« L’Église du Sacré-Cœur »


Un siècle après sa consécration, la basilique du Sacré-Cœur à Paris va être protégée au titre des monuments historiques. La décision, prise mardi 13 octobre, est tardive. Mais le bâtiment est controversé, et pas seulement parce que sa construction a été longtemps associée, et ce de manière fallacieuse selon les historiens, aux événements de la Commune.
Dans un article publié à l’occasion de la pose de la première pierre du bâtiment le 16 juin 1875, le journal Le Siècle revient sur les débats qui ont enflammé le Parlement deux ans plus tôt quand le projet d’Église au sommet de la colline de Montmartre a été déclaré d’utilité publique. Il voit dans ce bâtiment symbolique une tentative désespérée des catholiques de réaffirmer leur pouvoir dans une société de plus en plus laïque.

C’est aujourd’hui que M. l’archevêque de Paris doit poser, de ses mains, sur la colline de Montmartre, la première pierre de l’église du Sacré-Cœur. Il n’est peut-être pas inutile de retracer à cette occasion l’histoire des commencements de ce nouveau temple, de rechercher l’origine et de marquer la portée d’une entreprise qui a désormais sa place parmi les phénomènes intellectuels et moraux les plus curieux de ce temps-ci.
C’est en avril 1872 que l’œuvre dite du « vœu national au sacré-cœur de Jésus » a été fondée à Paris avec cette devise : Sacratissimo cordi Jesu-Christi, Gallia pœnitens et devota. Les promoteurs sollicitaient partout les souscriptions des fidèles, afin d’ériger dans la capitale « un temple au sacré-cœur ». L’archevêque de Paris, M. Guibert, approuva, protégea ces pieux efforts, qui avaient un double but hautement avoué : la conversion, le salut de la France et la délivrance du chef de l’Église, « captif dans sa demeure et dépouillé d’une souveraineté nécessaire ».

Guibert était arrivé à Paris, après la Commune, dans une vive agitation d’esprit. L’aspect de Paris tout saignant encore, le sort de son prédécesseur, sa propre et brusque élévation, étaient autant de causes qui exaltaient son imagination. Il se vit aussitôt martyr prédestiné et se donna comme tel, répétant partout, dans la chaire, dans les salons, qu’il était prêt à sceller sa foi de son sang : paroles inutiles, imprudentes, qui le troublaient de plus en plus et les fidèles avec lui. Dans cet état d’esprit, M. Guibert se proposa de convertir la capitale.

Le 5 mars 1873, au nom de la commission du vœu national, l’archevêque pria le gouvernement de faire déclarer d’utilité publique la construction d’une église du Sacré-Cœur sur la colline de Montmartre. La formule du « vœu national » ne se retrouvait pas, il est vrai, toute entière dans la demande de l’archevêque. Il n’était question que de sauver la France ; plus un mot de la délivrance du souverain pontife.

Le 11 juillet, la commission parlementaire chargée d’examiner la proposition déposa un projet de loi, déclarant d’utilité publique « l’église que l’archevêque de Paris, par suite d’une souscription nationale, proposait d’élever sur la colline de Montmartre, en l’honneur du sacré-cœur de Jésus, pour appeler sur la France, et en particulier sur la capitale, la miséricorde et la protection divines. » Ce rapport, signé de M. Keller, causa une telle surprise, que soixante-dix députés du centre droit et de la droite se hâtèrent de rédiger une contre-proposition tendant à déclarer d’utilité publique « l’église projetée par l’archevêque sur la colline de Montmartre ». Le nom du sacré-cœur et l’invocation à la miséricorde divine étaient ainsi écartés. Cinquante députés des mêmes bancs se joignirent encore aux soixante-dix. Il y eut alors une effroyable confusion dans la majorité parlementaire et dans la presse catholique. L’Union et l’Univers attaquèrent violemment les dissidents, les schismatiques, qui ripostèrent avec une égale vivacité. Le groupe orléaniste se fâche et raille tour à tour. Il prie la droite de croire à la sincérité de sa foi ; mais, dans l’Intérêt de la religion même, il la conjure d’écarter des déclarations inutiles. La discussion s’engage dans la chambre le 22 juillet. Dès le début, la commission se divise contre elle-même. M. de Belcassel, M. Baze, tous deux de la commission, se contredisent à la tribune. Le premier annonce que la commission efface du projet de loi le vocable du sacré-cœur, mais qu’elle conserve religieusement l’invocation publique à la divine Providence ; l’autre répond que l’invocation et le vocable sont également écartés. Au milieu du trouble, du chaos, la suite de la discussion est renvoyée au lendemain. Le lendemain se passe encore en pourparlers. Le 24 seulement, la commission rapporte son projet de loi trois fois revu et corrigé. Pour réduire au silence ceux qui prétendent que l’assemblée ne peut déclarer d’utilité publique la construction d’une église destinée au culte spécial du sacré-cœur, la commission déclare que le nouveau temple est affecté à l’exercice du culte catholique, et, pour satisfaire en même temps les partisans du sacré-cœur, elle ajoute ces mots : « Conformément à la demande qui en a été faite par l’archevêque de Paris dans sa lettre du 5 mars 1873. »

À l’aide de ce subterfuge, la loi passe enfin ; l’église est votée, non plus l’église du sacré-cœur, sans doute, non plus l’église de Marie Alacoque, mais une église catholique quelconque, que les évêques auront, il est vrai, le droit de vouer aux saints et saintes qui leur agréent le mieux, et qu’ils pourront toujours représenter comme le monument du repentir et de l’expiation de la France !

