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Curieux destin que celui du terme « méritocratie » : forgé par le grand sociologue britannique Michael Young dans sa dystopie de 1958 The Rise of the Meritocracy, il était éminemment péjoratif. Or, dans les décennies qui suivirent, son succès s’accompagna d'un renversement complet : on se mit à l’employer en bonne part. D’ailleurs, quand Tony Blair, en 1996, se proclama sans ironie « méritocrate », c’en fut trop pour Young : il se fendit d’un texte dénonçant le fringuant Premier ministre de l’époque.
Young est mort en 2002. Mais il aurait sans doute apprécié de voir son concept connaître un nouveau regain de popularité et, cette fois, dans l’acception qu’il lui avait donnée au départ. Depuis quelques années, à la faveur du Brexit et de la présidence Trump, les critiques contre le système « méritocratique » se sont multipliées. Dès 2015, la juriste Lani Guinier publiait The Tyranny of the ­Meritocracy. En 2017, c’était au tour du journaliste et économiste David Goodhart de faire paraître Les Deux Clans. La France n’était pas en reste, puisque Emmanuel Todd, avant tout le monde, en 1998, s’appuyait sur les travaux de Young pour diagnostiquer, dans L’Illusion économique, une fracture éducative dans les sociétés avancées, idée qu’il a reprise et développée en 2017 dans Où en sommes-nous ?1.

La chouette de Minerve ne prend son envol qu’au crépuscule, c’est bien connu. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’un philosophe comme Michael Sandel s’empare du problème brûlant de la méritocratie avec un petit temps de retard. Dans La Tyrannie du mérite, le professeur star de Harvard (ses conférences remplissent littéralement des stades) se place dans la lignée de Young : pour lui, « en se faisant les champions du mérite, présenté comme la solution aux défis de la mondialisation, de l’inégalité et de la désindustrialisation, le parti démocrate américain et ses équivalents du Vieux Continent ont marginalisé la classe ouvrière et ses valeurs – avec des conséquences désastreuses pour le bien commun », rapporte Julian Coman dans The Guardian. Comme l’avait magistralement prévu Young, en supplantant une hiérarchie fondée sur la naissance ou sur la richesse, le nouvel ordre méritocratique a mis en place une stratification beaucoup plus implacable : les gagnants de ce système considèrent qu’ils sont bel et bien les meilleurs, que leurs avantages sont « mérités ». Quant aux perdants, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes.

« You can make it if you try » (« Vous pouvez y arriver pour peu que vous essayiez »). Cette phrase, Obama l’a répétée comme un mantra dans 140 de ses discours présidentiels. Pour Sandel, non seulement elle est fausse, mais elle est pernicieuse. « La méritocratie, selon lui, est de toute évidence imparfaite dans sa forme actuelle ; elle ne s’approche de la vraie égalité des chances que très grossièrement. Mais même si l’égalité des chances était un objectif atteignable, ce dont Sandel doute, il pense que la méritocratie ne serait ni désirable ni durable : même une parfaite méritocratie comporte de multiples défauts qui la rendent injuste. Le plus grand problème est qu’elle exige l’égalité des chances sur la ligne de départ, puis légitime toutes les inégalités qui suivent comme s’il s’agissait des produits naturels de différences innées de talent ou de vertu : la discipline, l’intelligence, la persévérance », analyse Spencer Lee Lenfield dans Harvard Magazine.
Dans l’ensemble, l’ouvrage a été plutôt bien reçu dans le monde anglo-saxon. À quelques exceptions près : ainsi, dans la Literary Review, l’homme politique et auteur britannique Andrew Adonis ironise-t-il : « Qu'un professeur de Harvard écrive un livre sur la ‘‘tyrannie du mérite’’ a quelque chose d’intrinsèquement ridicule. » Et de juger qu’« il est plus facile de naviguer dans le pays des merveilles de Lewis Carroll que dans les discussions de Sandel sur la méritocratie et la démocratie occidentale ».
Sandel ne brille pas toujours par son originalité. Ce qu’il dit l’a souvent été avant lui, et parfois de façon plus percutante. Quelques-unes de ses analyses ne manquent pourtant pas ­d’envergure. Dans le deuxième chapitre de son livre, il inscrit le problème de la méritocratie dans les débats théologiques sur la grâce, et son analyse est passionnante. En effet, la grâce telle qu’elle est conçue par son premier et plus brillant promoteur saint Augustin est comme un antidote à la tyrannie du mérite puisqu’elle suppose que les actes (le mérite, donc) ne suffisent pas à assurer le salut. Or, reprise par le protestantisme plus d’un millénaire plus tard, cette défense de la grâce va, paradoxalement, comme l’écrit Sandel, ouvrir « la voie à l’âpre éthique méritocratique du travail que les puritains et leurs successeurs ont importée en Amérique ».

L’inflexion décisive est due à Calvin. Comme Luther, il pense que « le salut [est] une affaire de grâce divine, indépendante du mérite des hommes ». Mais, en introduisant l’idée de prédestination (« Dieu a décidé dès le départ qui serait sauvé ou damné, les actes n’y changeront rien »), il met « les croyants dans une situation insoutenable » : comment savoir si on est un élu ou un réprouvé ? La solution fut l’éthique du travail : « Puisque Dieu nous appelle à suivre notre vocation, travailler intensément pour répondre à cet appel est un signe de salut. » La vie de labeur « n’est pas source de l’élection, elle en est un signe ». « Pouvait-on cependant, poursuit Sandel, échapper au glissement du signe vers la source ? Psychologiquement, il est difficile de concevoir que Dieu ne tiendra pas compte d’un travail fidèle, destiné à ­accroître sa gloire. Encouragé à penser que mes bonnes œuvres me placent parmi les élus, je ne peux résister à l’idée qu’elles ont en quelque manière contribué à mon élection. »

Le discours méritocratique moderne remonterait, selon Sandel, aux politiques néolibérales initiées par Margaret Thatcher et ­Ronald Reagan. Mais il aurait été ensuite repris sans complexe par les progressistes, de Clinton à Obama en passant par Blair. En contraste et un peu en ­modèle, Sandel évoque le New Deal rooseveltien et l’immédiat après-guerre, période de grande solidarité ­civique : Roosevelt avait beau être diplômé de ­Harvard, dans son équipe, on trouvait des personnalités comme Harry Hopkins, un travailleur social de l’Iowa (État américain équivalent de la Creuse). Son successeur, Harry Truman, reconnu aujourd’hui comme l’un des plus grands présidents des États-Unis, fut aussi le dernier à ne pas avoir de diplôme universitaire.

