Tout bien réfléchi
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Erdogan-Gülen, le duel qui menace la Turquie


A la tribune de l’ONU mardi, le président turc Erdogan a mis en garde la communauté internationale contre « l’organisation terroriste » de Fethullah Gülen, et l’a appelée à passer à l’action. Il porte ainsi le duel avec son ancien allié à un niveau inégalé. Depuis 2013, les deux islamistes sont en guerre plus ou moins déclarée. Erdogan avance à découvert, tandis que Gülen ferait sentir son influence discrètement tout en s’en défendant. Cette lutte sans merci, sur fond de soupçons de coup d’Etat et de purges, menace la stabilité du pays, assurait déjà en 2014 Christophe de Bellaigue dans cet article de la New York Review of Books traduit par Books.

 

« Les deux pilotes d’un avion commencent à se battre dans le cockpit. L’un éjecte tous les membres de l’équipage qu’il croit proches de son rival ; l’autre hurle que le copilote n’est pas du tout un pilote, mais un voleur. On perd alors le contrôle de l’appareil, qui commence à tomber rapidement sous les yeux des passagers paniqués. »

Ainsi s’exprime le journaliste turc Can Dürdar dans un récent éditorial, et je ne vois pas meilleure image pour faire comprendre l’affrontement pervers, inutile, presque de caricature, qui s’est emparé de la Turquie depuis décembre 2013, et qui menace d’effacer toutes les avancées politiques et économiques de la dernière décennie. Les deux protagonistes sont le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, 60 ans, et un théologien turc, Fethullah Gülen, de treize ans son aîné. Erdogan est le leader du parti au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP), et il agit au cœur du tourbillon politique d’Ankara, la capitale. Gülen, le plus célèbre prédicateur et mentor moral du pays, vit reclus en Pennsylvanie, et serait en mauvaise santé (problèmes cardiaques). Gülen est le patron, distant mais incontesté, d’un empire fait d’écoles, d’entreprises et de réseaux de sympathisants. Erdogan voit dans ce même empire un « État parallèle » à celui que les électeurs l’ont chargé de gouverner, aussi a-t-il entrepris de l’éliminer. L’affrontement a commencé pour de bon en décembre 2013, avec des effets diablement destructeurs. De nombreux partisans de Gülen travaillent dans l’appareil d’Etat, où ils détenaient beaucoup de pouvoir. à présent, des pans entiers de l’administration ont fait l’objet d’une purge, une bonne partie des médias ne sert plus qu’à propager des révélations et des ragots à visée politique, et l’économie a marqué le pas après une décennie de forte croissance. C’en est fini du miracle turc.

Le parti au pouvoir, l’AKP d’Erdogan, partage avec le mouvement de Gülen la même idéologie islamique modernisatrice. Bien que leurs relations se dégradent depuis un certain temps, il était tout à fait possible avant la crise actuelle d’être affilié aux deux. La coexistence pacifique a pris fin brutalement le 17 décembre, quand plus d’une cinquantaine de personnalités éminentes proches d’Erdogan – parmi lesquelles le patron de la Halkbank, une banque d’État, un magnat du bâtiment et les fils de trois ministres – ont été arrêtées pour être interrogées par des procureurs considérés comme des hommes de Gülen. Les arrestations, effectuées selon la rumeur par des policiers gülenistes, ont été abondamment couvertes par les journaux et les chaînes de télévision pro-Gülen. Les accusations de corruption, de contrebande et autres activités délictueuses portées contre ces prévenus haut-placés ont été tweetées et retweetées dans une frénésie dénonciatrice. L’attaque güleniste, venue de l’intérieur comme de l’extérieur de l’État, a été soigneusement planifiée. Des preuves irréfutables ont bel et bien été apportées – comme ces quelque 4,5 millions de dollars trouvés dans des boîtes à chaussures chez le directeur de la Halkbank, avec la trace de paiements à des ministres. Bientôt, la nouvelle s’est répandue que la seconde phase de l’enquête viserait le fils du Premier ministre lui-même.

