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Les conseils cyniques de Jack London aux écrivains


Ce lundi marque le centième anniversaire de la mort de Jack London. L’écrivain américain, que rien ne prédestinait à la gloire par la plume, est mort jeune et pétri de contradictions. Aventurier et self made-man, il décrit, dans Writer, dont Books a publié un extrait en janvier, un métier d’écrivain loin de l’image romantique qu’ont pu laisser ses romans. Les maîtres mots en sont le travail, rien que le travail, toujours le travail, mais aussi l’ambition et surtout une bonne dose de cynisme.

« La chance de l’écrivain inconnu » peut se discuter ad nauseam, mais il subsistera cependant un fait désagréable, c’est qu’il n’a pas la chance de l’écrivain connu. Il connaît bien le problème : entre ce dernier et lui, les chances ne sont pas égales. Tout magazine de premier ordre est submergé par une copie dont il ne peut pas utiliser la dixième partie ; et il rejettera l’œuvre d’un inconnu qui possède une valeur, disons, de deux, et pour laquelle il aurait à payer, disons, un, et il acceptera à la place l’œuvre de quelqu’un de connu ayant une valeur de un, pour laquelle il paiera un prix de dix.

Ce n’est pas une hypothèse mais une affirmation fondée sur une amère expérience de l’opportunisme pratiqué par les magazines. Il n’existe pas sur le marché de magazines utopiques ; ni d’autres conçus uniquement dans l’intérêt des écrivains. En dernière analyse, le commercialisme est la base sur laquelle ils fonctionnent tous. À l’occasion, un rédacteur en chef occupant une position éminente peut laisser son bon cœur transgresser ses principes d’homme d’affaires et il donnera un coup de main à un inconnu qui lutte dur. Mais un tel geste constitue une faute, et il n’est rendu possible que par la fonction décisive occupée par son auteur. Qu’il prenne l’habitude d’agir ainsi et son magazine ira à la faillite, il devra chercher un nouveau sanctuaire et, ce qui est pire que tout (pour la classe des écrivains), il sera privé du pouvoir de tendre à l’occasion une main secourable. Bref, le rédacteur en chef d’un magazine doit toujours penser en premier lieu aux annonceurs et au public, il doit obéir aux représentants du service commercial et rester sourd, bien souvent, aux élans de son cœur. Les affaires sont les affaires.

Mais cela n’est que justice. Tout écrivain connu a été jadis un inconnu, qui se débattait pour se faire remarquer sur des listes bourrées de noms, en besognant tôt le matin et tard le soir, et sans cesse, pour essayer de faire entendre une faible voix au milieu des clameurs et d’obtenir une audience. Et finalement, en suivant un chemin qui n’était en rien un chemin de velours et de badinage, ayant réussi à se faire un nom, il est juste qu’il bénéficie des avantages de la situation, c’est-à-dire : l’accès aux périodiques et aux maisons d’édition de premier ordre, le privilège de continuer à se faire lire par le public qu’il s’est constitué par ses efforts. Il a réuni une clientèle ; qu’il la conserve. Si d’autres concurrents (les inconnus) essaient de l’évincer, il leur faut s’attendre à rencontrer les obstacles qu’il a déjà surmontés. Aucun rédacteur en chef n’a aplani le chemin devant lui ; les rédacteurs en chef commettraient donc une injustice s’ils facilitaient les choses à leurs rivaux nouveaux venus. S’il n’était pas garanti contre eux dans la situation à laquelle il est parvenu, à quoi cela aurait-il servi de lutter ? Et de plus, de quel stimulant disposeraient alors les inconnus ? Si « avoir un nom » ne sert à rien, à quoi bon lutter ? Qu’ils laissent son public à lui tranquille et qu’ils en rassemblent un autre pour eux.