On le voit, l’inégalité méritocratique a partie liée avec l’inégalité éducative, à laquelle Sandel ne manque pas de consacrer un chapitre, « La diplômanie. La dernière discrimination acceptable ». Il est dommage qu’il ne fasse pas le lien, comme le fait Emmanuel Todd, entre la crise actuelle des démocraties occidentales et l’émergence d’une masse d’« éduqués supérieurs », bloquée sous la barre des 30 % par génération depuis les années 1960 aux États-Unis, et depuis les années 1990 en France. Dans son dernier livre, Les Luttes de classes en France au xxie siècle, Todd explique :
« Dans [l]e monde démocratique ancien, les personnes ayant fait des études supérieures étaient très peu nombreuses, quelques pourcents, et, si elles voulaient exister socialement, il fallait qu’elles parlent aux autres. […] Or la montée en puissance de l’éducation supérieure a produit, surtout à partir du moment où elle s’est bloquée, où l’on a pressenti que, contrairement à l’alphabétisation, elle ne serait pas universelle, l’émergence d’un sentiment inégalitaire d’un type nouveau. Le problème n’est pas simplement que ceux qui sont en haut se voient au-dessus des autres et, sous prétexte qu’ils ont eu une éducation supérieure, se pensent vraiment supérieurs. Le problème est aussi qu’ils peuvent se permettre de vivre entre eux : 31 % de diplômés du supérieur, cela représente presque un tiers de la société. Ces personnes peuvent écrire des livres qui ne s’adressent qu’à d’autres éduqués supérieurs. La stratification éducative favorise une vision de l’art élitiste et narcissique. » 2

Sandel, lui, aborde ces problèmes en moraliste : il souscrit aux arguments du philosophe John Rawls, pour qui non seulement le talent mais les efforts ne sont pas « de notre seule responsabilité » : « Même la disposition à faire un effort, à essayer d’être méritant, au sens ordinaire, est dépendante de circonstances ­familiales et sociales heureuses », écrit-il. Rawls, en conséquence, estime, selon les termes de Sandel, que « les principes de justice doivent être définis ­indépendamment de considérations sur le mérite, la vertu ou la qualité morale ». Si Sandel se distingue de Rawls, c’est ­notamment en ce qu’« il se focalise moins sur l’injustice que sur ses effets psychologiques délétères », résume Marc Plattner dans Journal of Democracy. Les gagnants du système sont pris d’une hubris qui les fait mépriser les perdants, lesquels se sentent humiliés. D’où leur ressentiment et la montée de ce que les gagnants appellent « populisme ».
La solution ? « Reconnaître le travail » (c’est le titre du dernier chapitre du livre). Autrement dit, la dignité du travail de chacun, y compris de ceux qui n’ont pas « réussi ». « Se concentrer seulement, ou principalement, sur l’ascension ne permet pas de cultiver les liens sociaux et la loyauté civique que la démocratie exige. Une société qui, de manière plus efficace que la nôtre, promeut la mobilité ascendante doit elle-même offrir à ceux qui ne sont pas mobiles les moyens de s’épanouir là où ils se trouvent et de considérer qu’ils font partie d’un projet commun », conclut Sandel. Concrètement, cela signifie privilégier l’égalité des conditions à l’égalité des chances. 

Ce texte a été écrit pour Books.

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Pour se changer les idées et les dénoircir, pourquoi pas l’écriture ? C’est ce que suggère l’écrivaine Suzette Henke, inventrice de la « scriptothérapie » – l’écriture de soi à des fins thérapeutiques1. Prenez le cas de Colette, qui a pu, en reconstruisant par écrit les détails de son « esclavage conjugal » avec Willy, reconquérir le « sentiment de maîtriser sa vie ». On connaît les bienfaits de la lecture, qui distrait, instruit et favorise la compréhension de soi et des autres. Mais la scriptothérapie, c’est une bibliothérapie surmultipliée.

Quelque forme qu’on adopte – récit, Mémoires, journal intime ou poésie –, l’exercice est distrayant, voire absorbant, et même potentiellement salvateur. En se forçant à placer le passé devant ses yeux et à le dévisager, on peut évacuer ou relativiser les épreuves subies sur les champs de bataille professionnels ou familiaux. Efficace et gratuit, voire potentiellement rémunérateur si vous possédez suffisamment d’entregent, de talent ou de trauma pour qu’on souhaite vous suivre dans les circonvolutions de votre cerveau.

Mais à qui ou pour qui écrirait-on ? Un psy, réel ou virtuel ? La personne à l’origine des maux qui nous font plonger la plume dans l’encrier ? Le grand public (pour le séduire) ou l’opinion publique (pour la convaincre) ? Dieu lui-même, ou l’un de ses substituts, comme ces pères spirituels auxquels on destinait son « journal de l’âme » ? Entre journal public ou journal privé, publication ou rétention, franc dévoilement ou dissimulation, toutes les combinaisons sont possibles. Le cas le plus étrange est sans doute celui du héros d’Italo Svevo, l’infortuné Zeno Cosini, qui doit se lancer dans l’examen écrit de sa propre « conscience » sur ordre de son psychanalyste :« Écrivez ! Écrivez ! Vous verrez que vous arriverez à vous voir tout entier ! » Mais, au fil des pages, Zeno se fatigue de son psy qu’il finit par éjecter de sa vie, tout en continuant de se raconter à son journal (« Je pense qu’en écrivant je me libérerai mieux du mal que m’a fait cette cure ! »). Indigné, le psy se vengera en publiant le texte intégral de son insolent patient2.

Cependant, par pudeur ou par prudence, on préfère très souvent se contenter d’un lecteur unique : soi-même. Un lecteur fidèle et indulgent (quoique), mais suffisamment sévère pour qu’on éprouve la nécessité d’ordonner et de raffiner les pensées qu’on lui soumet. C’est l’essence du commonplace book à la britannique, comme celui dans lequel E. M. Forster a recueilli concepts (surtout littéraires) et anecdotes, organisés thématiquement, pendant plus de quarante ans. En France, Montesquieu avait son « spicilège » – un pot-pourri d’idées et d’informations accumulées au fil des lectures et des conversations, mais aussi un laboratoire où il développait ses réflexions. L’écriture à des fins privées, quoi de mieux pour occuper son esprit, tonifier (ou réparer) son mental, affiner ses idées et peaufiner son style ? Mais il y a tout de même une contrainte : il faut se relire de temps à autre – et ça, c’est généralement ennuyeux et parfois démoralisant. ­

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La Soustraction, le premier roman d’Alia Trabucco Zerán, a eu au Chili l’effet d’une bombe à retardement qui aurait été enclenchée quelque quarante ans plus tôt, en 1973, lors du coup d’État militaire du général Pinochet. À l’instar de nombreuses voix émergentes de la littérature chilienne contemporaine, Trabucco Zerán est née et a grandi sous la dictature. Pour cette génération d’écrivains, il ne s’agit pas d’un détail biographique mais de la pierre angulaire de leur travail. Le roman de Trabucco Zerán met en scène trois personnages : Paloma, la fille d’une exilée chilienne qui vit à Berlin et se voit contrainte de revenir à Santiago pour y enterrer sa mère ; Iquela, qui a grandi dans la terreur que ses parents soient emprisonnés pour leur activisme anti-Pinochet ; et Felipe, dont le père est l’un des 3 200 « disparus » de la dictature. Tous trois se sont connus enfants et se retrouvent pour réceptionner le cercueil de la mère de Paloma, transporté par avion depuis l’Allemagne. Mais une éruption volcanique couvre Santiago de cendres et force l’appareil à atterrir en Argentine.