La rapidité et la vigueur de la réaction d’Erdogan à ces événements montrent qu’il y a vu les signes avant-coureurs de sa propre perte. Il a immédiatement entrepris d’écarter les membres de son entourage compromis ou susceptibles de le trahir, et en quelques jours il a remplacé la moitié de ses ministres, notamment ceux dont les fils avaient été arrêtés. La purge s’est étendue aux lointaines ramifications de l’administration. La campagne d’Erdogan contre l’influence de Gülen s’est aussi traduite par la réaffectation de milliers de policiers, ainsi que des juges de haut rang chargés de l’enquête sur la corruption ; des fonctionnaires liés aux ministres écartés ont eux aussi été mutés ou limogés.

Quelques mois plus tôt, en février 2013, le gouvernement avait entrepris d’enquêter sur les officiers de police gülenistes, soupçonnés d’avoir « constitué une organisation illégale au sein de l’État ». Erdogan mit fin à l’enquête judiciaire pour intervenir directement. Aujourd’hui, il est toujours en place (1). Mais la tradition politique qu’il incarne, conjuguant islamisme et économie de marché, a été mise à mal, le Premier ministre a été sérieusement atteint et ce n’est pas fini…

Alliance contre la vieille garde laïque

Avant que le conflit Erdogan-Gülen n’éclate au grand jour, début 2013, et surtout avant l’agitation générale du printemps 2013, quand la gauche turque est descendue dans la rue pour protester contre l’autoritarisme du Premier ministre (2), le courant islamo-moderniste bénéficiait d’un très large soutien. Et Erdogan l’incarnait. Il était arrivé au pouvoir en 2003, après des décennies de lutte des islamistes contre la politique répressive d’institutions laïques implantées de longue date, en particulier l’armée et la justice. Au bout de quelques années à la tête du gouvernement, Erdogan semblait en passe de résoudre bien des problèmes du pays. Adossé à la forte majorité de son parti à l’Assemblée, il avait libéralisé et stabilisé l’économie erratique et semi-planifiée, rendant les Turcs plus riches qu’ils ne l’avaient jamais été. Il avait aussi réalisé de nombreuses réformes libérales (comme l’interdiction de la torture et le développement des droits de la population kurde). Surtout, il avait placé les forces armées – qui avaient renversé pas moins de quatre gouvernements élus depuis 1960 – sous le contrôle du pouvoir civil.

Durant toute cette période, l’AKP formait une coalition officieuse avec des islamistes plus discrets, dont le mouvement de Fethullah Gülen était le membre le plus puissant. De ses écoles sortaient des Turcs policés, pieux et patriotes que le gouvernement accueillait à bras ouverts au sein de l’élite bureaucratique ou d’affaires qui remplaçait peu à peu la vieille garde laïque. Erdogan et Gülen semblaient incarner l’aspiration de nombreux Turcs à un islam en harmonie avec la démocratie représentative, l’esprit d’entreprise et la société de consommation. La composante islamique était censée garantir une moralité et un comportement hors pair. Pendant les années précédentes, la vie publique avait en effet été marquée par la vénalité, la voyouterie, l’esprit de lucre ; les islamistes promettaient d’agir autrement.

Ils ne manquent pourtant pas non plus d’appétits. Peu après les premières arrestations effectuées par des policiers gülenistes en décembre 2013, une vidéo  a été postée sur internet, censée montrer un haut responsable de l’AKP pris en flagrant délit (Aburrhaman Dilipak, un célèbre éditorialiste pro-Erdogan, prétend qu’il existerait au moins quarante autres vidéos pareillement « truquées »). Des conversations téléphoniques de Gülen ont également été divulguées, que des millions de gens ont pu entendre. Dans l’une d’elles, il décide quelle entreprise turque bénéficiera d’un contrat offert par un gouvernement étranger. Dans un autre enregistrement, Gülen et l’un de ses acolytes discutent de la probabilité que trois de leurs « amis » (c’est-à-dire des gülenistes), haut placés dans l’organisme turc de régulation bancaire, protègent une banque liée au mouvement, la Bank Asya, contre toute investigation du pouvoir central. (Peu de temps après cette fuite, les trois officiels en question ont été remerciés.) Tout cela paraît très éloigné de l’image cultivée par Gülen : celle du sage frugal se soignant paisiblement dans les collines de Pennsylvanie.

