WP_Post Object ( [ID] => 101753 [post_author] => 56414 [post_date] => 2021-04-21 14:59:23 [post_date_gmt] => 2021-04-21 14:59:23 [post_content] =>Mon opinion sur le changement climatique – et, plus généralement, sur l’avenir de l’humanité – n’a jamais été arrêtée. En fonction de ce que je lis, et peut-être des variations de ma météo neuronale, j’alterne entre optimisme et effroi.
Au printemps dernier, je me sentais plutôt morose à propos d’à peu près tout lorsque le militant écologiste iconoclaste Michael Shellenberger m’a envoyé les épreuves de son livre Apocalypse Never.
Avant de me prononcer sur l’ouvrage, une petite mise en perspective. Shellenberger est un personnage controversé. Depuis des années, il exhorte ses amis écologistes à adopter une vision plus optimiste, attitude selon lui plus efficace que celle qui consiste à jouer sur la peur. Dans un livre influent écrit en 2007 avec Ted Nordhaus, autre figure de l’écologisme, il accusait ses pairs d’être hostiles à la science, à la technologie et au progrès économique1.Nous avons besoin du développement économique et technologique pour surmonter le changement climatique et les autres menaces sur l’environnement, assuraient Shellenberger et Nordhaus. Il est peu probable que les gens se soucient des ours polaires s’ils peinent à nourrir leurs enfants. Les auteurs reprochaient également au mouvement écologiste de ne guère communiquer sur ses propres succès, comme si cela pouvait l’amener à trop de complaisance.
Le livre a irrité certains écologistes, mais j’ai apprécié son esprit volontariste et j’ai pensé que ce serait également le cas de mes étudiants. En 2008, j’ai donc invité Shellenberger et Nordhaus à venir parler là où j’enseignais – à l’Institut de technologie Stevens –, et je leur ai remis un prix que j’ai créé, le Green Book Award, doté de 5 000 dollars (prix que j’ai également décerné au biologiste Edward O. Wilson, à la biologiste marine Sylvia Earle et au climatologue James Hansen, avant que mes financements ne soient épuisés).J’ai discuté avec Shellenberger sur Bloggingheads.tv en 2008 et je l’ai interviewé, ainsi que Nordhaus, dans les pages de Scientific American en 2011. Plus tard, j’ai assisté à des conférences organisées par leur groupe de réflexion, le Breakthrough Institute. Ces rencontres ont questionné la pensée écologiste conventionnelle d’une manière que j’ai trouvée saine et stimulante.
Certains intervenants ont critiqué les positions de Shellenberger et Nordhaus – notamment leur soutien à l’énergie nucléaire. Lors d’une réunion en 2014, le spécialiste de l’énergie Arnulf Grubler a soutenu que le nucléaire aurait du mal à concurrencer les autres sources d’énergie, car, suivant une sorte de courbe d’apprentissage inversée, son coût tend à augmenter avec le temps.Dans son nouveau livre, Shellenberger affirme que le changement climatique provoqué par l’activité humaine est certes bien réel mais moins menaçant que ne le prétendent de nombreux journalistes et militants. Il présente des données solides montrant que les risques de phénomènes météorologiques extrêmes, de feux de forêt et d’extinction d’espèces ont été exagérés, et que l’humanité est capable de s’adapter à l’élévation du niveau des mers et des températures [lire « SOS biodiversité », Books n°109, juillet-août 2020].
Dans un extrait en ligne de son ouvrage, Shellenberger note que, selon une étude de 2019, le taux de mortalité et les dommages économiques liés aux phénomènes météorologiques extrêmes ont « chuté de 80 à 90 % au cours des quatre dernières décennies ». [Comme Lomborg, voir l’article précédent], il pointe que la faible réduction du PIB annoncée par le Giec pour la fin de ce siècle en raison du réchauffement climatique n’est pas la « fin du monde ».
Apocalypse Never m’a remonté le moral à un moment où j’en avais cruellement besoin. Il contrebalance par exemple les affirmations du journaliste David Wallace-Wells, un alarmiste autoproclamé, qui, dans son récent best-seller, La Terre inhabitable (Robert Laffont Canada, 2019), soutient, avec force arguments, que le changement climatique est « pire, bien pire que vous ne l’imaginez » [lire « L’enfer, c’est demain », Books n°104, février 2020].
Shellenberger m’a demandé de rédiger quelques mots pour la promotion de son livre, et voici ce que j’ai écrit : « Apocalypse Never fera enrager certains progressistes écolos. Mais je le considère comme un contrepoint utile et même nécessaire à l’alarmisme colporté par certains militants et journalistes, dont moi. Que la discussion s’engage ! » Shellenberger a également reçu des éloges de personnalités de premier plan telles que les psychologues Steven Pinker et Jonathan Haidt et le climatologue Tom Wigley.
Comme je l’avais prédit, Apocalypse Never a suscité la colère des écologistes progressistes. Et un texte ironique publié par Shellenberger, dans lequel il s’excuse au nom des écologistes d’avoir contribué à propager l’alarmisme a irrité certains de ceux qui avaient accepté d’en faire la promotion. Le livre a été critiqué même par des membres du Breakthrough Institute, que Shellenberger a récemment quitté. « S’il est utile de réfuter les affirmations selon lesquelles le changement climatique conduira à la fin du monde ou à l’extinction de l’humanité, écrit Zeke Hausfather, directeur du programme climat et énergie de l’institut, le faire en minimisant exagérément les risques climatiques réels est profondément problématique et contre-productif. »
À l’inverse, Apocalypse Never a été salué par des médias conservateurs, comme le Daily Mail et le Wall Street Journal. Dans ce dernier, le journaliste John Tierney écrit : « Shellenberger présente un argumentaire convaincant et clair, mêlant les données de la recherche et l’analyse politique à une histoire du mouvement vert et à des portraits de personnes qui vivent dans des pays pauvres et subissent les conséquences du “colonialisme écologiste”. »
Ce clivage me rappelle celui suscité par John Ioannidis, l’épidémiologiste de Stanford qui, au début de l’épidémie, avait fait valoir que notre réaction face au Covid-19 était peut-être disproportionnée. Les gens jugent les affirmations de Shellenberger et de Ioannidis moins sur leur valeur réelle que sur leurs implications politiques supposées. L’optimisme, que ce soit à l’égard de la pandémie ou du réchauffement climatique, est considéré comme une position conservatrice, pro-Trump. L’actuelle polarisation politique fait qu’il n’a jamais été aussi difficile d’avoir un débat raisonné sur les questions scientifiques.
Je maintiens mon avis sur Apocalypse Never, même si certaines parties du livre m’ont fait grimacer. Shellenberger plaide si agressivement en faveur de l’énergie nucléaire qu’un de ses anciens collègues du Breakthrough Institute, Alex Trembath, l’accuse de « fétichisme nucléaire ». Il va même jusqu’à défendre les armes nucléaires, réfutant l’idée de les bannir et suggèrant que, à la manière d’un memento mori, elles nous poussent à chérir nos vies si éphémères.
Ses positions sur l’énergie et les armes nucléaires me semblent en contradiction avec son optimisme et sa foi dans l’ingéniosité humaine. Si l’énergie nucléaire n’est pas relancée aux États-Unis – ce qui sera probablement le cas, non en raison de l’opposition des écologistes mais parce que les coûts sont trop élevés –, nous serons certainement assez intelligents pour nous adapter et répondre à nos besoins par d’autres technologies. Et nous sommes sans doute capables de trouver un moyen de nous débarrasser des armes nucléaires dans le cadre d’un mouvement mondial de démilitarisation. En bref, le principal reproche que je fais à Shellenberger, ce n’est pas qu’il est trop optimiste, mais qu’il ne l’est pas assez.
— John Horgan dirige le Centre de littérature scientifique à l’Institut de technologie Stevens.
Il a notamment publié The End of Science, The End of War et Mind-Body Problems.— Cet article est paru dans Scientific American le 4 août 2020. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.
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WP_Post Object ( [ID] => 101741 [post_author] => 56414 [post_date] => 2021-04-21 14:51:00 [post_date_gmt] => 2021-04-21 14:51:00 [post_content] =>Les gens s’étonnent souvent de m’entendre rêver d’un futur radieux en harmonie avec l’intelligence artificielle alors que le réchauffement climatique menace de nous tuer tous. Un livre qui vient de paraître remet pourtant en perspective certaines des allégations extrêmes dont fourmillent les médias. Le Danois Bjørn Lomborg, auteur de L’Écologiste sceptique et de Cool It, est économiste et s’intéresse au changement climatique depuis près de vingt ans1. Dans False Alarm, son dernier ouvrage, il fait le point sur ce que les données et les modèles les plus récents et les plus largement acceptés nous disent de ce phénomène. Je ne suis ni climatologue ni économiste du climat, je ne prétends donc pas trancher la question de savoir si, oui ou non, Lomborg fait fausse route dans son interprétation des données. Je soutiens néanmoins que ce livre est un travail de recherche fouillé qui mérite qu’on s’y attarde.
Soyons clairs : Lomborg ne nie pas l’existence du réchauffement climatique. Il partagerait sans doute le constat de la chercheuse en développement durable Kimberly Nicholas :
- La planète se réchauffe.
- Nous en sommes la cause.
- C’est une certitude.
- C’est un problème.
- Nous pouvons le résoudre.
Lomborg est un lukewarmer, comme on dit [un tiède]. Il pense que le réchauffement climatique est réel, qu’il résulte de l’activité humaine et que c’est un sérieux problème que nous pouvons, et devons, prendre à bras-le-corps. Ce dont il doute, c’est qu’il s’agisse du plus grand défi que nous ayons à relever et que la survie de l’humanité soit menacée.
Il tire ses données de deux sources principales : le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) rattaché à l’ONU, et le rapport d’évaluation sur le climat de l’administration américaine (National Climate Assessment). Les modèles qu’il utilise sont ceux qu’a élaborés le professeur William Nordhaus, de l’Université Yale, devenu en 2018 le seul économiste du climat récompensé par le prix Nobel d’économie [lire : « Climat : qui va payer ? », Books n° 3, mars 2009]. Difficile de pinailler sur de telles sources.Depuis les débuts de la révolution industrielle, la planète s’est réchauffée d’un peu moins de 1,1 °C. Si aucune action significative n’est mise en place pour enrayer ce phénomène, le Giec estime que la hausse des températures pourrait atteindre 4°C d’ici à 2100. D’après le modèle de Nordhaus, ce niveau de réchauffement ferait chuter le PIB mondial de 2,9 %. Par précaution, Nordhaus a augmenté de 25 % chaque mesure de prédiction des dégâts, ce qui porte la réduction globale du PIB à 4 %.