S’ensuit un road trip à travers les Andes pour rapatrier la dépouille et l’inhumer dans son Chili natal.
Bien que leurs familles aient été du « bon côté de l’Histoire », les trois protagonistes restent les héritiers du désastre. « Le roman met à mal la mémoire officielle : rien ne fut sans conséquences, l’héroïsme a engendré son lot de souffrances. Les séquelles des silences et des récits officiels continuent à creuser une blessure qui est loin d’être refermée », pointe Rodigro Pinto dans Sábado, un supplément hebdomadaire du quotidien chilien El Mercurio.

Le récit alterne les points de vue d’Iquela et de Felipe ; leurs monologues se répondent et se contredisent, soulignant ce que leurs souvenirs de la dictature ont d’équivoque. « Trabucco Zerán parvient à faire coexister la tendresse et l’extrême violence, à façonner une poétique de l’intime et de la mémoire », commente Patricia Espinosa dans le quotidien chilien Las Últimas Noticias.

Si La Soustraction a eu une telle résonance au Chili lors de sa parution en 2015, c’est que l’héritage de Pinochet n’a jamais cessé d’être débattu. « Le Chili contemporain est le fruit de toutes les réformes néolibérales qui ont été faites pendant la dictature », déclarait l'auteure au quotidien espagnol El País. Au rang des legs les plus encombrants, elle citait la Constitution chilienne, adoptée en 1980 par le régime de Pinochet. Le 25 octobre dernier, les Chiliens ont plébiscité par voie de référendum un changement de Constitution – un pas supplémentaire vers une déprise de l’héritage de la dictature qui doit ravir la romancière. 

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La vie de nomade au Sahara, c’est tout un art. « Entraver le dromadaire en évitant un coup de pied mortel ; lui passer le mors loin dans la bouche en serrant fort sur les gencives […] ; traire une chamelle en lui pétrissant d’abord les pis avec les mains mouillées pour les assouplir. » Un apprentissage qui n’est pas affaire de mois ni d’années mais de générations. Pas de quoi décourager Nicholas Jubber, figure du nouveau travel writing britannique, ce sport national littéraire qui mêle aventure, érudition, élégie et humour. Ses illustres prédécesseurs ayant déjà parcouru presque toute la planète sous les prétextes les plus divers – cartographe, trafiquant, voire circonciseur ambulant comme sir Wilfred Thesiger chez les Arabes des marais d’Irak –, ­Jubber a dû se trouver une approche et une zone de chalandise originales. En l’occurrence, l’initiation au nomadisme parmi les Berbères, les Maures, les Touaregs et les Peuls (l’ethnie nomade la plus nombreuse du monde), sur les traces de Léon l’Africain, d’Ibn Khaldoun ou de René Caillé. Il zigzague de Fez jusqu’à Tombouctou via la Mauritanie, se frayant un chemin au travers du plus grand champ de mines du monde (au Sahara occidental) et des territoires tombés aux mains des salafistes.

Premier défi : apprendre l’arabe, langue « inscrutable » (« Est-ce même une langue ? ») où la moindre erreur d’intonation produit des résultats hilarants ou déplorables. Apprendre aussi à faire du thé « avec le bon niveau de saccharification », à s’orienter avec les étoiles en n’ayant que ses doigts pour astrolabe, à manger uniquement avec la main droite même quand on est gaucher, à lire « les lignes de code énigmatiques » laissées par les animaux dans le sable, à amadouer une monture caractérielle et à la monter « jusqu’à ne faire qu’un avec elle ». Mais cet apprentissage souvent humiliant et parfois douloureux lui permet de comprendre le nomadisme de l’intérieur, « ce mode de vie à la fois révéré et méprisé […] qui a forcément quelque chose à nous enseigner puisqu’il perdure depuis des millénaires ». D’autant qu’il est sans doute inscrit dans nos gènes (le mot « bédouin », de l’arabe bedawi, ne signifie-t-il pas « ceux des origines » ?). Mais c’est un mode de vie qui périclite – en quelques décennies, les nomades sont passés de 85 % de la population mauritanienne à 6 %. Et l’insécurité environnante n’arrange rien, quoique le djihad « concorde à bien des égards avec le vieux paradigme nomade – guérillas, raids, enlèvements ». Jubber est néanmoins sans illusions (« “Même si un arbre passait cent ans dans la rivière, il ne deviendrait pas crocodile”, dit un proverbe songhaï ») ; et si ses efforts d’assimilation trouvent juste récompense, ce n’est pas sous les tentes mais dans les librairies. Ce qui n’est pas vraiment contradictoire : « Le nomadisme est comme le récit de voyage : marginal et bien souvent mal compris. » 

J.-L. M.

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À 33 ans, le Norvégien Lars Petter Sveen a consacré son deuxième roman à des personnes qui ont côtoyé Jésus de Nazareth. Certaines, comme Marthe, sont des figures connues tirées de la Bible. D’autres sortent de l’imagination de l’auteur, tel ce soldat, chargé par le roi Hérode de tuer tous les garçons de Bethléem de moins de 2 ans. On y croise aussi des disciples, des voleurs, des lépreux et des prostituées, autant de personnages attirés par le Bien ou par le Mal, incarné, ici, par un vieillard.

La violence n’est jamais loin, elle est même parfois des plus cruelles. Mais Sveen « souscrit à la même vision d’espoir que celle servant de fil conducteur au Nouveau Testament » et peut, à ce titre, « être considéré comme un poète biblique », s’enflamme le quotidien ­Aftenposten.
D’autres y voient des allusions évidentes au monde contemporain, au sort des Palestiniens dans la bande de Gaza ou encore au massacre, sur une île norvégienne, de 69 adolescents par un terroriste d’extrême droite, Anders Behring Breivik. « Cela rend l’histoire convaincante et émotionnellement forte », juge Dagsavisen. « Mais, conclut le tabloïd Verdens Gang, c’est avant tout de la grande littérature. » 

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Quand on songe aux exploits des Vikings, l’imagination se tourne en général vers ­l’Angleterre, qu’ils rançonnèrent et conquirent en grande partie ; vers la France, dont ils obtinrent la Normandie ; ou vers l’Islande, le Groenland et le Labrador, qu’à la faveur de l’optimum climatique médiéval ils colonisèrent plus ou moins provisoirement. On oublie souvent de regarder vers l’est. Or, de ce côté-là aussi, leurs prouesses furent loin d’être négligeables. À bien des égards, elles eurent même des effets plus durables. Dans sa Brève histoire de la ­Russie, Mark Galeotti rappelle comment le premier embryon d’État russe s’est supposément formé : des tribus slaves incapables de s’accorder entre elles auraient demandé aux Vikings de leur donner un prince pour les gouverner. Elles « obtinrent Riourik (qui régna de 862 à 879), dont les descendants formeront la dynastie des ­Riourikides qui gouvernera la Russie jusqu’au xviie siècle ».