Cet affrontement, dont le ton est dicté depuis le sommet, ne connaît aucune limite. Erdogan refuse de prononcer le nom de Gülen en public – mais quand il parle de « faux prophètes, devins, et pseudo-sages bidon », sa cible est claire. Quant à Gülen, dans l’un des fréquents sermons diffusés de son domicile, qui touchent un vaste public en Turquie grâce aux chaines de télévision gülenistes et à Internet, le prédicateur en exil a récemment lancé une malédiction contre ses ennemis, conjurant Dieu d’« anéantir leurs maisons par le feu, de détruire leurs nids, de rompre leurs alliances ». Les médias gülenistes ont si bien multiplié leurs accusations contre la corruption gouvernementale à très grande échelle – notamment le trucage de contrats de travaux publics et la violation des lois d’urbanisme – qu’elles restent gravées dans les esprits. Le 24 février 2014, l’enregistrement de conversations téléphoniques entre le Premier ministre et son fils Bilal organisant la dissimulation de dizaines de millions d’euros a été posté sur YouTube. Erdogan a dénoncé ces enregistrements comme des faux – mais la vidéo en question avait été vue quelque deux millions de fois vingt-quatre heures après avoir été mise en ligne. Même si les purges d’Erdogan dans la justice et la police ont pour résultat la cessation des poursuites (d’autant que certains de ses alliés sont protégés par leur immunité parlementaire), on ne voit pas comment le gouvernement pourrait reconquérir sa réputation de probité.

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Erdogan contre le lobby des taux d’intérêt

L’affrontement est financier autant que politique. Le gouvernement a accusé la banque Asya, liée au mouvement güleniste, d’avoir acheté pour 2 milliards de dollars en devises étrangères peu avant les opérations de police de décembre : ses dirigeants, discrètement informés, auraient donc spéculé sur la chute consécutive de la livre turque. La banque doit maintenant faire face à une fuite de ses déposants, qui a provoqué une chute de 46 % de son cours de Bourse entre le 16 décembre et le 5 février. Même des experts financiers non gülenistes pensent que le gouvernement a orchestré les retraits pour tenter de ruiner la banque Asya, sans grand souci des dommages collatéraux pour les petits déposants comme pour le système bancaire dans son entier. Le capitalisme turc n’entretient qu’une relation ténue avec le droit.

L’image d’Erdogan a beaucoup souffert. L’agitation du printemps 2013 a révélé au public un Premier ministre dominé par la fureur et la peur. Face au mécontentement d’une minorité essentiellement laïque, au lieu de réagir avec magnanimité, ce qui aurait calmé de nombreux contestataires, Erdogan a répondu par des charges à la matraque et aux gaz lacrymogènes. En même temps, il dénonçait un complot pour empêcher la Turquie d’assumer son rôle légitime, fomenté par des puissances étrangères soutenues par un inquiétant « lobby des taux d’intérêt ». Par cette formule, Erdogan vise des spéculateurs occidentaux sans scrupules – autrement dit des Juifs –, et ses diatribes ressuscitent de vieux souvenirs, notamment celui de l’endettement de la Turquie auprès des banquiers européens à l’époque ottomane, qui  avait affaibli l’empire avant qu’il ne s’effondre lors de la Première Guerre mondiale. Erdogan fait aussi référence aux sombres années 1990 : à l’époque, l’économie turque ravagée par l’inflation, l’endettement et l’improductivité était la proie d’investisseurs qui prenaient leurs bénéfices quand les cours étaient au plus haut, et revenaient en Bourse après la chute inévitable, tout en bénéficiant de taux d’intérêt réels de 32 % en moyenne.