D’ici à 2100, les économistes prévoient une augmentation du PIB mondial d’environ 450 %. Si l’on prend en considération le coût estimé des dégâts climatiques à venir, l’augmentation du PIB mondial ne serait donc plus que de 434 %. C’est un écart important, mais pas catastrophique. Le Giec le dit lui-même : « Dans la plupart des secteurs économiques, l’impact du changement climatique sera moindre que celui d’autres facteurs » comme la croissance démographique, la hausse des revenus, etc. [Lire notre entretien avec l’économiste britannique Richard Tol, Books n° 75, avril 2016].
D’après Nordhaus, il ne faut pas se figurer le réchauffement climatique comme « un énorme astéroïde fonçant droit sur la Terre », mais plutôt comme « une maladie chronique de longue durée, une sorte de diabète ».
Dernièrement, un communiqué catastrophiste a fait la une des journaux : à cause du réchauffement climatique, le sud du Vietnam serait en passe d’être « quasi rayé de la carte », car il sera bientôt « sous l’eau à marée haute ». Ce que le communiqué oublie de rappeler, c’est que c’est déjà le cas. Le sud du Vietnam est déjà « sous l’eau », c’est-à-dire au-dessous du niveau de la mer, à l’instar d’une grande partie des Pays-Bas.Au cours des cent cinquante dernières années, le niveau des mers a augmenté d’une trentaine de centimètres en moyenne. Le Giec, au terme d’une minutieuse enquête sur les inondations à l’échelle mondiale, a conclu que « rien ne permet ni d’affirmer ni d’infirmer que leur fréquence soit en cours d’augmentation, ni que l’homme en soit la cause ». Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la valeur en dollars des dommages causés par les inondations a bondi de façon spectaculaire, à la fois en termes absolus et en pourcentage du PIB. Cela s’explique par le fait que nous persistons à construire à tour de bras des résidences hors de prix en zone inondable. Mais les inondations tuent beaucoup moins aujourd’hui qu’il y a un siècle.
Les études sur la sécheresse et les tempêtes parviennent à des résultats similaires. « À l’échelle planétaire, la Terre n’est pas confrontée à davantage de sécheresses » et « aucune tendance significative n’a été observée dans la fréquence des cyclones tropicaux dans le monde ». Dans son scénario le plus plausible, le Giec estime que les cyclones seront « moins nombreux mais d’intensité plus élevée ». Là encore, le coût des ouragans américains s’est envolé, car nous leur offrons des cibles de plus en plus ruineuses : la population des côtes de la Floride a ainsi été multipliée par 67 depuis 1900.
Les médias se prennent régulièrement d’une passion brûlante pour les histoires de forêts en flammes, surtout lorsqu’il s’agit de la forêt amazonienne, décrite (à tort) comme le poumon de la Terre [lire le numéro spécial de Books sur la forêt, juillet-août 2019]. Dans les faits, la superficie de forêts brûlées dans le monde a diminué de 25 % depuis le début du siècle. La raison : ce sont les plus pauvres qui abattent les arbres pour les brûler, ce qui génère localement une pollution atmosphérique dangereuse et souvent fatale. Mais, à mesure qu’ils s’enrichissent, ils utilisent des combustibles plus efficaces et commencent à replanter des forêts, quoique cela se fasse parfois aux dépens de la biodiversité.
Le dioxyde de carbone est le principal gaz à effet de serre, mais il est aussi, bien sûr, essentiel à la photosynthèse : les plantes utilisent l’énergie lumineuse du Soleil pour convertir du CO2 et de l’eau en sucre et en oxygène. La plus grande étude d’images satellites menée à ce jour, publiée en 2016, permet de constater que, depuis trois décennies, plus de la moitié des terres végétalisées dans le monde sont en train de verdir, alors que seulement 4 % ont perdu en couverture foliaire. Au cours des dernières décennies, les émissions de dioxyde de carbone nous ont donné l’équivalent d’un continent vert de deux fois la taille des États-Unis – et presque personne n’en a entendu parler.
Le temps chaud a mauvaise presse. Pourtant, à l’échelle mondiale, pour chaque décès provoqué par la chaleur, on compte 17 morts par le froid. C’est encore pire dans les pays comme le Royaume-Uni, où la crise du logement fait des ravages : pour chaque décès lié à la chaleur, le pays en dénombre 33 causés par le froid.
Lomborg reproche aux médias de se jeter sur n’importe quel événement négatif pour l’attribuer au réchauffement climatique, dressant ainsi un tableau de l’état du monde bien plus sombre qu’il ne l’est en réalité. Ils négligent aussi le rôle énorme de l’adaptation. Plus les sociétés s’enrichissent, moins elles sont vulnérables aux aléas climatiques.
Dans les années 1920, les catastrophes climatiques tuaient 500 000 personnes par an. De nos jours, ce chiffre est tombé sous la barre des 20 000. Cet effet ne se cantonne pas aux pays développés. De 1970 à 2000, les cyclones provoquaient chaque année la mort d’environ 15 000 personnes au Bangladesh. Depuis 2010, grâce à l’effet d’adaptation, on compte 12 décès par an en moyenne.
Pour beaucoup, toute mention de notre capacité d’adaptation est taboue : on craint qu’elle ne sape notre volonté de nous attaquer au problème du réchauffement climatique. Il n’est pourtant pas raisonnable d’évaluer les avantages et les inconvénients d’une quelconque politique environnementale sans examiner objectivement les faits, surtout lorsque les mesures en question ont un coût faramineux et affectent en profondeur la vie des gens.
Si Lomborg dit vrai, alors pourquoi tout cela reste-t-il si largement incompris ? D’une part, pour les patrons de presse, le catastrophisme écologique est bien évidemment beaucoup plus lucratif que l’écologie positive. Plus l’histoire est dramatique, plus elle passionne les foules. D’autre part, il est plus facile pour les universitaires et les ONG de susciter l’adhésion et de collecter des fonds lorsqu’ils insistent sur le négatif. Enfin, il n’est pas rare que la lutte contre le réchauffement climatique serve de prétexte aux politiciens pour glisser en catimini une nouvelle taxe dans leur budget.
La plupart des politiques climatiques actuelles se résument à limiter l’accès aux énergies bon marché et à promouvoir les sources d’énergie alternatives. Lomborg explique que les gouvernements du monde entier dépensent plus de 140 milliards de dollars de subventions (environ 119 milliards d’euros) chaque année en faveur des énergies solaire et éolienne. Or de telles mesures sont inefficaces, estime-t-il, parce que ces sources d’énergie renouvelable ne fournissent à l’heure actuelle que 1 % environ des besoins énergétiques de la planète. En outre, selon les calculs de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le solaire et l’éolien devraient couvrir moins de 5 % de ces besoins en 2040.
Nous avançons ici en terrain miné. Certains experts, comme Ramez Naam, affirment que l’AIE a sous-estimé à de multiples reprises le recours croissant aux énergies renouvelables. Ce qui est tout de même incontestable, c’est que les énergies renouvelables ne seront pas en mesure de réaliser leur plein potentiel tant que les technologies de stockage n’auront pas été foncièrement améliorées. Si le Soleil déverse chaque jour une grande quantité d’énergie sur la planète, il ne brille pas toujours lorsque nous en aurions besoin. Lomborg propose plusieurs pistes intéressantes pour remédier à cette difficulté.
Les politiques énergétiques actuelles posent un problème majeur : elles font peser de manière disproportionnée le coût des subventions accordées aux énergies renouvelables sur les épaules des plus démunis. Ces derniers consacrent une part plus importante de leurs revenus à l’énergie, et ce sont donc eux que l’augmentation des prix pénalise le plus. Les subventions dont bénéficie le renouvelable devraient être financées par l’impôt, qui est progressif, plutôt que par l’augmentation du prix de l’énergie, qui ne l’est pas.
Comme la plupart des économistes qui se sont penchés sur la question, Lomborg plaide en faveur de la taxe carbone. Il estime qu’elle devrait être fixée dans un premier temps à environ 20 dollars par tonne d’émissions (ce qui équivaut à une taxe de 18 cents par gallon d’essence)2 et augmenter peu à peu au cours du siècle.
Il considère que nous devrions largement investir dans la recherche de sources d’énergie alternatives et le développement de nouvelles technologies de stockage, telles que le stockage par air comprimé – système consistant à comprimer de l’air ambiant qui sera stocké dans une cavité saline, puis relâché au moyen d’un générateur. Lomborg milite aussi en faveur d’une réhabilitation du nucléaire.
Il propose toute une série d’idées pour atténuer l’impact de la hausse des températures, en particulier dans les villes, où la majorité d’entre nous habite désormais. Il suggère par exemple d’éclaircir la couleur des toits et des routes, de manière à réfléchir la chaleur au lieu de l’absorber comme le font les surfaces noires actuelles.Une autre de ses suggestions, plus polémique, consiste à se lancer dans la recherche de technologies de géo-ingénierie permettant d’éliminer rapidement le CO2 de l’atmosphère et de réfléchir la chaleur du Soleil dans l’espace ; pour cela, on pourrait par exemple pulvériser des aérosols dans la haute atmosphère ou interférer dans la formation des nuages. Il reconnaît que le déploiement de telles technologies n’est pas indispensable dans l’immédiat et qu’on peut espérer qu’il ne le sera jamais. Cependant, si les partisans d’une réduction drastique des émissions de carbone ont vu juste quant à l’existence d’un point de non-retour climatique, alors nous pourrions avoir besoin d’urgence de solutions radicales. Pas seulement à cause du CO2 que nous allons émettre dans les années et les décennies à venir, mais surtout à cause de nos émissions passées.
On nous répète sans cesse que chacun, à son niveau, doit contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique, mais essayer de réduire ses émissions personnelles soulève trois problèmes. D’abord, les réductions qu’on peut faire à l’échelle individuelle sont infimes. Par exemple, de plus en plus de gens se reconnaissent dans l’« avihonte » – ou flygskam, mouvement né en Suède et fondé sur la culpabilité de prendre l’avion dans un contexte de réchauffement climatique. Or Lomborg cite une étude qui montre que, si les 4,5 milliards de personnes qui montent à bord d’un avion chaque année restaient sur le plancher des vaches et n’en décollaient plus jusqu’en 2100, la hausse des températures n’en serait diminuée que d’une petite fraction de degré, ce qui ne ralentirait la progression du réchauffement climatique que de moins d’une année d’ici à 2100.