L’existence de Riourik ne fait pas de doute. Galeotti l’assimile à Rorik de Dorestad, Danois exilé par Louis le Pieux, le fils de Charlemagne. Il s’établit dans un modeste comptoir commercial qui allait devenir ­Novgorod (« Nouvelle Ville »), « l’un des grands centres urbains de la vieille Russie ». Pour autant, son arrivée et celle de ses compagnons n’eurent sans doute pas le caractère idyllique que leur prêtent certains récits. D’après le chroniqueur arabe Ibn Rustah, les envahisseurs « se méfiaient tellement les uns des autres et des populations environnantes qu’ils ne pouvaient sortir se soulager sans être accompagnés de trois compagnons en armes pour les protéger ».

L’intérêt des Vikings pour ces territoires slaves était avant tout commercial. Il s’agissait pour eux, en longeant les grands fleuves de la région, le Dniepr, la Volga et le Don, de relier la Baltique à la Caspienne et à la mer Noire (et, de là, d'accéder à la ville la plus riche et fascinante de l’époque, Constantinople). « Les Slaves nommaient ces conquérants scandinaves les Rus’ (dérivé probablement du finnois Ruotsi, le nom que leur donnaient les Suédois) et c’est ainsi que naquit la terre Rus’. »

Dans son livre aussi court que percutant, Mark Galeotti réussit le tour de force de résumer toute l’histoire du « plus grand pays du monde » en 300 pages. Ce qui implique, comme il le reconnaît lui-même, quelques simplifications et omissions. Ce qui permet aussi d’aller à l’essentiel. Son objectif : « Explorer l’histoire de ce pays fascinant, étrange, glorieux, capable du meilleur comme du pire, exaspérant, sanglant et héroïque, au prisme de deux problèmes connexes : la manière dont les multiples influences étrangères ont façonné la Russie, cette nation ‘‘palimpseste’’, et la façon dont les Russes s’en sont accommodés grâce à un ensemble de constructions culturelles, écrivant et réécrivant leur passé pour comprendre leur présent et tenter d’influer sur leur avenir. »

L’épisode fondateur de Riourik est le premier exemple de cette tendance à réécrire l’histoire de manière flatteuse. Ce n’est pas le plus spectaculaire.
Ce qui distingue des autres principautés européennes, situées plus à l’ouest, cette première Russie mi-slave, mi-scandinave, dont Kiev s’impose peu à peu comme la capitale, c’est la nécessaire et difficile cohabitation avec les nomades des step­pes. Au ixe siècle, les Khazars, ces Turcs restés célèbres pour s’être convertis au judaïsme, perturbent les routes commerciales de la Volga. Un siècle plus tard, ce sont les Petchenègues qu’il faut contenir en bâtissant une série de forts, avant que n’arrivent les redoutables Coumans. « Aucun, cependant, ne menaçait vraiment l’existence des Russes », note Galeotti.

On ne saurait en dire autant des Mongols, dont l’invasion, au xiiie siècle, marque une rupture aussi décisive que traumatisante : les Russes sont écrasés ; Kiev, qui a la mauvaise idée de résister, subit une mise à sac implacable (2 000 survivants, dit-on, sur les 50 000 habitants que comptait la ville). C’est le début d’une domination qui durera deux siècles. Plus tard, les princes de Moscovie, des Riourikides eux aussi, se présenteront comme les fers de lance de la résistance aux envahisseurs. En réalité, leur fortune, comme le montre très bien Galeotti, doit tout à leur politique conciliante vis-à-vis de l’occupant.

Après la conquête initiale, certes dévastatrice, le joug des Mongols se révèle assez doux : ils n’imposent ni leur religion ni leur manière de vivre. Mieux, ils offrent aux seigneurs locaux les plus dociles des possibilités d’extension. Les Riourikides de Moscou, bourgade insignifiante jusque-là, comprennent promptement les « nouvelles règles du jeu » : ils deviennent « les fondés de pouvoir les plus zélés, efficaces et intraitables » des Mongols, auxquels ils se lient même par le mariage. La Russie qui émerge alors, centrée cette fois non plus sur Kiev mais sur Moscou, est fille de cette collaboration inavouable.

À partir du règne d’Ivan III qui, en 1480, met définitivement fin à la sujétion aux nomades, l’histoire russe ressemble à une épopée éprouvante au milieu d’une longue galerie d’autocrates parfois géniaux, souvent sinistres : Ivan IV (dit « Ivan le Terrible »), Pierre le Grand, les deux Nicolas, Staline… Contrairement à beaucoup d’historiens, ­Galeotti ne croit pas que l’autoritarisme russe ait pour origine la longue domination « asiatique », qui aurait « coupé la Russie de l’Europe à l’époque de la ­­Renaissance et aux premiers temps de la ­Réforme ». Pour lui, cet autoritarisme qui, pendant des siècles et encore aujourd’hui, sera la grande singularité de la Russie par rapport à ses voisins occidentaux, découle plutôt de l’immensité du pays, de sa relative pauvreté et de ses frontières flottantes qui le rendent difficile à gouverner sans une poigne de fer.

Ivan le Terrible est le premier « tsar » en même temps que le dernier des Riourikides : ayant tué de sa propre main, lors de l’une des crises de paranoïa dont il était coutumier, le seul de ses fils capables de lui succéder, sa lignée s’éteint avec son autre fils, le simplet Fédor. L’heure des Romanov, l’une des grandes familles du pays, a sonné. Le changement de dynastie n’entraîne pas toutefois une transformation radicale des mœurs : Pierre le Grand, souvent présenté comme le modernisateur de l’État russe mais qui fut surtout, comme le montre Galeotti, le réformateur de son armée (laquelle s’impose sur la scène européenne), fait torturer à mort son fils aîné, soupçonné de comploter contre lui. De façon générale, les successions d’un tsar à l’autre se font rarement selon les règles bien établies qui caractérisent par exemple la royauté française. On se croirait plutôt à Rome, à l’époque du Bas-Empire. Assassinats et abdications forcées sont monnaie courante.