La réaction d’Erdogan aux aspects monétaires de la crise porte la trace de ces traumatismes. Même avant le 17 décembre, la livre turque avait déjà perdu 9 % sous l’effet combiné de la réduction graduelle par la Réserve fédérale américaine de ses rachats d’obligations, de la menace d’une hausse globale des taux d’intérêt, de la preuve du ralentissement de l’économie, et du malaise politique consécutif aux manifestations du printemps. La chute de la livre s’est accélérée après les arrestations de décembre, mais le Premier ministre n’a entériné une hausse des taux d’intérêt qu’après une chute supplémentaire de 13 %. Et cela, malgré les difficultés rencontrées par les entreprises turques, lourdement endettées à court terme en dollars, pour faire face à leurs obligations financières. La réticence idéologique d’Erdogan à la hausse des taux a coûté cher aux entreprises turques. Comme le dit Inan Demir, économiste à la Finansbank d’Istanbul : « Il n’y avait pas d’autre option que de relever les taux, sous peine de panique généralisée. Mais il aurait fallu le faire plus tôt. Maintenant, les entreprises turques souffrent d’une double peine : remboursements toujours difficiles, à cause de la faiblesse de la livre, et coûts financiers accrus, du fait de la hausse des taux. » Malgré ces difficultés, l’économie turque reste très puissante, la richesse des citoyens a progressé de 43 % depuis l’arrivée au pouvoir d’Erdogan.

Joshua Hendrick, un sociologue américain qui a travaillé sept mois comme bénévole dans une maison d’édition d’Istanbul affiliée au mouvement Gülen, a publié une analyse utile et détaillée dudit mouvement qui se définit, si l’on peut parler de définition, par son goût de l’opacité. J’ai moi-même passé récemment deux jours en compagnie de gülenistes, et j’ai d’abord été surpris par leur comportement enjoué, radieux, constamment prévenant, avant de trouver cela pénible. Je ne peux donc qu’admirer la persévérance d’Hendrick. Fethullah Gülen dément être à la tête d’un mouvement, voire entretenir un quelconque lien institutionnel avec les organisations à sa dévotion. Ses sympathisants – cinq millions peut-être, d’après certaines estimations – disent ne pas constituer un réseau mais être simplement unis dans leur respect pour le Hocaefendi, leur « vénérable professeur », et séduits par sa vision d’un islam moderne et tolérant qui accorde autant de valeur à la connaissance et au progrès matériel qu’à la piété et à la charité. Les entreprises détenues ou soutenues par les gülenistes ne se revendiquent pas comme telles, même s’il existe une association, la Confédération turque des industriels et hommes d’affaires, qui regroupe des admirateurs déclarés de Gülen. Difficile, donc, de déterminer leur poids économique. On ne voit pas le portrait rayonnant du leader sur les murs des plus de mille institutions d’enseignement privé créées par les gülenistes dans plus de cent vingt pays, ni sur l’en-tête du journal turc le plus vendu, le pro-Gülen Zaman.

Comme le note Joshua Hendrick, bien des gens ne réalisent même pas qu’ils sont tombés dans l’orbite de Gülen, tels ces parents qui envoient leur fille dans une école privée güleniste d’Afrique du Sud, ou ce sous-traitant travaillant en Russie pour le compte d’une entreprise güleniste. L’ambiguïté et le déni sont au cœur de « la croissance ininterrompue du mouvement depuis trois décennies ».

