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Entrez au ministère des Circonlocutions


Crédit : MRE Peru

En l’état actuel des choses, les négociations sur le climat sont vouées à l’échec : c’est Ségolène Royal, ministre de l’Ecologie, qui l’affirme. Selon elle, ni les méthodes, ni le temps onusiens ne sont à même de répondre à « l’urgence climatique ». Une mise en cause de la bureaucratie, à laquelle Charles Dickens a consacré tout un chapitre de La Petite Dorrit. A cet « art de ne rien faire », le romancier avait même désigné un ministère : celui des Circonlocutions.

 

Nous n’apprendrons rien à personne en disant que le ministère des Circonlocutions est le plus important des ministères. Tout le monde sait cela. Nulle affaire publique, de quelque nature qu’elle soit, ne peut, sous aucun prétexte, faire un pas sans le consentement du ministère des Circonlocutions. Il faut toujours qu’il mette la main à la pâte dans les affaires publiques, soit qu’il s’agisse d’une énorme brioche ou d’un petit gâteau. Il est également impossible de faire l’acte le plus légal ou de redresser le tort le plus évident sans la permission expresse du ministère des Circonlocutions. Si on découvre jamais une seconde conspiration des poudres (1), trente minutes avant l’heure fixée pour mettre le feu à la mèche, personne ne se croira autorisé à empêcher le Parlement de sauter, avant que le ministère des Circonlocutions ait nommé une vingtaine de commissions, expédié un boisseau de notes, plusieurs sacs de rapports officiels, et une correspondance peu grammaticale, mais assez volumineuse pour remplir un tombeau de famille.

Cette glorieuse administration a commencé à fonctionner dès que l’unique et sublime principe qui renferme, pour ainsi dire, tout l’art de gouverner un peuple, a été clairement révélé aux hommes d’État. Elle a été la première à étudier cette brillante révélation et à en appliquer la salutaire influence à tout l’engrenage des procédés officiels. S’agit-il de faire quelque chose, le ministère des Circonlocutions l’emporte sur toutes les administrations publiques dans l’art de reconnaître comment il faut s’y prendre… pour ne pas la faire.

Grâce à sa délicate intuition, grâce au tact avec lequel il met cette intuition à profit, grâce au génie qu’il déploie dans la pratique, le ministère des Circonlocutions est arrivé à éclipser toutes les autres administrations publiques ; et la situation publique s’est élevée jusqu’à… mais vous n’avez qu’à voir ce qu’elle est.

Il est vrai que l’art de ne pas faire les choses semble la principale étude et la grande affaire de toutes nos administrations publiques et de tous les hommes d’État qui entourent le ministère des Circonlocutions. Il est vrai que chaque nouveau président du conseil et chaque nouveau gouvernement qui arrivent au pouvoir, parce qu’ils ont soutenu qu’on aurait dû faire telle ou telle chose, ne sont pas plus tôt au pouvoir, qu’ils s’appliquent avec une vigueur incroyable à trouver le meilleur moyen de ne pas la faire. Il est vrai que les élections sont à peine terminées, que tous ces députés qui viennent de se démener comme des possédés sur les hustings (2), parce qu’on n’a pas fait telle ou telle chose, et qui ont sommé les amis de leur honorable adversaire de dire pourquoi on ne l’a pas faite, et qui ont affirmé qu’on doit la faire et qui se sont engagés à la faire faire ; il est vrai, dis-je, que chacun d’eux, une fois colloqué, se dépêche de rechercher les moyens de ne pas la faire. Il est vrai que les débats de la chambre des communes et de la chambre des lords, depuis le commencement jusqu’à la fin de chaque session, aboutissent invariablement à une discussion prolongée sur les moyens de ne pas la faire. Il est vrai qu’à l’ouverture de chacune de ces sessions, le discours du trône dit virtuellement : « Milords et Messieurs, vous avez une bonne dose de besogne à faire, et vous voudrez bien vous retirer chacun dans vos chambres respectives et disserter sur les meilleurs moyens de… ne pas la faire. » Il est vrai qu’à la fin de chacune de ces sessions, le discours du trône dit virtuellement : « Milords et Messieurs, vous venez de passer plusieurs mois pénibles à rechercher avec beaucoup de loyauté et de patriotisme les moyens de ne rien faire, et vous avez réussi ; et, après avoir demandé la bénédiction du ciel pour la prochaine récolte (naturelle et non politique, ne pas confondre), je vous invite à retourner dans vos foyers. » Tout cela est très vrai, j’en conviens, mais le ministère des Circonlocutions va beaucoup plus loin.