Ensuite, les mesures que nous prenons pour réduire notre empreinte carbone ont tendance à nous faire économiser de l’argent… que nous nous empressons de dépenser ailleurs, ce qui engendre encore plus d’émissions. Ajoutons enfin que, après avoir consenti un effort, nous nous autorisons souvent une récompense qui réduit précisément le fruit de cet effort à néant : c’est ce qu’on appelle l’« effet de compensation morale ».
Lomborg ne plaide pas en faveur de l’attentisme, mais il nous invite à mieux mesurer les conséquences réelles de nos actes.En 2019, le prince Charles annonçait qu’il ne nous restait plus que dix-huit mois pour résoudre le problème du changement climatique. Ce qu’il oubliait de rappeler, c’est que, dix ans plus tôt, il avait déjà « calculé que nous n’avions plus que quatre-vingt-seize mois pour sauver le monde ». En 2006, Al Gore estimait lui aussi que, si nous ne prenions aucune mesure drastique pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre dans les dix années à venir, la planète atteindrait un point de non-retour. Ce ne fut pas le cas. Mais Gore ne s’est pas rétracté. La liste des prédictions catastrophistes qui se sont révélées infondées est longue. L’heure est peut-être venue de prêter l’oreille à des opinions plus mesurées.
— Calum Chace est un essayiste et conférencier anglais, auteur de plusieurs livres sur l’intelligence artificielle, qui, selon lui, va bouleverser l’existence humaine.
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— Ce texte est paru dans Forbes le 3 août 2020.
Il a été traduit par Charlotte Navion.
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Au début de son livre, il écrit que « l’innovation, comme l’évolution, est un processus consistant à découvrir sans cesse des moyens de réarranger le monde en des formes peu susceptibles de survenir par hasard […]. Les entités qui en résultent sont […] plus ordonnées, moins aléatoires que leurs ingrédients ne l’étaient auparavant. » Ridley souligne que la simple invention ne suffit pas pour qu’un produit ou un service nouvellement créé atteigne le stade de la consommation de masse – il faut qu’on le rende « suffisamment pratique, abordable, fiable et omniprésent pour qu’il vaille la peine d’être utilisé ». Cette distinction n’a rien d’intuitivement évident, et Ridley poursuit en étayant son propos d’exemples historiques tirés des transports, de la médecine, de l’alimentation, de la communication et d’autres domaines.
L’histoire de l’humanité est souvent présentée comme une succession de héros et de génies singuliers, alors que la plupart des innovations sont à la fois progressives et impossibles à attribuer à une personne ou à un instant déterminé. Ridley prend l’exemple de l’ordinateur, dont on ne peut faire remonter l’origine à aucun moment précis. Si l’Eniac (Electronic Numerical Integrator and Computer) a commencé à fonctionner à l’Université de Pennsylvanie en 1945, il était décimal plutôt que binaire. En outre, l’un de ses trois créateurs, John Mauchly, a été reconnu coupable d’avoir « volé » l’idée d’un ingénieur qui avait construit une machine similaire dans l’Iowa des années auparavant. Juste un an avant que l’Eniac ne soit opérationnel, un ordinateur numérique programmable – le célèbre Colossus – avait été mis en service, bien qu’il n’ait pas été conçu pour l’usage du grand public.
Par ailleurs, ni l’Eniac ni le Colossus ne furent eux-mêmes les produits d’un seul esprit – il s’agit de créations clairement collaboratives. Attribuer à quelqu’un en particulier l’invention de l’ordinateur se complique encore quand on sait que l’idée même d’une machine capable de calculer avait été théorisée par Alan Turing, Claude Shannon et John von Neumann. Comme le montre Ridley, la généalogie ne s’arrête pas là. Il n’existe tout simplement pas d’inventeur ou de penseur unique à qui l’on puisse attribuer la naissance de l’ordinateur et son origine ne peut pas non plus être fixée à un moment quelconque.
Chose intéressante, Ridley soutient que les inventions précèdent souvent la compréhension scientifique des principes physiques qui les sous-tendent. En 1716, lady Mary Wortley Montagu vit des femmes en Turquie pratiquer ce qu’elle qualifia de « greffe » – le prélèvement d’une petite quantité de pus provenant de pustules d’une personne atteinte de variole légère et son introduction dans le sang d’une personne saine via une égratignure sur le bras ou la jambe. Cette forme de vaccination extrêmement rudimentaire, avait-on découvert, permettait de réduire le nombre de personnes atteintes de variole. Lady Mary eut l’audace de « greffer » ainsi ses propres enfants, ce qui ne plut guère à certains de ses concitoyens britanniques. Parallèlement à cette découverte, une compréhension similaire du principe d’inoculation émergea aux États-Unis en 1706, lorsque le médecin Zabdiel Boylston l’expérimenta sur 300 personnes. Son initiative lui valut de passer à deux doigts du lynchage.
Ces pionniers de la vaccination moderne nous montrent à quel point l’innovation est affaire de tâtonnements. Ni lady Mary ni Zabdiel Boylston ne comprenaient la véritable nature des virus, laquelle ne serait percée à jour que plus d’un siècle plus tard. Ils ne savaient pas non plus pourquoi le fait d’injecter aux gens une petite quantité de quelque chose les immunisait. Néanmoins, cela semblait fonctionner et c’était suffisant. Ce n’est qu’à la fin du xixe siècle que Louis Pasteur parvint à expliquer comment fonctionne la vaccination.
Ridley souligne qu’il y a toujours eu des opposants à l’innovation. Ces personnes ont souvent intérêt à maintenir le statu quo mais justifient leurs objections en invoquant le principe de précaution. Même la margarine fut jadis qualifiée d’abomination par un gouverneur du Minnesota – en 1886, sous la pression de l’industrie laitière, le gouvernement américain vota une taxe prohibitive sur la margarine afin d’en réduire les ventes. La popularité grandissante du café aux xvie et xviie siècles fit l’objet d’une condamnation féroce et moralisatrice de la part des gouvernants et des viticulteurs, quoique pour des raisons différentes. Charles ii, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, n’aimait guère l’idée que les clients des cafés se réunissent et critiquent l’élite dirigeante. Les vignerons, quant à eux, voyaient à juste titre un concurrent dans cet étrange et sombre breuvage, et ils apportèrent leur soutien aux érudits qui affirmaient que le café donnait à ceux qui en buvaient une « énergie violente ». Ridley considère la croisade contre le café comme emblématique de la résistance à la nouveauté. En elle se retrouvent « tous les traits caractéristiques de l’opposition à l’innovation : un appel à la sécurité, un certain degré de conflit d’intérêts et une paranoïa parmi les puissants ».
Autre caractéristique de nombre des innovations examinées dans le livre de Ridley : elles ont souvent été conçues simultanément par des acteurs indépendants. Thomas Edison n’est pas le seul inventeur de l’ampoule électrique. Avant 1880, 21 autres personnes avaient, semble-t-il, eu l’idée de l’ampoule à incandescence ou y avaient apporté des améliorations déterminantes. Il ne s’agit pas là du seul exemple d’inventions convergentes : « Six personnes ont inventé ou découvert le thermomètre, cinq le télégraphe électrique, quatre les fractions décimales, trois l’aiguille hypodermique, deux la sélection naturelle. » C’est la règle plutôt que l’exception, postule Ridley. Il poursuit en l’appliquant aux théories scientifiques. Même la théorie de la relativité d’Einstein, selon lui, aurait pu être découverte peu de temps après par Hendrik Lorentz. Et, bien que Watson et Crick soient mondialement célèbres pour leur découverte de la structure de l’ADN, tout porte à croire qu’ils ont devancé de justesse d’autres scientifiques qui suivaient des pistes similaires.
Aussi fondamentale que soit l’innovation pour l’histoire de l’humanité, Ridley prétend qu’elle est antérieure de quelques milliards d’années à l’apparition de notre espèce. « L’émergence de la vie sur Terre a été la première innovation : le premier agencement d’atomes et d’octets en des formes improbables, capables d’exploiter l’énergie dans un certain but », écrit-il dans un élan presque mystique. Bien sûr, il y a des différences entre la créativité de l’esprit humain et celle de la biosphère, mais beaucoup de principes identiques les régissent l’une comme l’autre : une progression par tâtonnements, une tendance à l’amélioration graduelle, l’imprévisibilité et une évolution vers la complexification et la spécialisation.
Quelle est la relation entre nos attentes vis-à-vis d’une innovation et les effets qu’elle produit concrètement ? Ridley adhère à la loi d’Amara, selon laquelle « on a tendance à surestimer l’impact d’une nouvelle technologie à court terme mais à le sous-estimer à long terme ». Il retrace l’intense enthousiasme suscité par Internet dans les années 1990, qui a été quelque peu douché lorsque la bulle a éclaté au début des années 2000, mais qui s’est ensuite trouvé justifié par l’incontestable explosion numérique des années 2010. Le séquençage du génome humain a suivi le même schéma : après des débuts décevants, la technologie pourrait être mûre pour une période de succès. Si nous surestimons bel et bien au départ l’impact de l’innovation et finissons par le sous-estimer, alors, comme le déduit Ridley, il faut bien que nous tombions à peu près juste quelque part entre les deux. Il rattache cette situation à l’une de ses thèses centrales, qui stipule qu’inventer quelque chose n’est qu’une première étape – la création doit ensuite subir des transformations jusqu’à devenir accessible à la consommation de masse. Appliquant la loi d’Amara aux tendances contemporaines, Ridley estime que l’intelligence artificielle est dans la phase « sous-estimée », tandis que la blockchain1 est dans la phase « surestimée ».
