serait toujours dans l’impossibilité de rendre raison d’une multitude de faits dont l’examen prouve que beaucoup de calme et des milliers de siècles furent nécessaires pour façonner sous les eaux la croûte terrestre, à la surface de laquelle le genre humain est aujourd’hui disséminé.

LE LIVRE
LE LIVRE

Histoire et description des îles de l’océan de Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent, Firmin Didot frères, 1839

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