Claude Guéant et les médecins du Bénin

Invité de l’émission Radio France Politique, le 24 novembre dernier, Claude Guéant s’est insurgé contre le « pillage des cerveaux », affirmant que « deux tiers des médecins du Bénin exercent à Paris ». Dans la bouche d’un ministre de l’intérieur, zélateur de la politique du chiffre, et dont les services observent les étrangers à la loupe, ces deux tiers ne peuvent qu’émaner de sources sérieuses. Ce n’est pas si sûr. On peut sans doute compter le nombre de médecins béninois exerçant en France et en particulier à Paris. Mais comment compter ceux qui exercent chez eux ou ailleurs dans le monde ? Le pouvoir d’investigation statistique du ministère de l’intérieur s’arrête aux frontières de la France. Au-delà, il faut consulter les statistiques étrangères ou internationales. Or, en 2007, l’OCDE a mené une grande enquête dans tous les pays du monde pour compter les personnels de santé selon leur nationalité. Les résultats publiés dans International Migration Outlook (1) donnent le pourcentage de médecins de chaque pays exerçant dans un pays de l’OCDE autre que le leur. On y lit que 40,9 % des médecins du Bénin travaillent dans un pays de l’OCDE. Il n’est pas difficile de vérifier l’origine de ce pourcentage puisque l’OCDE donne aussi le nombre de médecins travaillant dans un pays de l’OCDE par nationalité – 215 Béninois. L’Organisation mondiale de la santé dans son dernier annuaire (2009) compte de son côté 311 médecins exerçant au Bénin. Les  215 expatriés rapportés au total des médecins béninois (311 + 215) représentent exactement les 40,9 % avancés par l’OCDE.

Outre le fait que 40,9 % est loin des deux tiers (66 %) comptés par Guéant, ces médecins béninois expatriés n’exercent pas tous en France. Certains travaillent dans d’autres pays de l’OCDE, particulièrement, en Suisse, en Belgique ou au Canada où leur connaissance de la langue française les sert. D’autres représentent leur pays au sein d’organisations internationales s’occupant de santé ou d’environnement. Même si l’on admet qu’aucun médecin béninois n’exerce dans un autre pays que le sien ou la France, il est peu probable que tous soient concentrés à Paris ou dans la région parisienne. Un quart des médecins actifs en France vivent dans l’agglomération parisienne : un quart des médecins béninois expatriés en France sans doute aussi (vraisemblablement moins car on les emploie là où les médecins français rechignent à s’installer). Au mieux, Guéant aurait pu défendre le chiffre de 10 % des médecins béninois dans la région parisienne (et non à Paris qui ne contient qu’un sixième de ses habitants). Au pied de la lettre, il aurait sans doute approché la vérité en annonçant le chiffre de 2 % des médecins béninois exerçant à Paris même. Il est regrettable qu’un ministre qui base sa politique sur le chiffre se conduise de manière aussi désinvolte avec les chiffres. 2 % n’est pas 66 %. Les chiffres de l’immigration ou de la criminalité souffrent-ils d’une pareille imprécision ?

« Brain drain » ou « brain gain » ?

Indépendamment des fantaisies statistiques de Guéant, ces 40,9 % de médecins béninois exerçant à l’étranger ne manifestent-ils pas l’importance prise par le fameux pillage des cerveaux ? Paradoxalement, la réponse est négative. La proportion de médecins travaillant hors de leur pays d’origine dépend en partie de la richesse ou plutôt de la pauvreté du pays, mais surtout de sa taille. Ainsi, l’OCDE compte 31,3 % de médecins luxembourgeois exerçant à l’étranger. Or, le Luxembourg a le plus haut revenu par tête de la planète. De même, 25,2 % des médecins chypriotes, 26,6 % des Irlandais, 29,2 % des Islandais, tous gens de pays fortunés, exercent à l’étranger. Au contraire, dans de grands pays, la proportion d’expatriés est faible (11,7 % au Nigeria, proche du Bénin et de même niveau de vie, 11,1 % des Ivoiriens, 2,1 % des Mexicains, 1,1 % des Brésiliens et 1 % des Chinois, soit toutefois 13 391 médecins à rapprocher des 215 Béninois). Pourquoi la taille du pays influe-t-elle sur le taux d’expatriation des médecins ? En raison d’études longues et spécialisées que les universités les plus petites et les plus pauvres ne peuvent pas assurer. Si, jeune Béninois, vous désirez devenir ophtalmologue ou neuropsychiatre, l’université de Cotonou (2) ne possède pas les équipements laser, les scanners dont disposent les grandes universités des grands pays, à Paris comme à Pékin ou même à Lagos. De même, l’université de Luxembourg est de trop petite taille pour développer un enseignement de pointe dans toutes les spécialités médicales. Les médecins des petits pays ont donc très souvent effectué leurs études à l’étranger où ils sont tentés de rester car ils pourront continuer à appliquer et entretenir les compétences qu’ils y ont acquises. La langue parlée est elle-même un facteur important. Ainsi 11,3 % des médecins anglais exercent-ils à l’étranger (même proportion qu’au Nigeria), soit 16 200. 4 700 sont aux États-Unis, 4 600 en Australie, 3 600 au Canada et 1 500 en Nouvelle-Zélande, au total, cela représente 90 % des médecins anglais expatriés.

Est-on en présence d’un « pillage des cerveaux » pour reprendre l’expression du ministre Guéant ? Pour que les médecins béninois restent au Bénin, il faudrait qu’ils renoncent à se spécialiser et à s’intéresser à la recherche. Double peine : être né dans un pays pauvre, que l’on n’a pas choisi et se voir interdire d’accéder aux études et aux savoirs des pays riches. Sans entrer dans ce vaste sujet, signalons aux services du ministère de l’intérieur que le sujet « brain drain ou brain gain » est largement documenté et penche en faveur du brain gain au point que l’exportation des cerveaux représente un poste essentiel de la balance des paiements de nombreux pays émergents, tels le Maroc, l’Égypte ou l’Inde et qu’il spécialisent parfois leur système d’enseignement en vue de l’émigration, formation de personnel de santé aux Philippines, de techniciens du pétrole et de la construction en Égypte, d’informaticiens en Inde. Enfin, dans ces pays, le taux de chômage des jeunes diplômés est souvent supérieur au taux de chômage général (22 % au Maroc pour un taux total de 12 %). Exporter leurs jeunes cerveaux allège le chômage, procure des devises par les remises (« remittancies »), l’argent envoyé dans le pays d’origine, et facilite l’implantation d’entreprises modernes car beaucoup reviennent tôt ou tard ou souhaitent circuler entre les deux pays. Modernisez donc vos services statistiques Monsieur Guéant, sinon vos chiffres erronés et les préjugés sur la migration qu’ils entretiennent passeront pour une manœuvre politicienne.

Hervé Le Bras

1. International Migration Outlook, SOPEMI 2007, Paris, OCDE, 2007

2. Par exemple, l’université du Bénin (Abomey-Calavi) a un seul professeur titulaire en ophtalmologie et un seul en neurologie.

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