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De l’art d’abdiquer


Le Japon se prépare à l’abdication de l’empereur Akihito, 83 ans. Le gouvernement a validé un projet de loi en ce sens cette semaine. La transition s’annonce d’autant plus douce que le souverain ne joue qu’un rôle symbolique. Mais il n’est pas toujours facile pour un monarque de prendre volontairement sa retraite comme le souligne Jules Lemaître dans ce chapitre des Rois. Ses sujets ont toujours leur mot à dire.

 

Christian XVI allait chaque jour s’affaiblissant. Toutefois, il avait tenu à revêtir, pour la cérémonie de l’abdication, son uniforme militaire. Mais, le trône étant trop incommode et trop dur, on avait dû installer le roi, au bas de l’estrade, dans son fauteuil roulant d’infirme.

La régente entra la première, tenant par la main le petit Wilhelm, fier de son costume de colonel de la garde.

— Sire, dit-elle, bénissez votre petit-fils.

Le vieillard posa sa lourde main noueuse sur cette grosse tête d’enfant chétif :

— Petit enfant, petit roi venu si tard, que Dieu te donne l’esprit de foi, de force, de justice et de prudence ! Qu’il te fasse toujours connaître la vérité ! Et puisses-tu être moins troublé et plus heureux que ton père !

Quand la cour, en grand deuil, se fut rangée des deux côtés de l’estrade, le roi Christian, d’une pâleur de cire, sa barbe blanche étalée sur sa tunique et cachant à moitié le grand cordon de l’Aigle-Bleu, dit, d’une voix édentée et chevrotante :

— Monsieur le grand chancelier, veuillez donner lecture de notre acte d’abdication et de celui par lequel nous instituons Son Altesse royale la princesse de Marbourg régente du royaume.

Le grand chancelier, comte de Moellnitz, debout devant une table carrée couverte d’un tapis de pourpre à crépines d’or–la table royale des mélodrames historiques–déroula un parchemin d’où pendait un sceau rouge plus large qu’une hostie, et, scandant les phrases d’un hochement de sa petite tête d’oiseau déplumé, il lut avec une lenteur et des intonations d’archevêque officiant :

« Nous, Christian XVI, par la grâce de Dieu, roi d’Alfanie, à tous présents et à venir, salut.

« Considérant… »

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Une rumeur venue du dehors couvrit sa voix. Le roi avait voulu, ce jour-là, qu’on laissât à ses sujets une certaine liberté dans la rue et qu’on leur ouvrît même ses jardins, comptant que le souvenir des deux meurtres tragiques et l’âge tendre du petit roi orphelin toucheraient l’âme enfantine du peuple. La foule s’était donc amassée sous les fenêtres de la salle du trône, simplement curieuse d’abord et incertaine de ses propres sentiments. Mais des gens s’étaient glissés à travers les groupes, semant des propos ; des mains furtives avaient distribué des feuilles qui démontraient l’injustice de la condamnation à mort prononcée, la veille, contre Audotia Latanief, l’odieux des accusations portées contre tout le parti socialiste et l’insolence du décret qui confiait la régence à la plus impopulaire des princesses… Et, maintenant, un souffle d’émeute grondait aux pieds du palais.

Moellnitz interrompit sa lecture. La clameur croissait, confuse et menaçante.

— Montrez-vous, madame, dit le roi à Wilhelmine.

Un huissier ouvrit une fenêtre, et la princesse s’avança sur le balcon.

La clameur s’engouffra, plus forte et plus distincte, dans la salle du trône. Des cris se détachèrent :

— A bas la régente !

Wilhelmine, la tête haute, demeurait immobile sous ses voiles noirs.

Alors Christian XVI se fit rouler, dans son fauteuil de mourant, auprès de la princesse.

Le peuple se tut en voyant le vieux souverain. Ce fut un vaste silence glacé, fait de respect sans amour.

Brusquement, la princesse rentra dans la salle ; elle alla prendre le petit Wilhelm, qui tremblait de tous ses membres et balbutiait : « Maman, j’ai peur, » souleva l’enfant dans ses bras et le présenta au peuple.

Il y eut dans la foule quelques secondes d’indécision, de rumeur hésitante et vague. Puis on entendit nettement une voix de femme qui disait :

— Il est gentil.

Une autre voix cria :

— Vive le roi !

Le cri se propagea, et ce fut bientôt une clameur unanime :

— Vive le roi ! Vive le roi !

Le grand chancelier, comte de Moellnitz, se pencha vers le ministre Hellborn, redevenu son meilleur ami :

— Oh ! parfait !… Nous le ferons voir au peuple de temps en temps.

— Pauvre petit ! dit Hellborn. Ils ont pitié de lui. Combien cela durera-t-il ?

LE LIVRE
LE LIVRE

Les Rois de Jules Lemaître, Calmann Levy, 1893

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