Paradoxalement, dans cette atmosphère brutale et dangereuse, ce sont les femmes qui souvent tirent leur épingle du jeu. Au xviiie siècle, après la mort de Pierre le Grand, les deux grands tsars sont des tsarines : ­Élisabeth Ire, la fille de Pierre le Grand et, surtout, ­Catherine II – qui, à l’origine, n’est pas une Romanov, n’est pas même russe et ne s’appelle pas ­Catherine (elle est allemande et s’appelle Sophie). Toutes deux s’imposent par des coups d’État.

Galeotti n’oublie pas les souverains moins célèbres qu’il sait croquer en quelques mots, comme cet Alexandre III, qui régna de 1881 à 1894, et dont il nous dit qu’il « était un homme à l’esprit étroit dans ses meilleurs jours ».
Impossible, bien sûr, d’échapper, à la fin de l’ouvrage, à un jugement sur le dernier « tsar » toujours en activité, Vladimir Poutine. Galeotti en a une opinion plus mesurée que celle véhiculée habituellement par les médias occidentaux. Force est de constater qu’arriver après le lamen­table Boris Eltsine ne pouvait que jouer en sa faveur. « La stabilisation intérieure du pays et le rétablissement de sa position, de manière conflictuelle et parfois irascible, sur la scène internationale sont certes à mettre à son crédit, reconnaît Galeotti dans son dernier chapitre. […] [I]l n’a pas été aussi meurtrier qu’Ivan (le Terrible) ou Staline (le bien plus terrible), ni plus grand que nature (au sens tout à fait littéral) que Pierre le bien-nommé. Il lui manque l’implacable froideur intellectuelle d’un Lénine ou d’un Andropov, ainsi que l’instinct politique subtil d’une Catherine II. » Bref, selon les critères russes, mention honorable. 

Cet article a été écrit pour Books.

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« Il m’est arrivé trop souvent de lire un premier roman auquel les médias avaient décerné des éloges stratosphériques et d’être déçu », raconte Douglas Kemp sur le site de la Historical Novel Society. Avec celui d’Imogen Hermes Gowar, rien à craindre : il « envoûte le lecteur dès le départ », estime Kemp.

Dans le Londres de la fin du xviiie siècle, un marchand attend le retour d’un de ses navires. À la place, son capitaine lui ramène ce qui ressemble bien au cadavre d’une hideuse petite sirène. Contre toute attente, la possession de cette créature va lui ouvrir les portes du grand monde. Il ne tarde pas à se lier avec une courtisane de haut vol qui vient de perdre son riche patron et redoute, à 27 ans, d’être déjà trop vieille. « Orchestrée par un écrivain de moindre talent, la rencontre de tant d’univers différents déboucherait sur un désastre, mais en 500 pages à peine, l’auteure garde un contrôle admirable sur tous ses fils narratifs, estime Sarah Gilmartin dans The Irish Times. C’est de la fiction historique à son meilleur, combinant les mythes et légendes avec les brutales réalités du passé, notamment les mauvais traitements infligés aux femmes. » 

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Un paradoxe

Il y a tant de choses que nous voudrions avoir faites hier, et si peu que nous voulons faire aujourd’hui.
Mignon McLaughlin

Mignon McLaughlin était une journaliste américaine des années 1950 célèbre pour ses maximes et aphorismes pleins de sagesse. À mon sens, elle a mis ici le doigt sur une distinction essentielle entre vouloir faire et vouloir avoir fait. Même au plus profond de l’impasse, il y a beaucoup de choses que je voudrais avoir faites et dont j’espère que je les ferai un jour. Le désir d’accomplissement est toujours là. Mais il ne me motive pas. Je ne peux me résoudre à entreprendre aucune de ces choses aujourd’hui.
Exemple : devant moi, sur mon étagère de livres à lire, se trouve Le Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer. Sa lecture est en attente depuis une dizaine d’années. Une conversation avec un collègue m’ayant donné l’envie d’en apprendre davantage sur ce grand philosophe, j’avais acheté une traduction de son œuvre majeure. J’aimerais sincèrement avoir pris le temps de lire ce livre à un moment ou un autre au cours de ces dix dernières années. Et je suis sûr qu’à l’issue de la pandémie, j’aimerai sincèrement l’avoir lu pendant la période de confinement, quand j’avais tout le temps de le faire. Et pourtant, je ne le fais pas. Je voudrais l’avoir lu et je ne cesserai de le vouloir tant que je ne l’aurai pas fait. Mais les jours passent sans que je puisse m’y résoudre, alors même que cette activité pourrait me servir d’excuse pour ne pas désencombrer le garage. Comment expliquer cela ?

Si je m’y mettais aujourd’hui, ou un autre jour de ce mois-ci ou du mois prochain, et que j’en lisais quelques dizaines de pages, je l’aurais fini en huit à dix jours. Même en prenant beaucoup de notes, deux semaines suffiraient. Je passerais mes journées confortablement assis dans mon bureau (en désordre), ma pipe à la bouche ou à portée de main. Avec un café le matin, un soda l’après-midi, un whisky le soir.
Je n’ai aucune excuse pour ne pas lire Schopenhauer. Je pourrais arguer que si je ne le lis pas, c’est parce que je vais désencombrer le garage, ranger mon bureau et finir d’écrire mon livre. Mais je n’y crois pas. Je ne ferai rien de tout cela aujourd’hui. Ni même demain.
Être dans l’impasse est une situation affligeante. Mais pour un philosophe comme moi, qui se pique d’être spécialiste de la procrastination, il est plus affligeant encore de ne pas comprendre comment j’ai pu en arriver là. Mon apathie est non seulement inexcusable, elle est inexplicable. J’aimerais tant avoir lu Schopenhauer : pourquoi n’ai-je donc pas envie de le lire aujourd’hui ? Je n’ai pas tourné le dos à la philosophie. Je n’ai rien appris de nouveau sur Schopenhauer qui m’ait amené à revoir la valeur de son œuvre à la baisse. L’aphorisme de McLaughlin résume parfaitement ma problématique. Le désir d’avoir fait est très différent du désir de faire. Même dans des conditions optimales, l’un n’implique pas l’autre. N’est-ce pas là un paradoxe ?

La prise de décision

Les mécanismes qui sous-tendent le processus décisionnel semblent a priori assez simples. Toute action est le résultat d’une prise de décision basée sur des croyances et des désirs. Les croyances (j’inclus ici les intuitions, acquis, souvenirs, opinions, etc.) se définissent par leur capacité à être vraies ou fausses ; les désirs (envies, pulsions, souhaits, espoirs, etc.), par leur capacité à être satisfaits ou insatisfaits.