Un être choisi par Dieu

L’autre facteur expliquant cette expansion, c’est Gülen lui-même. Son charisme personnel attire les sympathisants depuis les années 1960. À l’époque, jeune imam, il était connu pour son style de prédication, assez particulier : il lui arrivait de fondre en sanglots au milieu de ses sermons et même de se jeter au sol. Un disciple, retour d’une visite au Hocaefendi en Amérique, raconte à Hendrick qu’il « possède des pouvoirs qu’une personne instruite normale ne peut même pas imaginer. C’est un don de Dieu ». Gülen est vénéré à l’instar d’un « Kutb » soufi, c’est-à-dire d’un être choisi par Allah pour diffuser la vérité divine – quoique le mouvement güleniste soit par trop engagé dans la vie quotidienne pour être considéré comme un mouvement soufi. Le principe directeur du gülenisme, c’est l’action – pas le détachement ni l’introspection. S’inspirant des enseignements du théologien turc du XXe siècle Bediüzzaman Said Nursi, Gülen pense qu’il faut sauver l’humanité du péché et lui montrer la voie de la révélation coranique et de l’exemple des prophètes. Mais à partir d’un socle identique, d’autres musulmans fondamentalistes du XXe siècle, notamment l’Égyptien Sayyid Qutb, ont justifié l’usage de la violence et l’application rigoureuse de la Loi sainte [lire « Le Marx de l’islamisme radical », Books, novembre 2013]. Gülen, quant à lui, penche du côté opposé. Il appelle à « ouvrir les bras à tous, sans considération d’opinion, de conception de la vie, d’idéologie, d’ethnicité, ou de croyance » et promeut « la démocratie, les libertés et les droits de l’homme ». Autant de blasphèmes, aux yeux de Qutb.

La vision du monde de Gülen explique en partie le caractère international de son mouvement, l’accent mis dans ses écoles sur l’enseignement des langues, et sa recherche d’un dialogue interconfessionnel par le biais de conférences et d’allocations aux universités. Contrairement à bon nombre d’autres organisations islamiques, le mouvement güleniste ne lève pas des fonds uniquement pour les musulmans, mais aussi pour les non-musulmans (ainsi les victimes du tremblement de terre à Haïti). Gülen et ses acolytes s’efforcent de prendre leurs distances avec l’antisémitisme, et s’abstiennent même de critiquer l’État d’Israël. Cela a facilité l’implantation du mouvement aux États-Unis, où il contrôle environ 135 institutions d’enseignement privé, et a recruté de puissants alliés dans le monde politique, éducatif et artistique. Les gülenistes sont néanmoins surveillés de très près par les parents américains qui envoient leurs enfants dans ces écoles et s’inquiètent de leur manque de transparence sur les objectifs ou les méthodes.

Depuis le début du XIXe siècle, l’éducation est au centre des préoccupations des réformateurs musulmans – avec une attention particulière portée aux sciences – et le mouvement güleniste ne fait pas exception. En Turquie, il contrôle huit universités, des dizaines d’écoles secondaires privées, et environ 350 boîtes à bac préparant aux examens d’entrée à l’université. L’enseignement public n’est pas bien considéré en Turquie ; les parents préfèrent se saigner aux quatre veines pour envoyer leurs enfants dans une boîte à bac privée.

Dans l’une d’elles, impeccable, bien équipée, et güleniste, un des principaux responsables éducatifs confie que ce genre d’établissement envoie des élèves dans les meilleures universités du pays,  et offre 15 % des places à des élèves pauvres, grâce à des bourses. Il interrompt notre conversation pour aller faire ses prières à la mosquée de l’autre côté de la rue, puis revient avec deux étudiants (la section féminine est à part) gentils et polis. Ils m’expliquent le système du « grand frère », qui permet d’apporter réconfort moral et aide pratique aux élèves inscrits à l’internat et loin de chez eux. Un des garçons confie que « les professeurs le traitent comme leur propre fils » – le mouvement güleniste est très porté sur les analogies familiales. Les tire-au-flanc ne sont pas bien vus ; on attend des élèves comme des professeurs qu’ils fassent preuve de dévouement.