Ridley dissipe de nombreuses idées fausses sur l’innovation, comme « la réglementation permet de protéger les consommateurs » ou « telle ou telle innovation entraînera un chômage de masse » [lire « Les robots vont-ils nous remplacer ? », Books n°62, février 2015]. On n’a pas l’impression qu’il aborde ces questions d’un point de vue idéologique, mais plutôt qu’il a commencé par étudier l’Histoire et qu’il a ensuite jugé que ces croyances communes étaient infondées. De même, How Innovation Works explore la relation entre l’innovation et la formation d’empires. Il conclut que, à mesure que les élites dirigeantes étendent leur territoire et centralisent leur contrôle, le moteur créatif de la population cale et le progrès technologique stagne. Ce qui finit par contribuer à la chute de ces empires. Contrairement à ces mastodontes ossifiés, les régions aux cités-États multiples et fragmentées ont souvent été d’intenses foyers d’innovation. Qu’on songe à l’Italie de la Renaissance, à la Grèce antique ou à la Chine des Royaumes combattants. En bref, les grands États ont eu tendance à être plus gaspilleurs, bureaucratiques et restrictifs sur le plan des libertés. Or la liberté, comme l’indique le sous-titre du livre, est essentielle au progrès.
Dans How Innovation Works, Matt Ridley tente de résoudre un paradoxe, à savoir que « l’innovation est le phénomène le plus important du monde moderne, mais aussi l’un des moins bien compris. C’est grâce à elle que la plupart des gens vivent aujourd’hui une vie de prospérité et de relative sagesse par rapport à leurs ancêtres, [elle est] la cause principale du grand enrichissement des siècles passés. » Beaucoup de gens ignorent tout simplement que des générations de créativité ont été nécessaires à l’humanité pour parvenir à son état actuel (et, bien sûr, il restera toujours des problèmes à résoudre).
Le livre de Ridley est une courageuse tentative pour faire évoluer les esprits. Il y a de nombreux autres modèles, leçons et histoires exposés dans How Innovation Works que je n’ai pas abordés, et Ridley les tisse ensemble pour composer une sorte de lettre d’amour à notre espèce. Il ajoute sa contribution à la liste croissante de livres récents qui proposent une défense rationnelle de l’optimisme et du progrès. Citons notamment « L’arc moral », de Michael Shermer [lire « Peut-on parler d’un progrès moral ? », p 23], Le Triomphe des Lumières, de Steven Pinker, et Le Commencement de l’infini, de David Deutsch2. Contrairement à ces auteurs, Ridley s’intéresse avant tout au progrès technologique, et la passion mêlée de gratitude qu’il éprouve pour celui-ci est contagieuse :
« Du début de l’histoire de l’humanité aux années 1820, personne n’avait voyagé plus vite qu’un cheval au galop, et encore moins en transportant une lourde cargaison. Pourtant, dans les années 1820, sans le moindre animal en vue, avec juste un tas de minéraux, du feu et un peu d’eau, des centaines de personnes et des tonnes de choses se déplacent à une vitesse folle. Les ingrédients les plus simples – qui ont toujours été là – peuvent produire le résultat le plus improbable s’ils sont combinés de manière ingénieuse […], simplement par le réagencement des molécules et des atomes selon des modèles éloignés de l’équilibre thermodynamique. »
La vision de l’Histoire que présente Ridley est enthousiasmante en ce que nous n’y sommes pas simplement les bénéficiaires passifs de milliers d’années d’innovations. Il ne tient qu’à nous de contribuer à cette chaîne sans fin de progrès.— Logan Chipkin est un jeune auteur vivant à Philadelphie. Il écrit pour de nombreux journaux en ligne sur des sujets philosophiques, économiques, culturels aussi bien que scientifiques.
— Ce texte est paru initialement sur le site Quillette le 29 mai 2020. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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WP_Post Object ( [ID] => 101714 [post_author] => 56414 [post_date] => 2021-04-21 14:35:13 [post_date_gmt] => 2021-04-21 14:35:13 [post_content] =>Le monde va-t-il de mieux en mieux ou de mal en pis ? Les deux, semble-t-il. En janvier 2018, le magazine Time publiait un dossier intitulé « Les optimistes ». Rédacteur en chef invité du numéro, Bill Gates constatait que, dans l’ensemble, les choses s’amélioraient. Le même mois, le Bulletin of Atomic Scientists rapprochait de trente secondes les aiguilles de son « horloge de l’apocalypse » : la fin du monde était plus proche que jamais. Ladite horloge a été créée à la fin des années 1940 pour mettre en évidence le risque d’un holocauste nucléaire. D’autres menaces y ont été ajoutées depuis : le changement climatique en 2007, le bioterrorisme et l’intelligence artificielle en 2015. La liste n’est sûrement pas close. Les aiguilles de l’horloge ont été déplacées vingt-trois fois depuis 1947, le plus souvent en direction du pire. Mais ce n’est bien sûr qu’un gadget : la seule chose qu’elle mesure, c’est le degré d’inquiétude éprouvé par un groupe de scientifiques et d’universitaires.
À l’inverse, les optimistes intervenant dans le dossier du Time entendaient fonder leur vision plus riante sur une quantification précise, « étayée par des données », écrivait Gates – comme la réduction de moitié, depuis 1990, du nombre d’enfants morts avant leur cinquième anniversaire, la diminution de la proportion de la population mondiale vivant dans l’extrême pauvreté – passée de plus d’un tiers en 1990 à environ un dixième aujourd’hui –, ou encore l’augmentation, au cours du siècle dernier, du nombre de pays où l’homosexualité est un droit reconnu – passé de vingt à plus d’une centaine.
Il se peut aussi que le nombre de livres recensant les avancées positives ait augmenté. Au moins quinze sont parus en anglais depuis la publication, en 2000, de l’ouvrage de l’économiste Julian Simon, mort deux ans plus tôt, au titre éloquent : « Cela va sans cesse de mieux en mieux. Les 100 plus fortes tendances des 100 dernières années »1. Personne n’a encore inauguré une « horloge du paradis », qui marquerait nos progrès mesurables vers l’utopie, mais beaucoup de ces auteurs semblent entendre son tic-tac.
D’autres sont moins enthousiastes, car il n’y a pas de méthode évidente pour mettre en balance les bonnes et les mauvaises nouvelles. Le livre de Simon s’ouvre sur une préface discordante de sa veuve, Rita Simon, que l’optimisme de son mari mettait mal à l’aise2. Malgré les 146 graphiques qui regorgent de données encourageantes – allant de l’augmentation de l’espérance de vie à celle du nombre de dents dans la bouche des adultes et d’orchestres dans les villes américaines –, elle rappelait que le siècle dernier avait aussi vu la montée du nazisme, du stalinisme et du maoïsme, et la mort d’au moins 170 millions de personnes du fait de leur propre gouvernement.
Même quand les bonnes nouvelles sont légion, l’optimisme peut sembler dénoter un manque de cœur et une certaine naïveté, observe Hans Rosling dans son livre instructif Factfulness : « Parce que vous savez que d’énormes problèmes subsistent […], vous avez le sentiment que lorsque je dis que le monde s’améliore cela revient à dire que tout va bien. » Médecin et professeur de santé publique suédois décédé en 2017, Rosling préférait se qualifier de « possibiliste » : « Quelqu’un qui n’espère pas sans raison, pas plus qu’il ne craint sans raison […]. En tant que possibiliste, je vois tout le progrès qui a été accompli, et cela me donne la conviction et l’espoir que plus de progrès est possible. Ce n’est pas être optimiste […]. C’est avoir une vision du monde constructive et utile. » 3
Bill Gates ne renie pas le qualificatif d’optimiste, mais le redéfinit à sa façon : « Être optimiste, c’est s’inspirer de ceux qui contribuent au progrès […] et chercher à diffuser ce progrès plus largement. » Un tel pragmatisme avait été anticipé par George Patrick, philosophe et psychologue américain, dans un article de 1913 paru dans Popular Science. Il l’avait baptisé le « nouvel optimisme ». Selon lui, l’ancien optimisme disait : « Ne vous laissez pas abattre, car le monde est bon et beau » ; le nouveau dit plus modestement : « Ne vous laissez pas abattre, car vous pouvez rendre le monde bon et beau. » Sa formule n’a pas pris, peut-être parce que la Première Guerre mondiale a éclaté juste après et que l’optimisme n’était plus de saison.
Les optimistes d’aujourd’hui ont bien souvent du mal à convaincre que l’humanité connaît de grands progrès. Le problème n’est pas seulement qu’il y a débat sur ce qu’on peut considérer comme un progrès, ni que certains redoutent d’imminentes catastrophes. C’est aussi que presque tout le monde se trompe sur les données de base permettant d’évaluer l’état du monde. Rosling illustre ce fait surprenant avec brio et montre qu’il ne saurait s’expliquer par la simple ignorance.
Des décennies durant, il a distribué des questionnaires simples à divers publics dans le monde entier. En 2017, deux instituts de sondage ont soumis une version de son quiz à 12 000 personnes, dans 14 pays. Voici quelques-unes de ses questions à choix multiples :
Sur 12 questions de ce type, portant également sur l’espérance de vie moyenne, l’instruction des femmes, les espèces menacées et l’accès à l’électricité, une personne sur 12 000 a obtenu 11 bonnes réponses, aucune n’a eu tout bon et 15 % d’entre elles ont eu tout faux. Le nombre moyen de bonnes réponses était de 2,2 : c’est dire que la plupart des gens ont fait moins bien que s’ils avaient choisi leurs réponses au hasard (ce qui aurait donné une moyenne de 4 bonnes réponses). Comme l’écrit Rosling, des chimpanzés auraient fait mieux !
Le quiz de Rosling est conçu de façon que la bonne réponse à chaque question corresponde aussi à la manière dont toute personne bien intentionnée voudrait voir le monde (dans les trois exemples ci-dessus, la bonne réponse est C) Sur ces sujets, nous souffrons visiblement d’un biais contre les bonnes nouvelles – penchant contre lequel le savoir des experts ne semble pas être d’un grand secours. Rosling rapporte qu’un public de scientifiques de la santé a obtenu des scores encore plus mauvais que ceux des profanes à la question sur la vaccination. Ses résultats rejoignent ceux d’études similaires, dont une enquête couvrant 38 pays réalisée par Ipsos MORI en 2017.
Rosling impute nos perceptions erronées à une vision du monde « exagérément dramatique ». Il identifie dix habitudes de pensée qui y contribuent. La première est un « instinct de négativité » qui nous incite à prêter davantage attention aux choses désagréables qu’à celles agréables. Cet instinct résulte de trois facteurs principaux, nous dit Rosling : les mauvaises nouvelles sont fortement médiatisées et marquent les esprits ; nous gardons un meilleur souvenir du passé qu’il ne l’était ; et nous jugeons quelque peu inconvenant de s’attarder sur ce qui va bien alors que tant de choses vont mal. Il propose une série d’astuces utiles pour surmonter les habitudes mentales susceptibles de nous fourvoyer, et de conseils pour mieux interpréter et assimiler les données.