L’association d’une croyance et d’un désir produit une raison d’agir. En résumé, si la croyance est vraie, l’action satisfera le désir.
Ainsi, quand nous faisons quelque chose pour une raison (préparer le petit déjeuner, écouter les informations, faire un jogging dans le quartier ou éteindre le réveil et rester sous la couette), c’est parce que nous en éprouvons le désir. Mais le désir à lui seul ne suffit pas à nous faire passer à l’acte : il faut que ce désir s’appuie sur certaines croyances. J’ouvre le réfrigérateur parce que j’ai envie de manger des œufs pour le petit déjeuner. Cela suppose que je croie pouvoir trouver des œufs dans le réfrigérateur, si tant est qu’il en reste. De telles croyances ne sont pas nécessairement explicites. Quand je veux regarder la télévision, j’appuie sur le bouton de la télécommande, parce que c’est ainsi qu’elle s’allume.
Un désir et une croyance susceptibles d’enclencher une action forment ce que j’appellerai une « équipe de raisons ». Cette équipe nous donne une raison d’agir : si la croyance est vraie, l’action satisfera le désir ou, du moins, elle augmentera la probabilité de le satisfaire.

Mettons que je sois assis au comptoir d’un bar et que je commande une bière. Il me semble voir le barman poser une pinte devant moi. Je ne crois pas me trouver dans un laboratoire d’intelligence artificielle ni dans un rêve. J’entretiens donc la croyance que la pinte est bien là, devant moi, prête à être bue. Justement, j’éprouve le désir de boire une bière. Animé par ma croyance et mon désir, je me décide à tendre la main, à attraper la pinte, à la porter à mes lèvres et à boire ma bière. Si ma croyance est vraie, mon désir sera satisfait.
Mais, si j’ai mal évalué la position de la pinte – parce que mes lunettes sont embuées par mon masque, ou parce que j’ai déjà bu un coup de trop –, je risque de la renverser, de voir la bière se répandre sur le comptoir et de ne pas satisfaire mon désir. Si le barman a voulu me faire une blague en me servant une pinte de térébenthine au lieu de bière, mon désir ne sera pas non plus satisfait. Mais si mes croyances sont vraies, mon action aura pour résultat la satisfaction de mes désirs. Le désir de boire une bière, associé à mes croyances, m’a donné une raison d’agir.

Pourquoi parler d’« équipes de raisons » plutôt que simplement de « raisons » ? Premièrement, parce que les désirs et les croyances sont des états ou processus cérébraux complexes qui ont des causes et des effets. Deuxièmement, parce que le passage à l’acte implique un ensemble, une « équipe » composée d’un désir et d’une ou plusieurs croyances. Troisièmement, parce que différentes « équipes » entrent en concurrence pour s’imposer comme raisons d’agir et enclencher effectivement une action.
Mettons que j’aie déjà bu une bière ou deux et que je sois tenté d’en boire une dernière avant de reprendre le volant pour rentrer chez moi. Je serai alors partagé entre deux désirs contradictoires qui mobiliseront chacun des croyances, à la manière de capitaines qui engagent des recrues pour renforcer leur équipe. Le désir de ne pas m’attirer d’ennuis (une contravention ou, pire, un accident) fera équipe avec la croyance qu’une bière de plus augmentera les risques d’une telle éventualité. Animé par mon désir initial, je me prends à penser :
« Une troisième bière ne m’empêchera pas de conduire. Elle risque simplement de me faire dépasser le taux légal d’alcoolémie. Mais ce taux, il a été établi en fonction de petits gabarits adolescents. Il me faudrait bien plus que trois bières pour me mettre à zigzaguer. Je conduirai prudemment, je n’éveillerai pas le moindre soupçon. D’ailleurs, à cette heure, il est peu probable que je me fasse contrôler sur la route entre le bar et chez moi. »
Mais, aussitôt, le désir concurrent appelle des renforts :
« Si je dépasse la limite d’alcool autorisée et qu’un autre automobiliste me fonce dedans, c’est moi qui serai considéré en faute. Même sobre, un homme de mon âge a du mal à marcher en ligne droite ou, pire encore, à réciter l’alphabet à l’envers : si je suis contrôlé, je risque d’avoir l’air suspect. Et un éthylotest m’exposerait à de graves ennuis, puisque la quantité d’alcool que j’ai dans le sang suffirait à enivrer un adolescent. Les probabilités que je doive me soumettre à un contrôle sont minimes, mais les conséquences seraient catastrophiques. »

Comment départager les équipes ? Le plus souvent, ce n’est pas vraiment de mon ressort. Mon action est le produit d’une décision qui est elle-même le produit de ma volonté, ensemble de désirs et de croyances formant des équipes concurrentes. L’équipe gagnante est celle qui déterminera ma « décision ». Ce scénario ne ­s’applique peut-être pas à certains types de décisions qui impliquent non seulement des désirs mais une réflexion éthique sur la nature des désirs. N’empêche que, le plus souvent, c’est ainsi que je fonctionne.

J’entrevois alors une solution au problème exposé par l’aphorisme de McLaughlin. Être désireux d’accomplir telle ou telle chose ne veut pas forcément dire que ce désir recrute activement des croyances qui nous pousseront à le satisfaire ­maintenant, ou du moins aujourd’hui.
Je n’ai aucune envie d’allumer la radio pour écouter les élucubrations ­ultra-conservatrices de Rush Limbaugh, pas plus que de me taper sur le pouce avec un marteau, de manger des flageolets à l’ail ou de la tourte stargazy. Ces désirs-là n’ont aucune chance d’être sélectionnés dans l’une de mes équipes. Mais j’ai bien envie de lire un jour Le Monde comme volonté et comme représentation, et ce depuis au moins dix ans. Ce désir a sans doute été actif à un moment donné de sa carrière, il a même failli être un des vainqueurs du palmarès de mes accomplissements. Mais il a été relégué en troisième division, et ça fait bien longtemps qu’il est sur la touche.
Récapitulons. La procrastination structurée repose essentiellement sur une liste des choses à faire, énumérées par ordre de priorité. Ces choses, vous avez plus ou moins envie de les accomplir un jour ou l’autre. Commencez par la première, celle qui est en tête de liste ; imaginez que vous la menez à bien et que vous vous en félicitez. Si cette pensée ne suffit pas à vous motiver, passez à la tâche suivante. Imaginez que vous l’entreprenez dès maintenant et que, même si cette perspective n’est guère réjouissante, elle vous permettrait au moins de remettre à plus tard la tâche n° 1. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que vous trouviez une tâche susceptible d’être sélectionnée pour la compétition. Il ne s’agira pas forcément de votre ­passe-temps préféré, ce sera peut-être même une corvée. Mais si vous l’envisagez comme un moyen de ne pas effectuer les tâches listées plus haut, votre désir se mettra en branle et ira recruter les croyances favorables qui gisent dans les recoins de votre cerveau. Voilà de quoi se motiver.