La droite réservait cependant au centre droit une dernière épreuve. M. de Cazenove de Pradine demande que l’assemblée nationale se fasse représenter, à la cérémonie de la pose de la première pierre, par une délégation de son bureau. « L’œuvre que nous projetons, dit-il, a le caractère d’une grande œuvre nationale. Vous devez à Mgr l’archevêque de Paris, à la mémoire de son prédécesseur et des autres otages assassinés, de vous associer d’une façon publique et officielle au grand acte d’expiation et d’apaisement qui va s’accomplir par l’édification de l’église du vœu national au sacré-cœur de Jésus. » M. de Cazenove déchirait d’un seul coup tous les voiles si péniblement tendus par la commission : il remettait la loi dans son vrai jour. La gauche applaudit ; le centre droit en masse s’esquive, disparaît, gagne les jardins, la buvette. La proposition fut repoussée au scrutin public par 262 voix contre 109. Ainsi le nombre total des votants était inférieur au chiffre rigoureusement exigé pour la validité du vote. Le Journal officiel ne devait pas publier les noms ni dénoncer les fuyards à l’opinion publique ; tout retombait dans les ténèbres.

Au dehors de l’assemblée, la lutte continua plusieurs jours encore. L’Union, le Monde, l’Univers, demandèrent pardon à Dieu de l’égarement des dissidents ; MM. de Cumont, de Castellane et cent de leurs collègues, écrivirent d’autre-part au Français pour se plaindre des « soupçons injurieux » de l’Union, qui faillit sous le coup se briser et disparaître. Telles sont les équivoques, les dissensions, les violences, d’où s’est élevé le projet de cette église que l’on nous représente comme un monument de paix et de concorde ! Telle est l’histoire de ce sanctuaire que l’on veut consacrer, dans le temps de la froide raison, de la vie expérimentale et positive, au plus étrange et au plus émouvant de tous les cultes connus jusqu’à nous !

Il y aurait à écrire une autre histoire plus extraordinaire encore, l’histoire générale de cette recrudescence d’exaltation pieuse, de cérémonies mystiques, l’histoire de ce vaste plan, dont l’église du Sacré-Cœur n’est qu’une médiocre partie. On a dit que ce vertige était né d’un autre vertige, que ce mouvement était issu de la commune, et qu’il fallait en chercher la source dans la prison de la Roquette, à l’endroit même où coula le sang de l ‘archevêque de Paris. Il faut remonter plus haut, aux premiers désastres de l’invasion, aux premières angoisses des mères ; il faut remonter au jour où, par une coïncidence inévitable, l ‘Allemand entra en France et l’Italien dans Rome. Les catholiques, retournant en imagination l’ordre des choses, virent dans la ruine du pape la cause de tous nos maux. Il faut remonter plus haut encore, à 92, à 93 ; il faut remonter à la nuit du 4 août, dont on n’a cessé de poursuivre la réparation et la vengeance.

Ce mouvement est le même qui, quatre fois en quatre-vingts ans, toujours refoulé, et toujours revenant sur nous, a failli déjà emporter la liberté civile, le droit moderne et le bon sens de la France.

Il faut creuser encore ce sujet ; il faut donner le dernier mot du désarroi dans lequel s’agitent les imaginations religieuses. La foi qui se reposerait calmée et refroidie, dans l’ordre antique, sous le gouvernement du roi et du pape-roi, s’exalte, se surmène, affolée, éperdue, dans la privation de son objet, dans la défaite de ses dieux. Quoi ! être les saints, les élus, marqués de la grâce d’en haut, et se voir réduits à de telles extrémités, vaincus, renversés par toute la suite logique des choses ! Voir ce qu’on appelait le plan divin des sociétés devenu inapplicable et impossible ! C’est donc le chaos et l’enfer sur la terre !

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Alors les vieilles terreurs qui sommeillaient au fond obscur des églises, des couvents, des tombeaux, se réveillent, rentrent dans le cœur des femmes, des enfants, dans l’esprit des ignorants et des simples. Alors le jugement dernier, la fin du monde, redeviennent le thème des entretiens pieux. On s’attaque au ciel, on s’encourage « à lui faire violence ». La société catholique, les yeux fermés sur les causes toutes naturelles de sa progressive décadence, et d’ailleurs condamnée par sa foi à n’y point chercher de remède, invoque des chimères, des prodiges, somme ses saints et ses saintes de descendre sur le monde, la foudre à la main ! De là la passion des pèlerinages, de là le projet de consacrer Paris et la France au sacré-cœur de Jésus ; de là cet effort outré, désespéré vers la personnification, vers la précision matérielle des idées du culte ; de là cette glorification non plus seulement de Jésus, mais du cœur de Jésus, adoré pour lui-même et invoqué comme la force première, comme la source de vie de Dieu même et du monde !

Il fallait que le catholicisme perdît absolument pied sur la terre pour aller chercher un refuge dans ce mysticisme transcendental. C’est une vogue pour le moment, c’est une mode, un tour d’esprit ; il faut le laisser passer. L’Europe sait bien que ces excès d’imagination, trop explicables dans les partis et dans les écoles qui disparaissent, n’altéreront pas le sens commun de la France, ni le droit positif, ni la politique de notre pays.

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Le Siècle de Armand Dutacq, 1836-1932

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