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Comment les Suisses ont transformé la barbarie en or


Crédit : Robert Young

En visite officielle en Suisse, François Hollande a mis en garde le voisin helvète contre la tentation de fermer ses frontières. C’est pourtant grâce à l’exportation de ses mercenaires que la Suisse est devenue ce qu’elle est aujourd’hui. Dans cet extrait des Soldats de l’Europe, publié dans Books en juin 2012, l’historien Jost auf der Maur rappelle comment la longue tradition d’enrôlement massif de ses enfants dans les armées étrangères a permis de ramener au pays savoirs et fortunes.

Il est un chapitre de l’histoire des Helvètes dont on n’a pas mesuré toute l’importance : leur enrôlement dans les armées étrangères. Le mercenariat a eu une influence considérable sur la vie des Suisses, même pour ceux qui restèrent au pays. Le « service étranger (1) » est en ce sens un sujet d’histoire culturelle à part entière. Une incroyable histoire des apports extérieurs aux savoirs et savoir-faire suisses, une histoire de pillages et de violence, une histoire de puissants qui bâtirent des fortunes et assirent leur domination politique en devenant des entrepreneurs militaires (2). C’est aussi, évidemment, une histoire sur laquelle brille la sinistre gloire des armes.

Pendant toute la période du mercenariat, du XIIIe siècle au milieu du XIXe, la Suisse est un pays arriéré. Les centres culturels et scientifiques européens sont ailleurs. Le génie mécanique, la musique, les beaux-arts et la littérature s’épanouissent en Italie, en Hollande et en France, ainsi que dans l’Autriche des Habsbourg. Le capitalisme et les banques prennent leur essor à Florence et à Augsbourg. L’art subtil de diriger un État et la diplomatie s’enseignent en France et en Angleterre. La Suisse de cette époque n’est qu’une alliance, assez lâche, de petits États indépendants, un territoire extrêmement pauvre. Mais l’affrontement des puissances du continent lui permet de faire fructifier son bien le plus précieux : ses enfants. Les grandes guerres européennes sont le terreau sur lequel va prospérer le mercenariat. Et la récolte sera abondante, en sang versé mais aussi en apprentissages et en revenus.

La réputation des soldats alpins a de quoi faire trembler. Ils étaient forts et colériques, ainsi que « ripailleurs, chapardeurs et outrecuidants », c’est-à-dire dépensiers, voleurs et arrogants. Dans l’intérieur du pays, la « faide » (3) est une pratique usuelle, et les meurtres motivés par la vengeance sont monnaie courante. Les hommes ont tendance à en venir aux armes au moindre désaccord. On dégaine rapidement la dague ou la célèbre épée suisse, qui sert à la fois d’arme de taille et d’estoc. Il règne un lourd climat de violence, dans lequel il est sans cesse question d’honneur à défendre. Les hommes des vallées âgés de 14 à 45 ans se rassemblent régulièrement pour aller servir et courir le butin, de leur propre chef, sans consigne politique. On appelle cela « faire le voyage ».

Entre autres horreurs associées à cette époque, on raconte que les Suisses avaient coutume d’astiquer leurs chaussures avec la graisse du ventre de leurs victimes. L’amputation à la hache des pieds de l’ennemi et les rites consistant à manger des cœurs humains ou à boire du sang sont des pratiques attestées. Et l’on dépouillait entièrement ceux qu’on abandonnait gisants, qu’ils soient morts ou seulement blessés et sans défense. En 1443, pendant ce qu’on a appelé l’Ancienne guerre de Zurich (4), on a reproché aux confédérés de tromper l’ennemi par leur tenue : « Ces indignes Suisses portaient deux sortes de croix : blanche derrière et rouge devant », cette dernière étant le signe de reconnaissance des soldats autrichiens. Le chroniqueur zurichois Felix Hemmerli décrit ce que les confédérés firent du maire Stüssi, « un combattant d’une force extraordinaire », « d’une très belle stature, incroyablement robuste, et surpassant tout le monde par sa taille exceptionnelle, comme le roi Saül ». Dupé par les fausses croix, il avait été fait prisonnier. « Et les Suisses lui arrachèrent le cœur de la poitrine alors qu’il respirait encore. Au mépris de toute humanité, ils se servirent de sa graisse, comme ils auraient fait de celle d’un cochon, pour frotter leurs jambières et leurs chausses. »