Si vous êtes dans l’impasse, hélas, cette stratégie est inefficace. Vous avez beau passer en revue votre to-do list, aucun de vos désirs, aussi forts soient-ils, ne vous donne aucune raison d’agir. Ils restent obstinément inactifs. Ils ne font pas équipe avec des croyances pour essayer de vous motiver. Vous n’avez envie de rien entreprendre, même pour trouver prétexte à différer d’autres tâches plus importantes.

Sortir de l’impasse

Comment sortir de cette impasse ? Nos désirs sont bien présents, mais ils ne forment pas d’équipes désirs-croyances qui entrent en lice pour vous donner une raison d’agir. Un peu comme si un match était au programme, mais que seuls les entraîneurs se présentaient sur le terrain. Les équipes, elles, sont restées dans les vestiaires.

Habituellement, dans le processus décisionnel, nos désirs s’empressent de susciter nos décisions et, pour renforcer leur équipe, ils recrutent des croyances. Mais si nous inversions le processus ? Si nous mettions en avant les croyances pertinentes et que nous leur laissions le soin de stimuler nos désirs ? Il ne suffit pas que je caresse le désir de terminer mon livre, de mettre mon bureau en ordre ou de lire enfin Schopenhauer. Tous ces désirs ont beau être présents, ils ne me font pas passer à l’acte. Peut-être vaudrait-il mieux que j’intervienne, que je recrute des croyances et que je les laisse activer les désirs.
Les croyances n’ont pas forcément à être vraies. Il suffit qu’elles éveillent en nous de douces fantasmagories. En matière de déni et d’illusions, les procrastinateurs structurés que nous sommes ont assurément un beau potentiel. La solution consisterait donc à mettre le désir entre parenthèses, sans rien attendre de lui, et à l’entourer de croyances qui, telles des pom-pom girls, l’encourageront à se mettre en action. Du moins est-ce là mon hypothèse. Je vais tenter une expérience pour vérifier sa validité.

Le moment le plus opportun me semble être le soir. Aussi profonde soit mon apathie, je vais profiter des instants de somnolence qui précèdent l’endormissement pour fantasmer que j’entreprends de grandes choses. Je vais donc m’imaginer que je lis Schopenhauer comme une alternative au fait de devoir ranger mon bureau ou d’écrire mon livre. Cette lecture m’apparaît comme une activité agréable et gratifiante. C’est sans doute illusoire, mais se bercer d’illusions ne sollicite pas trop d’efforts. Je m’imagine donc que je vais piocher le livre sur l’étagère, comme si je renouais avec un vieil ami dont je n’ai pas pris de nouvelles depuis longtemps. Je lirai les textes de présentation en quatrième de couverture pour bien me rappeler qu’il s’agit là d’une œuvre majeure. Je me remémorerai les propos de mon collègue qui avaient initialement éveillé mon intérêt. J’anticiperai la satisfaction que m’apportera cette lecture. J’irai peut-être jusqu’à personnifier le livre : il est là, bien au chaud entre mes mains, il me regarde, heureux qu’on lui prête enfin attention. Peut-être Schopenhauer m’observe-t-il de là-haut, peut-être m’adresse-t-il même un sourire approbateur. Au moins un demi-sourire (il a la réputation d’être un peu grincheux). Je pourrai en placer quelques citations pour briller dans les dîners en ville, ou m’interroger sur les points de comparaison entre Schopenhauer et David Hume, mon héros. Je n’ai pas de mal à me convaincre de tout cela, tant qu’il n’est pas question de le lire maintenant. Je m’endors, et le livre n’est même pas sur ma table de chevet.
Dans un demi-sommeil, il n’est pas difficile de fantasmer que l’on accomplit des choses en réalité assez difficiles. Je pourrais prendre des sacs en plastique, les percer de quelques trous et aller dès demain à Washington pour y kidnapper quelques politiciens véreux que je relâcherais au fin fond du Nebraska (ils auraient ainsi la surprise de se retrouver dans la bonne ville de Funk).

Aussi séduisant soit-il, ce projet est impraticable. Le désir que j’éprouve de le faire, associé aux croyances que j’entretiens quant à mes capacités d’exécution, n’aurait aucune chance de remporter la compétition. Il ne dépassera jamais le stade du fantasme.
Mais si, avant de m’endormir, je m’imagine lire Schopenhauer, les croyances ainsi acquises ou renforcées pourront profiter de mon sommeil pour éveiller ce désir. Au matin, l’équipe « lire Schopenhauer » sera peut-être de taille à affronter l’équipe « allumer les infos sur CNN » ; en tout cas, elle battra à plate couture l’équipe « regarder Fox News ».
Vous me direz que je ferais mieux de projeter mes fantasmes sur la rédaction de mon livre en attente. Mais j’ai bien peur que ce soit mettre la barre un peu trop haut. Idem pour ce qui est de ranger mon bureau ou de désencombrer le garage : ces tâches me paraissent insurmontables. Lire Schopenhauer, en revanche, est un défi juste assez ambitieux pour me sortir de l’impasse. Je vais essayer cette méthode. Si elle est concluante – si j’arrive à lire au moins un ou deux chapitres de Schopenhauer et que je commence à entrevoir une issue –, alors je publierai cet appendice et vous saurez ce qu’il vous reste à faire. 

Ce texte est un extrait du livre La Procrastination, de John Perry, qui reparaît le 5 mai 2021 aux éditions Autrement en version augmentée d’un texte inédit, Quand la procrastination rencontre le confinement. Il a été traduit de l’anglais par Myriam Dennehy.

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C’est dans la forêt, en s’entraînant à la poutre sur un tronc d’arbre et en perfectionnant sa course d’élan sur des chemins cahoteux, que la gymnaste tchécoslovaque Věra Čáslavská a préparé les jeux Olympiques de 1968 : après avoir cosigné le manifeste « Deux mille mots » lors du Printemps de Prague, la triple médaillée d’or aux jeux de 1964 avait dû se cacher. Le régime communiste l’autorisa à participer aux JO de Mexico quelques jours seulement avant leur ouverture, mais il ne tarda pas à le regretter, comme le racontent les Tchèques Jan Novák et Jaromír 99, dans une bande dessinée aux flamboyantes couleurs olympiques.

Au Mexique, le succès est au ­rendez-vous pour la star tchécoslovaque, qui récoltera 4 médailles d’or et 2  d’argent face à l’armada de gymnastes soviétiques. Le public est conquis, notamment par sa performance au sol, tout comme les juges, qui lui attribuent les meilleures notes. Pourtant, à la surprise générale, ils remontent ensuite celles de la Soviétique Larisa Petrikova (sous la pression de Moscou ?), et Čáslavská doit partager la première marche du podium avec sa rivale. L’occasion est trop belle pour l’indocile Tchécoslovaque, bien décidée à dénoncer devant le monde entier l’occupation de son pays par les troupes du pacte de Varsovie : quand les premières notes de l’hymne soviétique retentissent, elle baisse la tête et détourne ostensiblement le regard du drapeau qui s’élève alors. Ce geste bouleversera la vie de la gymnaste, devenue du même coup la deuxième femme la plus populaire du monde, derrière Jackie Kennedy, et la bête noire des autorités inféodées à Moscou. 