Un nom est un atout à posséder pour un écrivain ; et se faire un nom, c’est une ambition qui prime chez tout inconnu normal au seuil de sa carrière. Le mot « normal » est employé à bon escient. Qu’il soit matérialiste ou idéaliste, aucun écrivain normal n’est insensible aux avantages attachés à sa possession. À l’un, il donnera un point de vue plus large et des occasions de récolter de l’argent. À l’autre, un public plus vaste et une tribune plus prestigieuse. L’individu ne manifestant pas de désir pour les félicités de l’existence que l’or permet d’acquérir, ni l’envie de dire tout bas ou de crier d’utiles messages à un monde fatigué, est anormal. C’est un égoïste. Il chanterait ses chants à sa propre oreille, danserait nu pour son propre plaisir. Il n’y a pas de place pour lui dans le monde ; et il ne conservera pas celle qu’il occupait à sa naissance. La sélection naturelle y mettra bon ordre, ne serait-ce qu’à la troisième ou quatrième génération. De plus ce personnage anormal, inconsistant, et parfaitement absurde, encombre la poste de ses productions et cherche à être publié avec une avidité dévorante. Attitude illogique, mais reprochez-la-lui et il aura l’audace de se défendre lui-même. C’est un sophiste et un dégénéré, et, s’il persiste dans son iniquité, il périra sans postérité ou, au mieux, avec une descendance faible et maladive.

Mais considérons l’écrivain normal, le nouveau venu, l’inconnu. Comment peut-il se faire un nom ? Il existe différents moyens, mais en laissant les choses se décanter et en résumant, on en trouvera seulement deux : en écrivant un livre à succès ou populaire, ou grâce à un excellent travail pour un magazine. Que le faible et l’hésitant n’essaient pas. Mais ceux qui ont un cœur de lion, ah ! ceux-là, qu’ils avancent, qu’ils foncent, comme seuls peuvent le faire ceux qui sont de bonne race : « Childe Harold est venu à la tour sombre ! »

On peut beaucoup dire en faveur d’une tentative d’écrire un livre à succès. On peut dire beaucoup contre le fait de se l’imposer. D’abord, on doit avoir en soi les possibilités d’écrire un livre à succès. Ayant établi cette prémisse de qualité, ou croyant l’avoir établie, qu’il s’y mette. Quant à la quantité, il n’est pas nécessaire de travailler dur. Bien que beaucoup de livres soient plus courts et un petit nombre plus longs, la longueur d’un livre moderne de fiction s’échelonne entre cinquante mille et quatre-vingt mille mots — disons soixante mille pour nous en tenir à une bonne moyenne. Qu’il écrive mille mots par jour ; mais il faut que ce soient de bons mots, absolument les meilleurs qu’il puisse trouver en lui. S’il en écrit davantage, il y a beaucoup de chances pour qu’ils fassent baisser la qualité de son œuvre jusqu’au deuxième ou troisième rang des meilleurs. Mille mots par jour, c’est une vitesse remarquable — du moment que l’écrivain est satisfait de chaque millier de mots à mesure qu’il les sort. En quatre-vingt-dix jours, il aura travaillé sur soixante mille mots et fainéanté sur trente, et son volume sera achevé. C’est un succès, comme c’est facile, comme c’est éblouissant ! Son nom est devenu un Sésame ouvre-toi ; en un instant, il a émergé du troupeau suffocant. Ah ! quel éblouissement ! Il a distancé tous ceux qui essayaient d’écrire seulement soixante mille mots avant même qu’ils aient commencé. Ceux-là ont peut-être des possibilités, mais d’une façon ou d’une autre ils ne parviennent pas à les réaliser. Ils voudront écrire un classique ou le grand roman américain alors qu’ils devraient piocher dans les pages jaunies de leur rhétorique, pour cultiver l’art de la sélection ou polir l’art tout proche de l’expression. Voilà la recette du succès, retenir la substance et transformer le potentiel en cinétique. C’est tout. Quand le truc est trouvé, le nom est assuré.