Dans Le Triomphe des Lumières, Steven Pinker se dit aussi mal à l’aise que Rosling avec l’étiquette d’« optimiste ». Mais alors que ce dernier entendait calmement réfréner notre « passion pour le drame », Pinker trépigne de colère. Il ridiculise les « pessimistes culturels moroses » qui répugnent à admettre l’existence du progrès, et vilipende de nombreux ennemis supposés des sciences et de l’humanisme, selon lui à l’origine de cette attitude. Il est si révolté par le « déclinisme » et la « progressophobie » de notre époque qu’il a tendance à se laisser emporter. Les « intellectuels détestent le progrès », écrit-il sans préciser sa cible. Les « gens » – le lecteur ne saura pas qui exactement, mais les « élites » littéraires et la « classe bavarde » sont ses boucs émissaires – trouveraient que sauver des milliards de vies et nourrir ceux qui ont faim est simplement « barbant ».
Le Triomphe des Lumières est à ce jour le livre le plus ambitieux dans le genre et il est tout sauf barbant. Truffé de graphiques, il documente les améliorations apportées à l’existence humaine, principalement depuis le xixe siècle. Thomas Gradgrind, le personnage des Temps difficiles de Dickens, se disait « prêt à peser ou à mesurer le premier colis humain venu, et à vous en donner exactement la jauge ». Comme Gradgrind, Pinker met sur les plateaux de son impitoyable balance la santé, la richesse, l’alimentation, le bonheur, l’environnement, la paix, les droits de l’homme… Sa conclusion : quantité de choses se sont améliorées un peu partout dans le monde.
Même les hasards du destin en ont pris un coup. Aux États-Unis, le risque d’être tué par la foudre a été divisé par 37 depuis le début du xxe siècle. Ce, grâce à divers types de progrès : traitements médicaux, prévisions météo, formation en matière de sécurité – auxquels s’ajoute l’exode rural. D’autres changements positifs sont moins faciles à expliquer, mais bien réels, comme l’effet Flynn, une augmentation significative des scores de QI au cours du xxe siècle – même si ces scores ont récemment diminué dans certains endroits [lire « Sommes-nous de plus en plus bêtes ? », Books n°112, novembre 2020].
Malgré sa portée plus large, Le Triomphe des Lumières est, d’un certain point de vue, mieux étayé que le précédent ouvrage de Pinker, La Part d’ange en nous, consacré au déclin de la violence au cours de l’histoire humaine [lire « Le désir de violence », Books n°38, décembre 2012]. Son nouveau livre se focalise sur la période récente, pour laquelle les données sont plus faciles à interpréter.
Reste que son enthousiasme à prêcher la bonne nouvelle l’aveugle de temps à autre. Un chapitre sur l’inégalité économique relève du tour de passe-passe rhétorique. Pinker entend réfuter l’idée que l’augmentation des inégalités dans certains pays est « le signe que la modernité n’a pas réussi à améliorer la condition humaine ». Sa réponse est qu’il ne faut pas confondre l’inégalité avec la pauvreté ou l’injustice. C’est un argument raisonnable. Mais lorsque les gens soutiennent que l’inégalité croissante est le contraire d’un progrès, ils contestent surtout la façon dont la richesse des nouveaux super-riches a été accumulée et l’excès de pouvoir politique qu’elle leur confère. Que le mot « inégalités » soit bien choisi ou non pour désigner ce problème est une question secondaire : l’important est qu’il s’agit d’une évolution regrettable.
Pour Pinker, la raison pour laquelle l’existence humaine a changé pour le meilleur au cours des deux derniers siècles est simple : « Les Lumières ont produit leurs effets – c’est peut-être là l'histoire la plus belle et la plus rarement racontée. » Il entend les Lumières au sens large : si le dernier tiers du xviiie siècle en a été le cœur, il inclut deux cent cinquante ans d’histoire européenne, depuis les pionniers intellectuels du début du xviie jusqu’aux aux libéraux de la première moitié du xixe siècle. Ce que ces penseurs avaient en commun, selon lui, c’était la conviction que nous pouvons et devons « exercer notre raison et nos facultés d’empathie pour favoriser l’épanouissement de l’homme ».
Voilà un bon slogan pour le long siècle des Lumières, mais Pinker n’entre guère dans les détails. Il brandit une bible qu’il ouvre rarement. Et lorsqu’il l’ouvre, il a tendance à y voir son reflet. Lui-même psychologue et athée, il voit en Montesquieu, Adam Smith, Kant, Diderot et autres penseurs du xviiie siècle des « neuroscientifiques cognitifs » et des « psychologues évolutionnistes » avant la lettre – tous avaient le projet d’une forme de science de l’homme. Il admet que « tous les penseurs du siècle des Lumières n’étaient pas athées » ; mais il serait plus juste de dire que presque aucun ne l’était.
Si Pinker n’explique pas précisément comment « les cadeaux du siècle des Lumières » ont été livrés, il est persuadé qu’on lui doit l’amélioration de notre condition. On peut pourtant se demander ce que les grands penseurs ont à voir là-dedans. Si Adam Smith a fait l’éloge de l’économie de marché, il ne l’a pas inventée. Quand Pinker observe que la révolution industrielle « a inauguré plus de deux siècles de croissance économique », on est tenté de se dire qu’elle mériterait, elle aussi, notre reconnaissance. Faut-il supposer que les Lumières sont responsables de la révolution industrielle ?
Les subtilités de l’Histoire ne sont pas l’affaire de Pinker. Son but est de promouvoir les valeurs des Lumières, à savoir « la raison, la science, l’humanisme et le progrès ». La science est décrite comme « le raffinement de la raison pour comprendre le monde ». Il fait un compte rendu bref mais stimulant des travaux des psychologues sur nos facultés de raisonner. Il définit ainsi l’humanisme : « l’objectif de maximiser l’épanouissement de l’homme ». Le caractère quelque peu nébuleux de ce qu’il promeut saute aux yeux dans le dernier tiers du livre, sorte de terrain de chasse où il traque ses bêtes noires, les ennemis réels ou supposés des Lumières.
Qui sont ces ennemis, selon lui ? La foi religieuse, le populisme autoritaire, le nationalisme, le moralisme théiste, le tribalisme, le mysticisme et jusqu’au mouvement romantique, trop détaché du réel pour accepter que « la paix et la prospérité [soient] des objectifs souhaitables ». Les intellectuels d’aujourd’hui représentent une menace à ses yeux, même quand ils ne sont pas nationalistes, religieux ou indûment romantiques. Ils ont tendance à être non seulement pessimistes et « progressophobes » mais aussi ouvertement hostiles aux autres valeurs des Lumières. Au lieu d’une évaluation sereine, sobre et chiffrée des données étayant sa documentation sur le progrès, il nous livre des jérémiades faiblement argumentées.
Il écrit que la raison, la science et l’humanisme sont traités par les penseurs d’aujourd’hui avec « indifférence, scepticisme et parfois mépris ». Ce sont les sciences humaines qui sont les plus malmenées dans cette trinité d’idéaux bafoués. Dans de « nombreux » établissements, elles sont enseignées comme « un récit ou un mythe de plus », et les programmes sont « souvent conçus pour en dégoûter » les étudiants. Qui plus est, de « nombreux » historiens des sciences pensent qu’il est « naïf de traiter la science comme la recherche d’explications vraies ». Incapable de produire des preuves tangibles de ce fléau antiscientifique, Pinker s’en prend aux bibliographies remises aux étudiants. Il évoque l’analyse de 1 million de supports de cours qui montre que La Structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn est le deuxième ouvrage sur la science le plus recommandé aux étudiants. Il est vrai que ce livre a été exploité par certains pour promouvoir l’idée que la science est irrationnelle. Mais ce n’était pas le propos de Kuhn. Le Manifeste du parti communiste de Karl Marx est la deuxième lecture sur la politique la plus souvent imposée aux étudiants : les universités sont-elles pour autant truffées de communistes ?
Il dénonce aussi les intellectuels « furieux » de l’intrusion de la « science » dans les humanités. « Pas encore remises du désastre du postmodernisme », celles-ci refusent, selon lui, l’intégration de disciplines dont l’apport pourrait constituer l’« une des plus grandes contributions potentielles de la science moderne ».
Selon Pinker, la diabolisation de la science compromet ses progrès, ce pour deux raisons principales. D’abord, les bureaucrates soucieux d’éthique la corsètent. Il reprend à son compte les spéculations d’après lesquelles les rayons X et d’autres percées de la médecine n’auraient jamais franchi les barrières aujourd’hui érigées par les autorités de réglementation. Seconde raison invoquée : des étudiants brillants qui auraient pu faire des découvertes servant l’humanité préfèrent se lancer dans la finance, car on leur a enseigné que la science est une « rationalisation du racisme, du sexisme et du génocide ». Pinker ne cite aucune enquête à même d’étayer cette affirmation, oubliant le précepte qu’il professe aux déclinistes : « Regardez les chiffres : une anecdote n’est pas une tendance. »
Derrière les mouvements intellectuels récents « hostiles à la science », Pinker perçoit l’ombre portée de leur « parrain », Friedrich Nietzsche, qui incarne à ses yeux le « contraire de l’humanisme » et des valeurs des Lumières. Les écrits de Nietzsche ont en effet été invoqués par les fascistes, les nationalistes blancs et les antisémites, comme le rappelle Pinker, mais ils l’ont aussi été par les libéraux classiques, les socialistes, les féministes et les sionistes. Dans un de ses livres, Nietzsche a déclaré qu’il se rangeait du côté de l’« esprit des Lumières » ; dans un autre, il a attaqué les penseurs allemands pour leur avoir tourné le dos. Vers la fin de sa vie, il lui est arrivé de rendre les philosophes du xviiie siècle responsables de la Révolution française et d’autres maux, mais il restait un fervent admirateur de Voltaire.
Il n’est pas toujours facile ni utile de répartir les grands auteurs en pro et anti- Lumières, comme Pinker aime à le faire. Dans une librairie, j’ai vu Rousseau présenté comme un « penseur clé des Lumières », dans une autre, comme un « penseur clé des anti-Lumières ». Les deux assertions sont justes, et pas seulement parce que Rousseau était un homme complexe. Comment qualifier les auteurs qui partagent tout ou partie des idéaux des Lumières mais pour qui la façon dont ils sont mis en œuvre laisse encore à désirer ?
