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Des trésors plein les yeux


Le trésor enfoui, Jean Tissot.

Une équipe d’archéologues a découvert 2 000 pièces médiévales et des objets en or en creusant sur le site de l’abbaye de Cluny. Au-delà de l’apport scientifique, c’est l’excitation de la découverte, le concept même de trésor qui retient toute l’attention. Face à un coffre, ou dans ce cas précis à un sac rescapé du fond des âges, nous redevenons tous des enfants à l’image de Tom Sawyer dans ce délicieux extrait de Mark Twain.

 

Il y a, dans l’existence de tout jeune Américain bien constitué, un moment où il éprouve une envie irrésistible de déterrer un trésor. Cette heure psychologique sonna un beau jour pour Tom. Il parcourut la ville à la recherche de Joe Harper sans parvenir à le rencontrer. Il se rendit alors chez Ben Rogers ; mais Ben ne voulut pas renoncer à une partie de pêche projetée la veille. Huck Finn lui tomba sous la main et il résolut, faute de mieux, de prendre pour collaborateur son ex-lieutenant. Huck ne se fit pas prier. Il ne refusait jamais de s’embarquer dans une entreprise qui n’exigeait aucun capital ; ses loisirs lui pesaient, et pour lui le temps n’était pas de l’argent.

— Je ne demande pas mieux que de déterrer un trésor, dit-il. Où creuserons-nous ? demanda-t-il.

— N’importe où, répliqua Tom.

— Est-ce qu’il y a des trésors partout ?

— Non, ma foi ! On les cache souvent dans de drôles d’endroits, Huck — quelquefois dans une île déserte ; quelquefois dans une caisse que l’on enterre sous un arbre, juste à la place où l’ombre d’une branche morte tombe à minuit ; quelquefois sous le plancher d’une maison hantée — c’est plus sûr, parce que beaucoup de gens ont peur d’entrer dans ces maisons-là.

— Qui est-ce qui cache le trésor ?

— Les voleurs, parbleu !

— Ils ne viennent donc pas le reprendre ? — Si. Seulement ils ne se rappellent plus les marques qu’ils ont faites. Un beau matin, quelqu’un ramasse un bout de papier qui donne le moyen de retrouver les marques, et alors il n’y a plus qu’à creuser.

— As-tu un de ces papiers, Tom ?

— Non ; je voudrais bien en avoir un.

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— Sans les marques, nous ne trouverons jamais la cachette.

— Je n’ai pas besoin des marques. Ils cachent toujours leur trésor sous le parquet d’une maison hantée, ou dans une île, ou sous une branche morte. Nous avons déjà fouillé un peu dans l’île Jackson et nous recommencerons un de ces jours. En attendant, il y a une vieille maison hantée près de l’ancienne brasserie et je connais des tas d’arbres avec une branche morte qui a l’air d’un bras noir.

— Est-ce qu’il y a un trésor sous tous ces arbres-là ?

— Mais non ! mais non ! Voilà une bête de question !

— Alors comment saurons-nous quel arbre choisir ?

— Nous chercherons sous tous.

— Ça prendra du temps.

— Eh bien, après ? Si tu tombes sur un coffre plein de perles et de diamants ou sur un pot de grès rempli de dollars, tu ne te plaindras pas de ta peine, je crois.

Le visage de Huck s’anima d’une façon inusitée.

— Je me contenterai des dollars, dit-il ; je me moque des perles. Mais où creuserons-nous d’abord ?

— Si nous commencions par le grand arbre qui se trouve sur la colline, presque au bord du bois ? Il n’a qu’une seule branche morte, de sorte que nous ne risquons pas de nous tromper.

— Ça va !

Après s’être procuré aux dépens de tante Polly une pioche et une pelle, ils se mirent en route pour leur promenade de trois milles. Ils arrivèrent au but tout essoufflés et s’assirent à l’ombre d’un orme. — Quand nous aurons trouvé le trésor, que feras-tu de ta part ? demanda Tom.