Cependant notre novice, qui possède un potentiel et un cœur de lion, n’a pas réussi à opérer cette transformation. Qu’il déclare une trêve de trente jours, qu’il emploie ce temps à récupérer, à étudier, à incuber, à dresser un plan, à méditer sur ses propres faiblesses, à se mesurer avec ceux qui portent la marque de l’approbation du monde. Puis il s’y remet, soixante jours de travail et trente de flânerie (ces derniers intercalés avec les premiers si le cœur lui en dit), et voici un second volume prêt pour le test. Un échec ? Bon. Il a un cœur de lion ; il a du potentiel ; il a seulement besoin d’être effleuré par Midas pour obtenir sa transmutation. Une autre trêve de trente jours ; un autre effort de création de quatre-vingt-dix jours ; un troisième volume ; et il peut alors se reposer un mois, et après avoir accompli tout cela, il a dépensé seulement un an de sa vie. Ce n’est pas un dur travail. Un poseur de briques aura travaillé des heures plus longues et plus dures tandis que lui… eh bien, pendant ce temps il s’est élevé trois fois pour avoir un siège avec les immortels.

Et si la défaite était son lot ! Qu’il travaille deux ans, trois ans — après tout, il devrait travailler pendant cinq ans pour apprendre un métier manuel, et en cinq ans il peut prendre quinze envolées vers le renom et l’immortalité. Avoir un nom, cela signifie avoir une situation, la liberté, la vie ! Quant à l’immortalité, qui peut la mesurer ?

Un excellent travail de magazine, comme moyen d’atteindre un but élevé, c’est plus lent, plus décourageant, peut-être, et plus dur. Mais c’est une école de formation, et c’est plus sûr. Chaque effort accompli est un exercice écrit destiné au rédacteur en chef qui incarne le professeur. Chaque texte accepté est un témoignage de satisfaction et ils s’additionnent les uns aux autres jusqu’à ce que la somme atteinte représente un diplôme de fin d’études. Ce diplôme est le nom qui vous donne la possibilité d’avoir l’oreille de l’éditeur et du public et à votre disposition, leur bourse. Mais le chemin est creusé de précipices et, ce qui rend le voyage plus hasardeux, c’est qu’on ne peut pas toujours les éviter. Lorsque le génie plane, il meurt de faim. Pour satisfaire aux besoins alimentaires, l’aspirant doit souvent tourner sa plume vers des travaux moins reluisants. Si son âme est ferme et son esprit clair, cela ne lui fera pas nécessairement du mal. Qu’il revête son ambition d’un cilice et tout ira bien pour lui. Mais si, tandis qu’il est toujours tourné vers un autre travail, il s’aperçoit que son ambition a cessé de lui faire mal, qu’il se lève au milieu de la nuit et qu’il fuie la destruction qui le menace. Qu’il fasse aussi les frais d’un cilice neuf aux crins plus durs, qui ne lui laisse pas un instant de répit. L’ivrogne invétéré n’offre pas un spectacle agréable ; mais le folliculaire confirmé donne le spectacle le plus mélancolique — le spectre balbutiant de celui qui fut jadis un homme robuste ; tandis que la médiocrité lucrative donne l’image en ces temps présents de ce qu’étaient dans l’Antiquité ces pourceaux vautrés dans la fange qui avaient été les braves compagnons d’Ulysse.

Sachant distinguer le bien du mal, nous devons supposer que notre jeune homme au cœur de lion peut sortir sain et sauf de ces dangers divers. Une œuvre excellente, c’est tout ce qui se dresse entre lui et le nom, mais ô combien excellente elle doit être ! Les journaux agricoles ou de la maison, les magazines de deuxième et troisième catégories, et toutes sortes de périodiques intermittents recevront son travail de deuxième et troisième catégories ; mais c’est vers les magazines de premier ordre que son ambition doit l’attirer pour trouver un vrai public ; et il s’aperçoit que c’est une tâche presque sans espoir et à décourager tout autre cœur que le sien, qui est solide. De telles publications sont riches. Elles peuvent s’offrir ce qu’il y a de mieux — en jugeant d’un point de vue commercial — et les chefs du département commercial demandent qu’on achète ce qu’il y a de mieux. Le système des « stars » de la scène ou de l’écran connaît une vogue égale chez les responsables des publications. Là se trouvent les chevaliers, vrais et éprouvés, qui ont depuis longtemps reçu l’accolade du monde. L’inconnu doit entrer en compétition avec eux, mais sur le plan de la plus parfaite inégalité. Que se passera-t-il s’il fait aussi bien qu’eux ? Le département commercial dira non.

