Bertha von Suttner, première femme prix Nobel de la paix


Bertha Sophia Felicita Freifrau von Suttner (1843–1914)

Le prix Nobel de la paix a été décerné, vendredi 9 octobre, au Programme alimentaire mondial des Nations unies, « pour sa contribution à l’amélioration des conditions de paix dans les zones touchées par les conflits et pour avoir joué un rôle moteur dans les efforts visant à empêcher l’utilisation de la faim comme arme de guerre ».
C’est la militante pacifiste Bertha von Suttner qui convainquit Alfred Nobel de distinguer les personnalités et organisation promouvant le rapprochement des peuples. Juste retour des choses, en 1905, quatre ans après la création de ce prix, l’Autrichienne est la première femme à le recevoir. À cette occasion, les Annales politiques et littéraires publient un extrait de son livre-manifeste : Bas les Armes ! paru en 1891.


Mme la baronne Bertha de Suttner — à qui le prix Nobel « Pour la Paix » vient d’être attribué — est née à Prague en 1847. Elle s’est acquis, depuis longtemps déjà, une renommée universelle pour la mission qu’elle a assumée, comme publiciste et conférencière, en faveur du désarmement des peuples et de la paix organisée. La baronne de Suttner, qui était en relations d’amitié avec Nobel, avait fini par le convertir au pacifisme, et c’est sous son inspiration qu’il inséra, dans ses dispositions testamentaires, une clause réservant un prix aux propagateurs de ce nouveau culte. Nul n’était donc mieux qualifié pour le recevoir que l’auteur de Bas les Armes ! qui parut en 1891 et fut traduit dans toutes les langues. Nous croyons intéressant d’en reproduire, aujourd’hui, la conclusion. Sous la forme d’une conversation entre les principaux personnages du roman, Mme de Suttner nous expose ainsi son rêve généreux :

Bas les armes !

Fidèles au patriotisme traditionnel par cet accroissement de nos forces défensives, nous assurons nos propres frontières ; nous remplissons le plus saint des devoirs, et nous consolidons la légitime espérance d’éviter les dangers qui, de différents côtés, pourraient nous menacer. C’est pourquoi je lève mon verre en l’honneur de ce principe de la paix, que je sais cher à notre amie, la baronne Martha, principe hautement estimé aussi, par la ligue de paix des trois puissances, et je vous demande de trinquer avec moi. Vive la paix ! Puissions-nous jouir longtemps de ses bienfaits !

— Je ne puis boire à cette idée, répondis-je ; la paix armée n’est pas un bienfait. Ce n’est pas pour longtemps, mais pour toujours, que nous devons être délivrés du fléau de la guerre. Quand on s’embarque pour une traversée, se contenterait-on de l’assurance que le bateau ne va pas de sitôt échouer ou sombrer ? La tâche du capitaine est de mener le voyage à bonne fin.

Le docteur Bresser, qui était resté notre meilleur ami, vint à mon aide :

— Pouvez-vous croire que des soldats, passionnés pour leur métier, désirent la paix ? Pensez-vous qu’on aurait tant de plaisir à construire des arsenaux, à faire des manoeuvres, à élever des remparts, si l’on n’y voyait que de simples épouvantails ? Croyez-vous que ce soit pour s’envoyer des baisers par-dessus les frontières que les peuples s’amusent à les fortifier ? L’armée n’acceptera jamais d’être transformée en maréchaussée. Le général qui crie : Si vis pacem sait bien à quoi s’en tenir, et les députés qui votent les crédits n’ont pas, non plus, les yeux fermés.

— Les députés ! On ne peut que les louer de leur unanimité, dans les moments critiques.

— Permettez, Excellence ! Je dis à l’un : « Vois-tu cette mère ? C’est ton vote qui lui enlève son fils » À un autre : « C’est ton vote qui crève les yeux à ce malheureux, ton vote qui brûle cette bibliothèque précieuse, ton vote qui brise le crâne à ce poète, qui eût peut-être été la gloire de ta patrie ! Et tu l’as donné, ce vote, pour ne pas paraître lâche ! »

— J’espère, cher docteur, dit le colonel, piqué, que vous ne vous présenterez jamais à la députation ; on vous sifflerait.

— Le courage seul de me présenter prouverait que je ne suis pas un lâche.

— Et si l’on n’était pas prêt au moment du danger ?

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— Nous établirons un droit des gens qui supprimera le danger. Une guerre serait trop terrible ; ce ne serait plus une guerre, mais une lutte de géants, où vainqueurs et vaincus périraient à la fois. Qui de nous vote cette guerre ?

— Moi pas, dit le ministre, mais tous les hommes…, notre gouvernement non plus, mais tous les autres États.

— De quel droit accusez-vous les autres de plus de méchanceté ou de plus de bêtise que nous ? Laissez-moi vous conter un petit apologue : Une foule de mille et un hommes regardait avec envie un merveilleux jardin, dont la porte était close. La consigne du portier était de laisser entrer ces gens, si la majorité le désirait. Il appela le premier : « Sincèrement, veux-tu entrer ? » « Moi, certainement ; mais les autres ne voudront jamais. » Le prudent portier nota cette réponse sur son carnet. Il appela le second, qui fit la même réponse. Il nota de nouveau, sur son carnet, un « oui », mille « non », et ainsi de suite, jusqu’au dernier. Il fit l’addition. Pour mille et un « oui », il trouva un million de « non ». La porte resta close, car la majorité des « non » était écrasante : chacun s’était cru obligé de voter non seulement pour lui, mais encore pour les autres.

— Un vote unanime de désarmement serait bien beau, dit le ministre ; mais qui en prendra l’initiative, et comment imposer silence aux passions et aux intérêts particuliers ?

Mon fils Rodolphe prit la parole :

— Quarante millions de citoyens d’un État forment un tout ; pourquoi plusieurs centaines de millions d’hommes n’en formeraient-ils pas un ? Est-il admissible que, malgré les passions, malgré les intérêts, quarante millions d’hommes puissent renoncer à la guerre, une ligue de paix comme la Triplice puisse se constituer, et que cinq peuples ne puissent se décider à suivre la même voie ? Sommes-nous donc des sauvages ?

– Oh ! Oh !

— Oui, je maintiens le mot : nous sommes des sauvages, et nous le resterons tant que nous nous raccrocherons au passé… Mais je vois naître l’aurore d’une ère nouvelle. Peut-être le prince ou l’homme d’État qui aura la gloire de proposer le désarmement est-il déjà né ! L’égoïsme d’État fera bientôt place à la fraternité des peuples, et la justice deviendra la base de la vie sociale.

LE LIVRE
LE LIVRE

Les Annales politiques et littéraires de Jules Brisson, 1883-1971

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