— Je mangerai chaque jour un bon morceau de gigot et je boirai un verre de limonade gazeuse, répliqua Huck. J’en ai bu une fois, et c’est joliment bon. J’irai tous les soirs au cirque. Je m’amuserai, je t’en réponds.

— Et tu ne mettras rien de côté ?

— Pour quoi faire ?

— Pour avoir de quoi t’amuser plus tard.

— Ça ne me servirait à rien. Si je ne me dépêchais pas, mon père saurait bien vite que j’ai de l’argent et il reviendrait me le prendre. Que feras-tu de ta part, toi ?

— J’achèterai un tambour et un vrai sabre et un grand chien, et je me marierai.

— Te marier ! Par exemple ! Ne donne donc pas dans cette bêtise-là.

— C’est une affaire arrangée.

— Tant pis. Je te croyais plus de bon sens. Vois mon père et ma mère — ils se battaient du matin au soir.

— On ne se bat pas toujours quand on se marie. Ma femme ne se battra avec personne.

— Tom, elles se ressemblent toutes. Ta tante Polly n’est pas méchante et elle te bat.

— Parce qu’elle est plus vieille que moi ; ce n’est pas la même chose.

— C’est égal ; à ta place, j’y regarderais à deux fois. Comment s’appelle-t-elle ?

— Je te le dirai plus tard. Qu’est-ce que cela te fait ?

— Vois-tu, si tu te maries, je serai plus seul que jamais.

— Pas du tout. Tu viendras demeurer avec nous. À présent, à l’ouvrage.

Ils se mirent à l’œuvre. Après avoir creusé et transpiré pendant une demi-heure sous la branche qui avait l’air d’un bras noir, ils n’avaient rien découvert. Une seconde demi-heure de travail ne donna pas un meilleur résultat.

— Est-ce qu’ils enterrent toujours leur trésor aussi bas ? demanda Huck, qui, sauf sur la question du mariage, se fiait à l’expérience de son ami.

— Pas toujours. Je commence à croire que nous n’avons pas essayé au bon endroit.

Ils tracèrent une nouvelle ligne et recommencèrent leurs fouilles. La fatigue les empêcha de travailler avec la même ardeur qu’au début ; ils creusèrent néanmoins un trou d’une dimension respectable. Enfin Huck se reposa sur sa pelle, essuya avec sa manche la sueur qui perlait sur son front, et dit :

— Où chercherons-nous un autre trésor après avoir déterré celui-ci ? — Je crois que nous ferons bien d’essayer le vieux chêne de la colline de Cardiff, derrière la maison de la veuve.

— Oui, l’endroit me paraît bon ; mais la veuve réclamera sa part de la trouvaille. Le terrain est à elle.

— Allons donc ! Un trésor caché appartient à celui qui le trouve, j’ai lu ça dans un livre. Personne n’a rien à y voir.

Encouragé par cette réponse, Huck reprit son outil ; bientôt, comme la jarre et le coffre attendus n’apparaissaient pas, il s’écria :

— Nous nous trompons encore d’endroit ; qu’en penses-tu ?

— Je n’y comprends rien. Ce sont peut-être les fées qui nous contrarient.

— Pas probable, Tom. Les fées ne peuvent pas tracasser le monde en plein jour.

— Tu as raison, je n’y songeais pas. Bon ! je sais à quoi cela tient. Nigauds que nous sommes ! Pour savoir où l’on doit creuser, la première chose à faire, c’est de marquer l’endroit où l’ombre de la branche morte tombe à minuit.

— À minuit ! s’écria Huck.

— Oui, à minuit, répéta Tom. Il va falloir revenir ce soir. Si quelqu’un voyait ces trous, on devinerait tout de suite qu’il y a un trésor sous l’arbre et nous serions volés.