 

La banque, fille du mercenariat

 

Ces histoires, vraies ou fausses, confortèrent la réputation terrifiante des soldats suisses. On parlait en outre de « frénésie guerrière » pour désigner l’euphorie que suscitait chez eux l’aventure militaire. Mais le premier motif de ces « expéditions » sauvages était autre : il s’agissait d’abord d’amasser du butin. Pas étonnant, dès lors, que le pays ait manqué de bras aux alentours de 1500. Le marché du travail obéit en effet à quelques lois élémentaires. Vers 1550, un simple soldat suisse gagnait jusqu’à 18 livres par mois contre la moitié seulement pour un paysan de Zurich. Avec 1 livre, on pouvait à l’époque acquérir environ un quart de muid (ancienne mesure) de blé, c’est-à-dire environ dix kilos. Ce n’est qu’aux environs de 1700 que les revenus mensuels des hommes restés en Suisse commencèrent à se rapprocher de ceux des soldats. Il faudrait creuser la question de savoir si les jeunes, en rapportant des fortunes, augmentaient aussi leurs chances de faire un beau mariage. L’historien bâlois Werner Meyer estime que, « jusqu’à la Réforme, le revenu national provenait en grande partie des “expéditions”, c’est-à-dire de la solde des mercenaires mais également des pillages ».

Environ 1 million et demi de soldats suisses firent la guerre à l’étranger. Il faut rapporter ce chiffre à la population : en 1500, le territoire comptait 600 000 hommes, et vers 1800, environ 1,6 million. Seuls les Irlandais – proportionnellement à leur population – s’engagèrent aussi massivement : en 1691, il y avait dix divisions irlandaises dans l’armée du roi de France, environ 18 300 hommes. Les Suisses ont combattu pour la France, la Hollande, l’Espagne, l’Autriche, la Pologne, l’Angleterre, l’Allemagne du Sud, le Canada, Venise, le Piémont-Sardaigne, Naples, ou encore la Sicile. Ils se sont aussi illustrés sur certains théâtres d’opérations plus exotiques, comme l’Égypte ou l’Inde, sous le commandement britannique, quand ce n’était pas en pleine mer dans le cas de la bataille de Lépante contre les Ottomans en 1571, à laquelle participèrent treize gardes suisses du Vatican.

Certains restaient soldats toute leur vie – le mercenariat seul donnait un sens à leur existence. Les armes, les cartes, les dés, le vin et les prostituées étaient leur unique horizon. Les apparitions dangereuses et fanfaronnes de ceux-là, dans des habits de guerre provocateurs et souvent obscènes – car soulignant la forme du sexe –, suscitaient à la fois le dégoût et l’admiration. Ils se donnaient des noms de guerre comme « Sans Pitié », « Casseur de Tête » ou encore « le Terrible ». D’autres revenaient chez eux sans argent, avec des dettes et affligés d’une maladie vénérienne, estropiés, devenus des brutes imbibées d’eau-de-vie, incapables d’entretenir des relations normales ou d’exercer un travail régulier. Le pasteur et statisticien zurichois Johann Heinrich Waser, contemporain de Voltaire et adversaire résolu du mercenariat, a rassemblé des données sur la question. Entre le XVe et le XVIIIe siècle, selon lui, 1,1 million de Suisses sont partis servir la France. Seuls 480 000 sont revenus, dont 160 000 invalides. 320 000 seulement étaient encore aptes à la vie civile. Le déficit démographique, pour la fédération, était considérable. Le mercenariat a ainsi façonné l’histoire sociale de la Suisse.

Les nombreuses années passées à l’étranger transformèrent aussi les mentalités. Ceux qui rentraient en bonne santé n’étaient plus les mêmes hommes. Ils revenaient avec de nouvelles connaissances, des manières plus raffinées, des outils sophistiqués, des compétences militaires, la maîtrise de langues étrangères, des recettes de cuisine, des plans pour se faire construire de prestigieuses demeures, et, surtout chez les officiers, de grosses fortunes. Des siècles de transferts culturels incessants ont ainsi profondément influencé la société tout entière. Le mercenariat a donc aussi façonné l’histoire culturelle du pays.