Un bon exemple est La Dialectique de la raison, un livre influent commencé pendant la Seconde Guerre mondiale par deux Allemands en exil aux États-Unis, Max Horkheimer et Theodor Adorno. Témoins de la montée de la barbarie dans l’Europe supposée éclairée, ils se sont demandé ce qui avait mal tourné. Ils ont appelé « les Lumières à réfléchir sur elles-mêmes si l’humanité ne veut pas être totalement trahie » et engagé une critique visant à formuler « un concept positif des Lumières capable de les libérer de leur compromission avec la domination aveugle ». On peut contester leur analyse, pas leur attachement au bien de l’humanité. Pinker ne fait pas suffisamment la distinction entre les valeurs des Lumières et les tentatives concrètes menées ici ou là pour les mettre en œuvre, de sorte que, pour lui, ce type de critique ne fait qu’illustrer un parti pris anti-Lumières.
Il est loin d’être le seul à penser que les critiques de la modernité ont sapé la foi de l’Occident dans le progrès. Dans son « Histoire de l’idée de progrès »4, le sociologue américain Robert Nisbet soutenait déjà en 1980 que les intellectuels avaient plus ou moins abandonné cette foi. Il pensait aussi avoir détecté que les jeunes des classes moyennes tournaient le dos à la science et à la raison ; une évolution de « mauvais augure ».
Pinker fait l’éloge du livre de Nisbet sans faire observer qu’il a été écrit il y a quarante ans. Les trois décennies qui ont suivi sa publication ont connu le progrès matériel le plus spectaculaire de l’histoire de l’humanité. Des centaines de millions de personnes en Inde, en Chine et ailleurs sont sorties de la pauvreté. Comme le montrent les graphiques de Rosling, la mortalité infantile, le travail des enfants, l’esclavage et bien d’autres maux ont continué à décliner après 1980, tandis que l’alphabétisation, l’immunisation, l’instruction des jeunes filles, l’accès à l’eau potable et bien d’autres bonnes choses ont continué à augmenter. Cela donne à penser que le type de scepticisme intellectuel à l’égard du progrès que Nisbet déplorait – et Pinker à sa suite – est sans effet notable sur le progrès lui-même. Alors, pourquoi en faire tout un plat ?
Quels sont ceux qui contribuent le plus à rendre les gens plus riches, plus sains, plus heureux et moins susceptibles d’être tués par la foudre ? Ceux qui soulignent ce qui va bien ou ceux qui soulignent ce qui va mal ? Rosling note que les progrès en matière de droits de l’homme, d’instruction des femmes, de secours en cas de catastrophe, et dans de nombreux autres domaines, sont souvent dus en grande partie aux militants persuadés que les choses empirent – même s’il pense aussi qu’ils pourraient obtenir encore plus de résultats s’ils étaient davantage disposés à admettre ce qui va mieux. Dans son invitation à l’optimisme, Bill Gates reconnaît que, pour améliorer le monde, « il faut que quelque chose vous rende furieux ». Se focaliser sur ce qui va mal n’est pas forcément un dysfonctionnement cognitif. Voltaire n’aurait pas mené ses campagnes contre les abus de pouvoir du clergé s’il s’était contenté d’observer que, statistiquement parlant, la plupart des prêtres étaient des personnes parfaitement décentes.
Lorsqu’il a concocté son « nouvel optimisme », George Patrick a fait valoir que l’insatisfaction devant l’état du monde n’est pas un défaut. Il y voyait au contraire « la voix du progrès proclamant son mécontentement face au présent et exigeant des améliorations ». Les nouveaux optimistes ne devraient peut-être pas oublier de remercier les vieux pessimistes pour les fruits de leur mécontentement.
— Anthony Gottlieb est un historien des idées. Ancien rédacteur en chef de The Economist, il a notamment publié The Dream of Reason (« Le rêve de la raison », 2000) et The Dream of Enlightenment (« Le rêve des Lumières »,2016).
— Cet article est paru dans The New York Review of Books le 7 février 2019. Il a été traduit par Olivier Postel-Vinay.
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— Books
Dans ce dossier :
Préférez-vous les lunettes roses ou les lunettes sombres ?, Anthony Gottlieb (The New York Review of Books)
Quelques idées fausses sur l’innovation?, par Logan Chipkin (Quillette)
Changement climatique : pas de panique !, par Calum Chance (Forbes)
Peut-on raison garder ?, par John Horgan (Scientific American)
Nos sociétés sont malades de la peur, par Gavin Jacobson (The Times Literary Supplement)
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WP_Post Object ( [ID] => 101701 [post_author] => 56414 [post_date] => 2021-04-21 14:17:53 [post_date_gmt] => 2021-04-21 14:17:53 [post_content] =>Pour les Français, c’est une vérité universellement reconnue : leur système de santé est le meilleur du monde. Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas sûr d’être d’accord ! Mais c’est une affirmation intéressante parce qu’on la retrouve aussi bien dans la bouche des Hollandais, des Suisses ou des Australiens que dans celle des Allemands ou des Italiens. Chacun vit dans sa bulle, et, tant qu’on se contente d’un regard superficiel sur ce qui existe à l’étranger, on peut effectivement avoir l’impression de disposer de ce qui se fait de mieux. La santé est le domaine par excellence des idées reçues, et on ne manque jamais d’anecdotes montrant pourquoi tel pays (le nôtre, en général) est formidable ou tel autre (le voisin ou les États-Unis) lamentable. Pour en revenir au système français, je n’ai pas bouclé mon enquête en ayant le sentiment qu’il était le meilleur de tous… Il a des atouts : une grande liberté dans le choix des médecins, un coût des soins et des médicaments bien contrôlé. Mais il est peu innovant. Il souffre d’une trop grande fragmentation et donc d’un manque de coordination entre ses différents acteurs. On doit apporter ses propres radios à son médecin ou refaire plusieurs fois les mêmes examens, car il n’existe pas de dossier unique, informatisé, accessible aux divers praticiens auxquels le patient a affaire1. Or la bonne coordination des soins est un enjeu majeur de l’avenir : sans elle, on ne peut pas imaginer traiter convenablement les maladies chroniques, comme le diabète ou les cardiopathies, dont l’importance va croissant. En outre, la médecine préventive, que ce soit sur le plan de la vaccination ou sur celui de la détection des cancers grâce aux scanners, laisse encore un peu à désirer en France. Enfin, les infirmières pourraient être mieux employées et mieux payées. Elles sont presque les seules au monde à gagner moins que le travailleur moyen !Mais l’Organisation mondiale de la santé n’a-t-elle pas placé la France en première position de son classement ?
Il existe beaucoup de classements, et aucun d’eux ne m’inspire confiance. Celui que vous citez a été publié il y a plus de vingt ans et n’a pas été mis à jour. Il mettait l’accent sur cinq grandes catégories de soins et les pondérait au hasard. Sa méthodologie a été critiquée au motif qu’elle favorisait certains pays, en premier lieu la France. Au bout du compte, il propose de beaux graphiques, mais le résultat ne passe pas le test du bon sens. Je conçois très bien que les systèmes de santé d’Oman, de la Grèce, du Portugal, de la Colombie ou de Chypre puissent être classés plus haut que celui des États-Unis. Est-il crédible, en revanche, qu’ils surclassent aussi ceux de l’Allemagne, du Canada, de l’Australie et du Danemark ?Quelle est la spécificité de l’approche que vous proposez dans votre livre ?
Il est très compliqué de savoir à quoi les gens tiennent le plus dans leur système de santé. Ils ont beaucoup d’exigences, très différentes selon les pays : certains veulent avoir le choix, pouvoir consulter les médecins qu’ils veulent, quand ils le veulent ; d’autres veulent que ça ne coûte pas cher ; d’autres encore ne veulent pas avoir à attendre longtemps. Nombre de ces exigences sont difficilement quantifiables : avoir le choix entre deux médecins, est-ce suffisant ? Ou faut-il pouvoir choisir entre cinq, dix, cinquante ? J’ai essayé de saisir ce non-quantifiable. Pour ce faire, je décris onze systèmes de santé en les inscrivant dans leur histoire, souvent déterminante si l’on veut comprendre leurs particularités. J’examine, notamment, la couverture qu’ils offrent, la façon dont ils sont financés et dont les soins sont payés, la qualité de ces soins, bien sûr, ou encore la réglementation du prix des médicaments.À quelle conclusion arrivez-vous ?
À celle qu’il n’y a sans doute pas de « meilleur » système de santé du monde. Aucun pays ne peut exceller sur tous les tableaux. L’un peut offrir un choix extraordinaire – permettant aux patients d’utiliser tous les services qu’ils souhaitent – mais ne pas s’illustrer dans l’optimisation des ressources ou la qualité des soins. Un autre, qui, lui, excellera dans l’optimisation des ressources, ne brillera pas par la simplicité ou l’innovation. Et un autre, qui se distinguera dans l’innovation, ne fournira pas des soins de la plus haute qualité. Prenons le Canada : il offre une couverture universelle pour les soins. On peut aller voir les médecins qu’on veut, y compris des spécialistes, sans passer par un médecin traitant. On ne paie aucune franchise pour les consultations, les scanners ou les IRM. Un système idéal, n’est-ce pas ? Sauf que cette couverture universelle ne s’étend pas aux médicaments ! Or leur prix, moins bien négocié que dans d’autres pays comme la Norvège, le Royaume-Uni, l’Australie ou la France, y est élevé. Certains patients en sont réduits à prendre leurs pilules un jour sur deux, à interrompre leur traitement ou bien à économiser sur la nourriture ou le chauffage pour pouvoir le poursuivre.Vous notez tout de même que quatre pays sortent du lot : l’Allemagne, les Pays-Bas, la Norvège et Taïwan. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Tous ces pays, comme d’ailleurs tous ceux que j’étudie dans le livre, à l’exception notable des États-Unis, fournissent une couverture médicale à peu près universelle. L’Allemagne constitue un paradis consumériste pour les patients, qui accèdent librement à n’importe quel médecin ou hôpital du pays, bénéficient de soins abordables et n’ont à subir aucun délai d’attente. Si l’on souhaite voir dix médecins dans la journée, on le peut, et sans payer cher. Les lacunes du système allemand sont : une mauvaise coordination entre médecine hospitalière et médecine ambulatoire, ainsi qu’un nombre excessif de lits d’hôpitaux, ce qui induit une importante surutilisation des soins hospitaliers (les études montrent que plus on dispose de lits d’hôpitaux, plus on est tenté de les occuper) et une absence d’incitation à innover, en particulier à améliorer la qualité des soins.