Le même soir ils se trouvèrent de nouveau sur le lieu de leurs fouilles. Ils s’assirent sous un chêne pour attendre le lever de la lune. L’endroit était solitaire et d’anciennes traditions rendaient l’heure solennelle — l’heure où les esprits mêlent le murmure de leur voix indistincte au bruissement des feuilles, où des fantômes se tiennent blottis dans tous les coins sombres. Un chien de garde poussa dans le lointain un aboiement lugubre auquel un hibou répondit par son cri sépulcral. Nos chercheurs de trésor, impressionnés par le souvenir de leur visite au cimetière, ne semblaient guère disposés à causer. À l’heure voulue, ils marquèrent avec soin la ligne que l’ombre de la branche traçait sur le sol et commencèrent à creuser. Cette fois la réussite leur paraissait certaine. Plus ils travaillaient, plus l’intérêt qu’ils prenaient à leur tâche augmentait. Le trou avait déjà atteint une assez grande profondeur. Chaque fois qu’un obstacle faisait résonner la pioche, leur cœur battait plus fort ; mais chaque fois ils éprouvaient une nouvelle déception : l’obstacle n’était qu’une pierre. À la longue Tom se découragea.

— Ce n’est pas la peine de nous éreinter, Huck, dit-il ; nous nous sommes encore trompés d’endroit.

— Impossible, Tom ; nous avons marqué l’ombre avec une corde.

— Oui, je le sais bien ; mais il y a autre chose.

— Quoi donc ?

— Nous n’avons fait que deviner l’heure ; cinq minutes trop tôt, cinq minutes trop tard suffisent pour tout gâter.

Huck laissa tomber sa pelle.

— C’est clair, dit-il. Nous pouvons renoncer à ce trésor-là ; nous ne saurons jamais l’heure au juste. D’ailleurs je me méfie. Les fées et les fantômes se promènent la nuit. Je me figure toujours qu’il y en a une derrière mon dos et je n’ose pas me retourner, parce qu’il y en a peut-être d’autres devant moi qui guettent une occasion.

— Je suis à peu près dans le même cas, Huck. Mais nous n’avons essayé qu’un arbre, et il ne fallait pas s’attendre â trouver le trésor sous la première branche venue. Enfin, il nous reste la maison hantée qui est au bas de la colline.

— Je n’aime pas trop les maisons hantées, répliqua Huck, surtout celle-là, près de laquelle personne n’ose passer, même en plein jour. Pourquoi évite-t-on de flâner par là ?

— Tout bonnement parce que personne ne tient à s’approcher d’un endroit où quelqu’un a été assassiné. On n’a jamais vu un revenant autour de cette maison — rien qu’un feu follet qui s’envolait par une des fenêtres.

— Justement ! Lorsqu’on voit une de ces lumières bleues gambader quelque part, on peut parier que le fantôme n’est pas loin. Ça va de soi, car il n’y a que les fantômes qui s’en servent.

— Je ne dis pas le contraire ; en tout cas, comme ils ne se montrent qu’à minuit, nous serions bien bêtes de nous effrayer en plein jour.

— Allons, je me risquerai ; mais rappelle-toi que je n’y vais pas de bon cœur.

Tout en courant, ils redescendaient la colline. Là, au milieu de la vallée, se dressait la maison hantée. Elle était complètement isolée ; les clôtures qui l’entouraient jadis avaient depuis longtemps disparu ; les mauvaises herbes couvraient jusqu’aux marches d’entrée ; la cheminée s’était écroulée ; les baies des croisées étaient vides et une partie de la toiture s’était effondrée. Les futurs explorateurs contemplèrent un instant l’édifice délabré, s’attendant presque à voir une lueur bleuâtre apparaître à chaque croisée ; puis, se parlant à voix basse, ils obliquèrent à droite et poursuivirent leur route à travers le bois qui couvrait, du côté de Saint-Pétersbourg, la colline de Cardiff.

LE LIVRE
LE LIVRE

Les Aventures de Tom Sawyer de Mark Twain, A. Hennuyer, 1884

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