Il façonna même l’histoire des relations internationales : les traités conclus avec les puissances étrangères comportaient souvent une clause garantissant que les troupes suisses pouvaient être rappelées à tout moment pour servir leur propre pays (5). Il était donc dans l’intérêt des États européens de tenir les confédérés en dehors des conflits, pour ne pas s’affaiblir elles-mêmes militairement. Ainsi s’explique la proverbiale « chance suisse ».

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C’est dans ce contexte que s’est développée une autre spécialité nationale : des banques, à Genève et à Saint-Gall, se sont créées, qui prêtaient de l’argent aux puissances étrangères en quête de fonds pour mener leurs guerres, et permettaient aux soldats suisses de retour de toucher leur solde. Par des chemins complexes, le mercenariat a ainsi favorisé l’émergence de cette pensée à la fois utilitariste et neutraliste propre au pays. Les privilèges de commerce et d’installation négociés dans les traités avec la France en découlaient également. Les Suisses pouvaient s’y établir, y acquérir des propriétés et en disposer librement sans avoir à acquitter le moindre impôt. Ces privilèges seront maintenus jusqu’à la Révolution française. D’une manière générale, les cantons confédérés faisaient payer chèrement aux puissances européennes la possibilité d’enrôler des soldats suisses. Les montants versés représentaient de 15 à 100 % de leur budget annuel.

 

Un système de sécurité sophistiqué

 

Sans le « service étranger », la Suisse ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Ce demi-millénaire passé à la solde des États du continent s’est révélé déterminant. Le mercenariat était une sale entreprise. Les ravages furent considérables. Et c’est grâce aux fonds affluant de l’étranger que les structures politiques et les hiérarchies sociales restèrent intactes dans les cantons catholiques jusqu’à la fondation de l’État fédéral en 1848. Les familles qui investissaient dans la guerre constituaient l’élite. C’est ainsi qu’elles parvinrent à assurer la pérennité du système de l’« entreprise militaire » et à perpétuer longtemps l’oligarchie.

Mais il ne fait aucun doute que le mercenariat a aussi permis aux confédérés d’éviter bien des déboires. Les cours européennes qui utilisaient les troupes suisses étaient tenues par les traités d’épargner la Confédération. Ce système de sécurité sophistiqué, qui dépassait de beaucoup la question suisse, amena les puissances étrangères à contenir leurs velléités d’agression. S’il n’y avait eu le mercenariat, peut-être la Suisse n’existerait-elle plus. Peut-être aurait-elle été la proie de l’avidité de ses voisins. Peut-être aurait-elle été démantelée lors du congrès de Vienne en 1814, qui dessina les contours de l’Europe postnapoléonienne. Peut-être les Suisses se seraient-ils entre-déchirés : les savoirs acquis grâce à l’expérience étrangère ont permis au pays de survivre à la guerre civile de 1847 entre les troupes confédérales et l’armée levée par les cantons conservateurs à majorité catholique. Dans l’époque incroyablement troublée qui entoura la naissance de l’État fédéral en 1848, les compétences diplomatiques acquises en France, l’adoption d’une conduite plus respectueuse envers les vaincus, l’idée d’un État transparent et démocratique, la croyance en l’efficacité du règlement pacifique des conflits, ou encore la tactique de la désescalade militaire ont évité bien des malheurs.

 

Cet article est extrait du livre de Jost Auf der Maur Söldner für Europa. Il est paru dans Die Zeit le 3 janvier 2012 et a été traduit par Dorothée Benhamou.

 

Notes

1| Selon le Dictionnaire historique de la Suisse, le service étranger englobe le mercenariat, où des mercenaires sont fournis à un prince par un chef de guerre agissant pour son propre compte, et le service capitulé, réglé par des accords ou « capitulations » passés entre États.

2| Référence au système dit de l’entreprise militaire : les cantons suisses traitaient avec les monarques et avec les chefs de bande de mercenaires, et encaissaient une partie des bénéfices.

3| La « faide » est une forme de vendetta pratiquée par certains peuples d’origine germanique.

4| L’Ancienne guerre de Zurich opposa le canton de Zurich (allié à l’Autriche des Habsbourg) aux sept autres cantons de la Confédération.

5| Il s’agit des « capitulations » qui réglaient le mercenariat entre États ou autorités politiques (les troupes sont alors dites « capitulées » ou « avouées », au contraire des bandes de mercenaires agissant pour un chef de guerre privé).

LE LIVRE
LE LIVRE

Les soldats de l’Europe de Jost auf der Maur, Echtzeit Verlag, 2011

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