Taïwan est un cas très intéressant. Les Taïwanais sont parvenus à développer une couverture universelle en très peu de temps, à partir du milieu des années 1990. Et ils ne se sont pas contentés de rattraper les systèmes de santé des pays avancés : ils ont su innover en mettant en place un dossier médical électronique tout à fait exemplaire. Le dossier du patient est accessible à tout praticien du système de santé. On peut consulter le médecin de son choix, se rendre dans n’importe quel hôpital et même passer des examens sanguins ou une IRM sans ordonnance ! Les soins, comme les médicaments, sont bon marché et les dépenses globales de santé, beaucoup moins élevées que dans les autres pays : 6 % du PIB, moitié moins qu’en France et trois fois moins qu’aux États-Unis. Dans un tel système, le revers de la médaille devrait être de longues files d’attente. Or même pas : les temps d’attente semblent inexistants, même pour les soins spécialisés. La contrepartie, ce sont, en fait, des médecins qui voient de cinquante à cent patients par jour, ont des horaires démentiels, sont largement sous-payés et frisent le burn-out. À Taïwan, oubliez la relation médecin-patient. La qualité des soins peut évidemment s’en ressentir. De plus, les hôpitaux, spartiates et impersonnels, n’apparaîtront ni chaleureux ni agréables selon nos critères.Qu’en est-il de la Norvège et des Pays-Bas ?
Ces deux pays se caractérisent par le rôle essentiel des médecins traitants généralistes : on les choisit librement. Mais, l’accès aux spécialistes n’est, lui, pas du tout libre. Rien à voir avec ce qui existe en France, où les médecins traitants sont aisément contournés et ne jouent pas vraiment le rôle de « filtre » entre les patients et les soins spécialisés. À vrai dire, le système hollandais est peut-être le plus impressionnant de tous : autant la Norvège a des temps d’attente jugés excessifs, autant les Pays-Bas n’ont aucun mauvais résultat, quel que soit le critère. Leurs médecins sont moins interventionnistes qu’ailleurs, ont une culture du « ça va s’arranger » qui peut laisser perplexe un étranger habitué à se voir prescrire des antibiotiques au moindre rhume. Pour le traitement des maladies chroniques, comme le diabète, ils sont parmi les meilleurs du monde, peut-être les meilleurs, associant haute qualité des soins et faible taux d’hospitalisation. Idem pour le soin des maladies mentales, un des gros problèmes actuels au niveau mondial. Les généralistes sont chargés de traiter les maladies mentales légères et 88 % d’entre eux emploient des infirmières formées pour ça. D’une façon générale, les Pays-Bas sont plus innovateurs que la plupart des autres pays.Les États-Unis sont le seul grand pays développé à ne pas proposer de couverture médicale universelle à sa population. Leur système de santé est l’un des pires du monde. Votre livre souligne que ses défauts ne se limitent pas à l’inégalité dans l’accès aux soins. Il est aussi d’une complexité kafkaïenne…
Vous avez parfaitement raison. Une petite mésaventure personnelle : au début de l’été, mon médecin m’a prescrit un examen sanguin. Je suis allé le faire dans un laboratoire. Cinq mois plus tard, je suis toujours en train de débattre à propos des 550 dollars que j’ai dû débourser. Mon médecin a mis le mauvais numéro sur l’ordonnance. Je dois jongler entre trois interlocuteurs différents, qui se renvoient la responsabilité : l’assurance, le laboratoire et mon médecin. J’ai passé des heures au téléphone pour régler ce problème. C’est insensé ! C’est le système américain.
On trouve aux États-Unis pratiquement tous les types de financement de la santé jamais inventés – médecine socialisée (VA, pour les anciens combattants), payeur unique (Medicare et Medicaid, qui couvrent respectivement, en simplifiant un peu, les personnes âgées et les plus démunis), payeur unique géré par une assurance privée (Medicare Advantage et Medicaid Managed Care), assurance privée fournie par l’employeur (c’est le cas le plus répandu) et souscription individuelle de son assurance. Un tel foisonnement est absurde. Cela n’empêche pas 10 % de la population de ne pas disposer d’une couverture santé alors même qu’une part non négligeable de ces 10 % serait éligible à un programme existant : 6 millions d’Américains pourraient ainsi prétendre à Medicaid mais ne le font pas, à cause de l’opacité et de la lourdeur du système.
Cette opacité est particulièrement frappante au niveau des assurances privées, lesquelles, comme je l’ai dit, constituent le gros du système. Les assurés ont du mal à savoir qui elles couvrent et ce qu’elles couvrent réellement : chaque assurance a son propre réseau de médecins et d’hôpitaux, souvent mouvant et effroyablement complexe. Un hôpital relevant d’un réseau peut, par exemple, employer certains médecins qui, eux, relèvent d’un autre réseau ! Si l’on ajoute à cela la complexité des différents niveaux de franchise et des factures, on comprend bien pourquoi plus personne, y compris au sein des populations les plus instruites, ne s’y retrouve.Votre livre révèle un étonnant paradoxe : puisqu’un assuré américain n’est pas censé sortir du réseau proposé par son assurance (s’il ne veut pas payer des frais astronomiques), le choix du médecin ou de l’hôpital est beaucoup plus limité aux États-Unis, pays autoproclamé de la liberté, que dans la plupart des autres pays et notamment en France.
Tout à fait. Les États-Unis pèchent dans à peu près tous les domaines, même dans la liberté de choix des médecins qu’on peut consulter. Et le pire est que ce piètre résultat a un coût faramineux : 17,9 % du PIB en 2017, soit 11 000 dollars par personne. C’est 27 % de plus que le deuxième pays le plus cher, 50 % de plus que la plupart des autres pays. Cela est lié non seulement aux prix élevés des services de santé, mais aussi à celui, exorbitant, des médicaments. Pour vous donner une idée, les Américains, qui représentent moins de 4,5 % de la population mondiale, sont responsables de presque la moitié des dépenses mondiales de médicaments. Non parce qu’ils en consomment plus que les autres, mais parce que ces médicaments sont en moyenne 56 % plus chers qu’en Europe. Les États-Unis sont le seul pays qui accorde le monopole aux laboratoires pharmaceutiques par le biais de brevets et de l’exclusivité de commercialisation, ce qui leur permet de fixer librement les prix. Or mon enquête révèle qu’il est possible de réglementer le prix des médicaments sans retarder ou restreindre leur accès, ni étouffer l’innovation.Dans votre livre, vous vous montrez néanmoins plutôt optimiste sur l’avenir du système de santé américain. Pourquoi ?
Autrefois, dans les années 1950 et 1960, les États-Unis disposaient des meilleurs soins de santé du monde. Encore aujourd’hui, dans certains établissements et pour certaines maladies comme le cancer, ils offrent des soins fantastiques. Paradoxalement, le système est devenu tellement dysfonctionnel qu’il est contraint de se montrer innovant. Je ne parle pas seulement du développement de nouveaux médicaments, mais surtout de la façon dont on administre et paie les soins. Par exemple, à cause des prix démentiels des hôpitaux, ainsi que des taux élevés d’infections et de complications qu’on risque d’y contracter, des efforts considérables sont déployés pour offrir en ambulatoire et à domicile ce qui relevait jusqu’à présent des soins hospitaliers. Pour les maladies chroniques, d’excellents modèles de coordination des soins ont été mis en place.
De même, parce que le mode de paiement à l’acte incite à la surprescription d’examens, de traitements et de soins inutiles mais très lucratifs, les États-Unis sont en tête dans le développement de modes de paiement alternatifs, en particulier le paiement groupé, qui évite d’avoir à payer pour chaque acte médical. Cette capacité d’innovation est l’une des raisons pour lesquelles je suis optimiste quant aux performances à long terme du système américain. Et je ne désespère pas de le voir, dans les dix ou vingt prochaines années, redevenir l’un des meilleurs du monde.Ce qui peut surprendre, c’est que les systèmes de santé américain et britannique n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Ils sont même presque opposés point par point. Comment se fait-il que des pays, si proches par ailleurs et aux évolutions souvent parallèles, aient pu prendre des voies si divergentes ?
Il faut en revenir à l’Histoire. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les deux pays se sont retrouvés dans des situations très différentes. Les États-Unis étaient la superpuissance mondiale. Ils étaient riches. Pas une seule bombe n’était tombée sur leur territoire continental : Hawaii avait été attaqué, mais pas la Californie ni New York. Les usines étaient intactes. Nous produisions pour le monde entier. Le Royaume-Uni, lui, était dévasté, le peuple britannique avait beaucoup souffert. Il voulait une compensation. Ce fut le National Health Service, la première couverture universelle jamais mise en place (la fameuse sécurité sociale instaurée par Bismarck dans les années 1880 en Allemagne, et toujours prise pour modèle, était réservée à certaines catégories de travailleurs et couvrait à peine 10 % de la population). Aux États-Unis, nous considérions cela comme du « socialisme ». Des tentatives ont bien été faites pour imiter la Grande-Bretagne. En 1946, la Californie a failli mettre en place une couverture médicale universelle. Mais la proposition de loi fut refusée à une voix près au Parlement de l’État. Une seule voix ! Si cette loi était passée, la trajectoire de l’Amérique aurait été très différente en matière de santé. Cela aurait démontré qu’on pouvait avoir une sécurité sociale tout en contrôlant les coûts.Pourquoi ne classez-vous pas le système de santé britannique parmi les meilleurs ? Il apparaît pourtant dans votre livre comme juste, bon marché et plutôt efficace.
Les gens se plaignent beaucoup des temps d’attente, de la difficulté d’accès à certaines technologies. Et, comme l’hôpital est bon marché, les Britanniques n’ont pas innové dans la prise en charge des patients à domicile. Mais, encore une fois, c’est une question de compromis. J’ai vécu en Angleterre, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, pendant deux ans. J’y étudiais. Je n’avais jamais eu besoin de lunettes et, soudain, impossible de voir ce qui était écrit sur le tableau noir. Je suis allé consulter un ophtalmo. Personne ne m’a demandé un centime. Et j’ai eu droit à des lunettes. Pour 5 livres ! En Grande-Bretagne, si l’on augmentait les dépenses médicales de 1 % du PIB, qu’on les alignait sur ce que paie la France, il n’y aurait sans doute plus aucun problème, tout irait bien. Ils tirent sur la corde depuis des décennies, mais le système est structurellement bon. Ce n’est pas comme aux États-Unis, où il faut tout refondre.À propos de réformes, et pour conclure, y a-t-il des règles de bonne conduite qui puissent s’appliquer à tous les pays ?