Car le ministère des Circonlocutions poursuit chaque jour sa morale mécanique, imprimant un mouvement perpétuel à ce tout-puissant rouage gouvernemental, grâce auquel on parvient à ne rien faire, à ne rien laisser faire. Car, dès qu’un fonctionnaire public est assez malavisé pour vouloir faire quelque chose et paraît, grâce à quelque accident incroyable, avoir la moindre chance d’y réussir, le ministère des Circonlocutions ne manque jamais de lui tomber dessus avec une note ou un rapport, ou une circulaire qui extermine du coup l’audacieux employé. C’est cet esprit d’aptitude universelle qui, petit à petit, a conduit le ministère des Circonlocutions à se mêler de tout. Mécaniciens, chimistes et physiciens, soldats, marins, pétitionnaires, auteurs de mémoires, gens ayant des griefs, gens voulant empêcher des griefs, redresseurs de torts, fripons, dupes, gens dont on refuse de récompenser le mérite, gens dont on refuse de punir l’incapacité ; tous sont enfouis pêle-mêle dans le ministère des Circonlocutions, sous des rames de papier tellière.

Une foule de gens se perdent dans le ministère des Circonlocutions. Des malheureux envers lesquels on a commis des injustices, ou qui arrivent chargés de projets pour le bien-être général (et ils feraient mieux de commencer par apporter des griefs tout faits, que d’employer cette recette britannique infaillible pour se créer de nouveaux sujets de plainte) ; qui, à force de temps et d’angoisses, ont traversé sains et saufs les autres administrations ; qui, d’après les règlements établis, ont été bousculés dans ce bureau-ci, éludés dans celui-là et évincés par cet autre, se voient enfin renvoyés au ministère des Circonlocutions pour ne plus reparaître jamais. Les commissions se rassemblent pour examiner la question, les secrétaires rédigent des minutes, les rapporteurs bredouillent, les ministres enregistrent, prennent des notes, paraphent, et on s’en tient là. En un mot, toutes les affaires du pays traversent le ministère des Circonlocutions, excepté celles qui n’en sortent jamais, et celles-là sont innombrables.

Parfois quelques esprits courroucés interpellent le ministre des Circonlocutions. Parfois des questions parlementaires, ou des motions ou des menaces de motions s’élèvent à ce sujet, émanées de démagogues assez vulgaires et assez ignorants pour soutenir que l’art de bien gouverner ne consiste pas à tout entraver. Alors quelque noble lord ou quelque très honorable gentleman, auquel est confié le soin de défendre le ministère des Circonlocutions, met dans sa poche une orange de discorde et transforme la chambre en un champ de bataille. Alors on le voit se lever en frappant la table d’une main indignée et combattre face à face l’honorable préopinant. Alors l’orateur ministériel se présente pour apprendre à l’honorable préopinant que l’administration des Circonlocutions, loin de mériter le plus léger blâme, est digne des plus grands éloges, et qu’on ne saurait lui en accorder assez ; que le ministère des Circonlocutions a toujours eu raison envers et contre tous, mais que jamais il n’a eu plus complètement raison qu’en cette occasion. Alors il affirme que l’honorable préopinant eût fait preuve de plus de goût, de plus de talent, de plus de raison, de plus de bons sens, de plus de… tous les lieux communs du dictionnaire… en laissant le ministère des Circonlocutions tranquille, et en n’ouvrant pas la bouche à ce sujet. Et enfin, l’œil fixé sur un souffleur diplomatique, appartenant au ministère des Circonlocutions et assis au-dessous de la barre de la chambre, il écrase l’honorable préopinant par le récit officiel de la manière dont les choses se sont passées. Il arrive toujours de deux choses l’une : ou bien le ministère n’a rien à dire pour sa défense et s’acquitte de cette tâche avec son habileté ordinaire, ou bien le noble orateur se trompe, pendant une moitié de son discours et oublie l’autre moitié ; mais cela n’empêche pas une majorité accommodante d’approuver la conduite du ministère des Circonlocutions.

Cette administration a fini par devenir une si admirable pépinière d’hommes d’État, que plusieurs lords, aux allures roides et imposantes, passent pour des prodiges surhumains dans la pratique des affaires, rien que pour avoir dirigé pendant quelque temps le ministère des Circonlocutions et s’y être exercés dans l’art de mettre partout et toujours des bâtons dans les roues. Quant aux prêtres et aux initiés inférieurs de ce temple politique, ledit système a eu pour résultat de les diviser en deux camps, jusqu’au dernier des garçons de bureau ; les uns regardent le ministère des Circonlocutions comme une institution divine qui a le droit absolu de tout entraver, tandis que les autres, affichant une incrédulité complète, le considèrent comme un abus flagrant.

Notes

(1) La conspiration des poudres est une tentative d’attentat contre le roi Jacques Ier Stuart menée par un groupe de catholiques anglais en 1605.

(2)Les hustings sont des événements (meetings, débats…) menés dans le cadre d’une campagne électorale.

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LE LIVRE
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La petite Dorrit de Charles Dickens, Gallimard, 1970

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