Sa descente aux enfers commence à son retour en Tchécoslovaquie. Son mariage avec le coureur de demi-fond tchécoslovaque Josef Odložil (célébré en grande pompe dans la cathédrale de Mexico, au milieu de centaines de milliers de fans) est une catastrophe : jaloux de son succès, son mari devient violent, alcoolique et infidèle. Par ailleurs, elle n’a plus le droit de voyager et se voit réduite à travailler comme femme de ménage. Un destin qui n’est pas sans rappeler celui du héros du premier album du tandem Jan Novák-Jaromír 99 : Emil Zátopek, illustre coureur de fond tchécoslovaque et triple médaillé d’or olympique, a dû travailler dans les mines d’uranium puis comme éboueur après avoir témoigné son soutien au réformateur Alexandre Dubček.

L’esthétique de Čáslavská est différente de celle du roman graphique Zátopek1. Les dessins anguleux et les tons pastel, qui rappellent l’iconographie des affiches soviétiques, ont laissé place à des couleurs vives, à des traits plus arrondis. Mais l’intention des auteurs reste la même : entremêler destins sportifs hors normes et trajectoires individuelles emblématiques de l’histoire de leur pays. Dans Čáslavská, ils guident le lecteur au travers des gymnases du monde entier et des salles d’interrogatoire de la police communiste, jusqu’à l’asile psychiatrique qui accueillera finalement l’ancienne icône. Son retour en grâce après la chute du bloc soviétique – elle devient conseillère du président Václav Havel – n’aura été que de courte durée. En 1992, son fils tue accidentellement son ex-mari Josef Odložil au cours d’une bagarre dans un bar. Elle glisse alors dans l’anonymat et n’en sortira que peu de temps avant sa mort, en 2016. 

— Books

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Convoquée le 4 août 2020 par le tribunal révolutionnaire, Sedigheh Vasmaghi a décidé de ne pas assister à l’audience et a été condamnée à un an de prison. Son crime ? Cette universitaire de renom, poétesse à ses heures, avait signé une pétition dénonçant les violences policières lors des manifestations contre la hausse du prix du pétrole en novembre 2019, lesquelles avaient fait plusieurs centaines de morts. Cette peine vient s’ajouter à une plus ancienne, prononcée en 2017, pour « propagande contre l’État islamique ».

À l’époque, Sedigheh ­Vasmaghi, qui avait quitté l’Iran en 2011 pour fuir le harcèlement judiciaire dont elle faisait l’objet, avait renoncé à sa vie tranquille et à son poste à l’Université d’Uppsala, en Suède, pour rentrer à Téhéran avec son mari. Arrêtée dès son arrivée à l’aéroport, le 14 octobre 2017, elle avait comparu une semaine plus tard devant ce même tribunal, qui lui avait notamment reproché son opposition à la lapidation des femmes et, plus généralement, son hostilité au régime des mollahs. Sa décision de rentrer au pays tout en étant consciente de ce qui l’attendait lui a valu la considération et le respect de ses pairs à l’étranger. « Vous avez courageusement choisi de retourner en Iran alors que vous êtes grand-mère […], lui a écrit Lisa Appignanesi en sa qualité d’ancienne présidente du PEN club britannique. Le gouvernement iranien ne partage pas votre courage. Il semble craindre une écrivaine de votre talent et de votre stature, une femme dont la poésie primée et les traductions de l’arabe classique ont enchanté des générations, une femme unique, qui a enseigné le droit dans son pays natal et à l’étranger et dont les travaux universitaires sur les femmes, la ­jurisprudence et l’islam, ainsi que les études sur la polygamie ont depuis longtemps enrichi la réflexion juridique dans ce domaine, mais sont désormais interdits », poursuit Lisa Appignanesi. C’est en grande partie grâce aux efforts de la section internationale du PEN club que l’opinion publique est devenue sensible au sort de cette intellectuelle iranienne.

Née en 1961, Sedigheh ­Vasmaghi a fait des études de droit islamique à l’Université de Téhéran. Après avoir obtenu son doctorat à la fin des années 1980, elle y a enseigné d’abord comme assistante puis comme professeure de théologie. Elle est l’une des rares femmes en Iran à s’être spécialisée dans le droit islamique, ce qui lui permet d’affronter les mollahs sur leur propre terrain – celui de la religion –, et notamment sur la question de la place des femmes dans la société. Ses premiers démêlés avec la justice datent de 1997, lorsqu’elle publie un article critique sur les réformes dans le pays. Mais, à l’époque, le vent de la perestroïka souffle sur l’Iran et, à la faveur de l’élection de Mohammad Khatami, elle connaît un répit. En 1999, elle est même élue au conseil municipal de Téhéran, poste qu’elle occupera jusqu’en 2003. Les Iraniens la connaissent aussi comme poétesse : son premier recueil, « Priant pour la pluie », sort en 1989 et sera suivi de cinq autres. Son principal ouvrage universitaire, ­Women, Jurisprudence, Islam, paru en 2014 en Allemagne (où elle a également enseigné), n’a en revanche jamais été publié dans son pays.

Le 15 novembre 2020, à l’occasion de la Journée mondiale des écrivains en prison, le PEN club international a lancé un vibrant appel à la communauté internationale, demandant l’arrêt des poursuites contre Sedigheh Vasmaghi. Passablement irrités par son absence à la barre le 4 août, les magistrats du tribunal révolutionnaire avaient décidé de fusionner ses deux peines, la condamnant ainsi à six ans de prison. Aux dernières nouvelles, Sedigheh Vasmaghi est toujours chez elle, à Téhéran. D’une santé fragile, elle n’est pas pour autant complètement libre de ses mouvements. Elle apprend, comme tant d’autres intellectuels iraniens, à vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête : elle sait qu’elle peut être emprisonnée à tout moment, au moindre faux pas. Mais cela ne semble pas l’effrayer outre mesure. Dans une lettre intitulée « Je proteste », qu’elle a adressée au tribunal à défaut d’y comparaître en août dernier, elle affirme : « Où que je sois, même en prison, je proteste et je protesterai contre l’injustice. » Et de conclure : « Vous pourrez emprisonner mon corps, mais jamais ma conscience ! Je préfère la prison au silence honteux face à l’injustice et à la ­corruption. » 

— Alexandre Lévy

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