Tout système de santé est compliqué, de façon inhérente : il y a les hôpitaux, la médecine ambulatoire, le privé, le public, les médecins généralistes et les spécialistes, les maladies chroniques, les maladies de longue durée, etc. Donc, dès que c’est possible, de la simplicité : ce serait ma règle d’or.Merci de nous avoir accordé cet entretien.
Si vous le permettez, j’aimerais ajouter quelque chose sur la France, qui me revient et qui est important. Il y a un domaine dans lequel elle s’en sort incroyablement bien : tout ce qui a trait à la grossesse, à la puériculture, à l’accompagnement des familles. Aux États-Unis, nous aimons dire que les enfants sont notre plus grande richesse. Mais nous n’y croyons pas vraiment : contrairement à la France, nous n’investissons pas en eux. Cela dépasse le cadre du simple système de santé et c’est pourquoi mon livre ne traite pas de cette question. Mais, si j’en écrivais un autre, qui tienne compte de l’interaction plus globale entre système de santé, éducation et programmes sociaux, peut-être que, cette fois, la France se retrouverait à la première place.— Propos recueillis par Baptiste Touverey.
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Deux de ses livres sont des best-sellers, à commencer par « Émigration », son premier roman tiré de sa propre expérience de jeune Polonais débarqué en Angleterre. Le provincialisme, la drogue, la prostitution, les divisions ethniques, l'errance, l’élitisme y sont abordés avec un sens de l’observation et de l’humour salué par la critique. Bien que celle-ci soit parfois déstabilisée par son rejet du politiquement correct : « J’écris sur les situations les plus extrêmes, les plus inflammables, les plus drôles, les plus hard-core, parce que c’est intéressant, se justifie Malcolm XD dans la revue Krytyka Polityczna. Dans un livre, le pathologique est plus intéressant que le normal. » Puis il y a eu Pastrami, recueil de textes publiés sur les forums et les réseaux sociaux depuis 2012. Le site Culture.pl y voit une « satire efficace du monde. Les relations humaines y sont disséquées avec précision et originalité, dressant le portrait d’une réalité hypocrite et absurde. »
« On peut bien sûr dénigrer ses textes et juger que tout le monde peut écrire sur Internet, poursuit Culture.pl. Cependant, lorsque ces posts sont publiés – de plus par W.A.B., un acteur sérieux du marché de l’édition –, on ne peut pas les prendre à la légère. Et quand “Mon vieux est un pêcheur fanatique” est adapté au cinéma et que le premier rôle est joué par Piotr Cyrwus1, il n’est plus possible de parler de blague. » Spidersweb enchérit : « Peut-être est-il temps d’arrêter de fétichiser les livres, les imprimés, les couvertures épaisses et d’intégrer le fait que la littérature est partout, même si elle est parfois parsemée d’émoticônes et de gros mots. Pastrami est la preuve flagrante que la différence entre un post Facebook et un livre publié chez un éditeur respecté se réduit. »
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WP_Post Object ( [ID] => 101686 [post_author] => 56414 [post_date] => 2021-04-21 14:01:51 [post_date_gmt] => 2021-04-21 14:01:51 [post_content] =>Quiconque s’intéresse de près ou de loin à la vie intellectuelle mexicaine connaît Héctor Aguilar Camín. Historien de formation et journaliste, il est l’auteur d’une douzaine de romans qui interrogent l’héritage culturel et politique du Mexique. Chacun de ses livres est un événement, et Plagio ne déroge pas à la règle. Pourtant, il s’agit d’un « roman très différent de ses thrillers politiques précédents. C’est un ovni dans l’œuvre d’Aguilar Camín », note le quotidien El Heraldo de Mexico. Avec Plagio, Aguilar Camín signe la chronique d’une chute, celle du personnage principal – un écrivain membre de l’élite culturelle mexicaine et titulaire d’un poste important à l’université. Alors qu’il vient de recevoir un prix littéraire, on l'accuse de plagiat concernant certains passages de son livre. Notre héros a en effet la fâcheuse habitude de ne pas s’embarrasser de guillemets lorsqu’il cite un autre écrivain. Puis c’est l’engrenage. Des dizaines d’intellectuels signent une tribune exigeant qu’il restitue son prix et démissionne de son poste à l’université.
Quelques jours plus tard, quand l’instigateur de la cabale montée contre lui est retrouvé poignardé, il devient le principal suspect.
Sous couvert d’intrigue policière, Aguilar Camín esquisse un portrait au vitriol de l’intelligentsia mexicaine, avec son lot de jalousies et de luttes intestines. L’engouement des lecteurs mexicains pour Plagio n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le vaste scandale qui avait secoué le pays en 2012, lorsque le romancier Sealtiel Alatriste avait été accusé de plagiat quelques jours après avoir reçu le prix Xavier-Villaurrutia. Comme le protagoniste du roman, il avait dû renoncer à son prix et à ses fonctions à l’Unam, l'Université nationale autonome du Mexique.« Ceux qui entendent lire Plagio à travers le seul prisme des cancans de notre vie littéraire passeront à côté de certaines qualités majeures du livre : son ironie, par exemple, et la maestria avec laquelle sont décrits les heurs et malheurs du personnage », pointe le quotidien mexicain Milenio. En effet, l’intention première d’Aguilar Camín n’est pas de relater un scandale mais plutôt de livrer une réflexion sur le processus de création littéraire. Qu’est-ce que le plagiat quand toute la littérature n’est qu’une suite d’influences, d’emprunts, de réemplois ? « Quand on parle espagnol aujourd’hui, il est impossible de ne pas plagier Borges ou García Márquez. Parce que leurs tournures de phrases, leurs métaphores, leurs images, leurs atmosphères, leurs mots ont tellement pénétré notre langue qu’ils font désormais partie intégrante de celle-ci », a-t-il déclaré au quotidien espagnol El País. Et l’écrivain de conclure que le plagiat est sans doute la forme d’admiration la plus sincère.
[post_title] => Tu ne copieras point [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => tu-ne-copieras-point [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-05-07 12:27:08 [post_modified_gmt] => 2021-05-07 12:27:08 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=101686 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 101678 [post_author] => 56414 [post_date] => 2021-04-21 13:57:26 [post_date_gmt] => 2021-04-21 13:57:26 [post_content] =>Né en 1965 à Séoul et arrivé aux États-Unis à l’âge de 3 ans, Chang-rae Lee appartient à la génération des écrivains asio-américains à succès dont les histoires se nourrissent de l’expérience de l’immigration. Citons notamment Viet Thanh Nguyen, Prix Pulitzer 2016 pour Le Sympathisant (1 million d’exemplaires). Le sixième roman de Chang-rae Lee est, « comme les précédents, explicitement transnational », souligne The New York Times.
Le narrateur, Tiller, est un étudiant qui traîne son ennui et un huitième d’ascendance coréenne dans une banlieue du New Jersey. Il rencontre Pong, fils d’immigrés chinois, qui a grimpé l’échelle sociale jusqu’à devenir un entrepreneur hyperactif. Pong l’embarque dans une folle virée marketing en Asie, de Hawaii à Shenzhen et Macao, décrite par The New York Times comme une « chevauchée picaresque, déjantée, drôle, ambitieuse, pleine de sexe et de dangers ». Un an plus tard, Tiller retrouve sa vie d’ombre dans une banlieue métissée du New Jersey, chez une copine au quart chinoise, qui doit, avec son fils, se cacher d’un homme violent. Pour The Washington Post, Lee raconte « ce que cela fait de sortir de l’anonymat et explore le désir fondamental d’être vu et d’aimer ».
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Témoin cet essai catapulté dès sa publication vers les sommets du palmarès : « La plus petite réalité commune », sous-titré : « Vrai, faux, plausible. Les grandes questions polémiques de la science sur la sellette ». Mai Thi Nguyen-Kim, chimiste de 33 ans, fait la peau aux complotistes et aux propagateurs de fake news. Grâce à sa chaîne YouTube « maiLab », qui a engrangé des millions de vues en 2020, elle est devenue l’une des stars de la pandémie ; elle a été décorée de la croix fédérale du Mérite et citée par Angela Merkel devant le Parlement. Elle répond avec humour et sérieux à des questions du grand public : l’intelligence est-elle héréditaire ? Faut-il légaliser les drogues ? L’homéopathie est-elle efficace ?
Dans un autre genre, Susan Sideropoulos, starlette d’un feuilleton télé archicélèbre outre-Rhin, propose dans Rosarotes Glück (« Le bonheur rose bonbon ») une recette miracle aux troubles existentiels : chausser des lunettes aux verres roses et penser positif. Sa devise : « Le monde n’est pas comme il est, il est comme nous sommes. »
Mais les Allemands se cherchent aussi des héros. Ils les trouvent de l’autre côté de l’Atlantique, avec le couple Obama (Barak se positionne en 4e place et Michelle cavale dans le peloton de tête depuis cent vingt et une semaines !) mais aussi Bill Gates (pour son livre sur la catastrophe climatique) et la vice-présidente Kamala Harris (dans une biographie).
Le livre qui trône au sommet des ventes est plus surprenant et guère réconfortant : dans Komplett Gänsehaut (« Totalement horripilant »), Sophie Passmann, une animatrice radio de 27 ans qui vit à Berlin, livre un pamphlet acide sur sa propre génération de quasi-trentenaires issus de la classe moyenne qui passent leur temps à râler.
À l’autre extrémité du palmarès, en 20e position, vient de surgir Hitlers Vater (« Le père d’Hitler »). L’historien autrichien Roman Sandgruber est tombé sur trente et une lettres écrites par Alois Hitler, le père d’Adolf. Son succès confirme la règle bien connue des éditeurs allemands : Hitler fait vendre.
— Pascale Hugues est correspondante à Berlin de l’hebdomadaire Le Point et chroniqueuse au Tagesspiegel. Elle est l’auteure, notamment, de Marthe et Mathilde et La Robe de Hannah (Les Arènes, 2009 et 2014).
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