Un nom recouvre une certaine valeur intrinsèque. Mais à son œuvre, quel nom peuvent-ils accrocher ? Fi donc ! Stupidité ! Voyons, il y a une armée de sans nom capables de faire aussi bien que celui qui en a un. Ce n’est pas ce qu’on demande. Ils veulent davantage, un travail dépassant celui que fournissent les gens qui ont un nom.

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Absolument invraisemblable ! Absolument impossible ! Ah ! mais voilà le problème. Notre inconnu doit accomplir l’impossible ; c’est seulement ainsi qu’il deviendra connu. L’impossible ? Précisément. Il n’est pas de grand homme qui ne puisse accomplir l’impossible. Tel est le secret de la grandeur. Voilà ce que doit faire l’inconnu, et il le fera. Notez bien cela — il le fera. Sinon il est un faible et un hésitant, déguisé en homme au cœur de lion, et nous avons accordé notre confiance à une ombre.

Non seulement il doit accomplir l’impossible, mais il doit continuer de le faire. Ayant choisi d’imposer son nom par cette filière plutôt que par le coup d’éclat d’un livre à succès, il doit continuer dans cette voie. Sa première réalisation impossible risque fort de tomber à plat. Le plus probable est qu’on n’y fera guère attention. Les critiques, se déplaçant sur leurs glissières bien graissées, le remarqueront à peine. Bien des gens ne sont capables de faire l’impossible qu’une fois. Les critiques le savent. Ils garderont le silence ; mais gardez cela présent à l’esprit, ils se souviendront de lui. Qu’il continue à réaliser l’impossible et ils prendront confiance en lui — et aussi ces arbitres du succès, les rédacteurs en chef. Ils sont toujours à l’affût des génies naissants. Ils ont été trompés trop souvent. Ils ne se presseront pas, mais ils garderont un œil sur lui, et soudain, un jour, comme l’éclair illuminant un ciel serein, ils fondront sur lui et l’emporteront sur l’Olympe. Alors il aura un nom, du prestige, il sera Quelqu’un. Le piédestal sur lequel il est juché aura été construit, brique par brique, lentement, fastidieusement, et au prix d’un grand travail ; mais la fondation sera profonde et sûre, la maçonnerie honnête. Il peut se précipiter au bas de sa perche, mais il ne s’écrasera jamais en dessous. La perche subsistera bien qu’il soit, lui, oublié.

Ainsi donc, deux chemins mènent au succès : en écrivant un livre à succès ou populaire, ou grâce à un excellent travail de magazine. L’un est plus brillant ; l’autre plus sûr. Certains sont plus doués pour le premier, d’autres pour le second. Une minorité de favorisés est capable de réussir l’un aussi bien que l’autre. Mais il n’est permis à personne de se classer avant d’avoir essayé. Oui, avant d’avoir essayé, essayé, un grand nombre de fois. Il ne suffit pas de le demander pour être couronné de lauriers et la terre n’est un héritage pour personne sauf pour les fils du labeur.

 

— Ce texte de Jack London est initialement paru dans Writer en décembre 1900 sous le titre « The Question of a Name » . — Il a été traduit par Francis Lacassin et Jacques Parsons.

 

LE LIVRE
LE LIVRE

Profession écrivain de Jack London, Les Belles Lettres, 2016

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