Richesse, succès, fierté de communier dans une sublime vérité – voilà les principes à la base du prosélytisme intensif du mouvement. On conçoit facilement le degré de reconnaissance qu’éprouvent les gülenistes pauvres introduits dans ce monde brillant, cosmopolite, et surtout très soudé. Ils y sont entraînés autant par l’amitié que par les livres et les prêches du Hocaefendi ; et si la famille ne suit pas, il faut choisir – l’ancienne ou la nouvelle.

Infiltrer les institutions laïques

Les sectes et les organisations fermées du monde entier emploient des méthodes similaires, avec des résultats pas toujours positifs. Une psychologue d’Istanbul me parle d’un garçon pauvre, le fils d’un concierge travaillant dans le plus opulent quartier de la ville, venu la voir après avoir été membre d’un groupe de gülenistes. Ils s’étaient montrés très amicaux avec lui, l’avaient invité dans leur appartement commun, initié aux idées du Hocaefendi, et tout fait pour qu’il se sente intelligent, accompli, et bien accueilli. Mais un jour, tandis que les autres étaient sortis, il avait machinalement fouillé dans la pile de DVD avant d’en choisir un. C’était un guide pour ferrer de nouvelles recrues, et il y reconnut les techniques dont il avait lui-même été l’objet. D’où sa visite chez mon amie psychologue.

Vers le début de son livre, Joshua Hendrick reproduit en partie la transcription d’une vidéo diffusée clandestinement, une des pièces à conviction contre Gülen lors de son procès par contumace en 2000 (il avait déjà fui aux États-Unis) pour conspiration contre l’État laïque. Dans un passage bien connu, Gülen s’adresse à ses partisans : « Il faut que vous circuliez dans les artères du système, sans que quiconque remarque votre existence jusqu’à ce que vous soyez parvenus au centre du pouvoir… Vous devez attendre jusqu’à ce que vous ayez mis la main sur tout le pouvoir d’État. »

Pour autant, Joshua Hendrick n’entre pas dans le détail des diverses accusations formulées contre Gülen au fil des années – il ne doit pas considérer que ce soit son rôle de sociologue. C’est depuis 1971 au moins que Gülen est en effet accusé de vouloir prendre le contrôle des organes de l’État, en particulier la justice et la police. À l’époque, il avait fait sept mois de prison pour atteintes à la laïcité. Ces accusations reposent sur une différence essentielle entre le mouvement güleniste et les autres traditions de l’islamisme turc. Alors que ceux-ci, face aux obstacles juridiques et politiques mis en travers de leur chemin, réagissent de manière orthodoxe, en contestant le résultat des élections ou en allant en justice, les gülenistes, eux, ont choisi de ne pas affronter les institutions laïques (pas toujours avec succès, comme le montre le séjour en prison de Gülen), mais de les infiltrer.

En 2011, un journaliste du nom d’Ahmet Sik a montré dans un livre, « L’armée de l’imam (3) », comment en vingt ans les gülenistes ont pris le contrôle de la police. Cet essai fourmille de détails fascinants. On y trouve une directive qui aurait été adressée aux policiers gülenistes à la fin des années 1990, au plus fort de la campagne menée par les autorités laïques contre les islamistes. Cette directive ordonne aux adeptes du mouvement dans la police de débarrasser leurs maisons des livres de Gülen, d’y laisser traîner des canettes de bière vides, et de demander à leur épouse d’ôter son voile pour donner une image laïque. Ahmet Sik décrit aussi, à l’inverse, les mutations et les limogeages dont sont victimes les hauts responsables de la police ou les juges qui tentent de s’en prendre aux gülenistes, ainsi que les campagnes de diffamation qu’ils subissent de la part des médias affiliés au mouvement, en particulier le quotidien Zaman.

Ahmet Sik a puisé une partie de ses informations dans un livre antérieur signé par un ancien patron de la police, Hanefi Avci. En décembre 2010, deux jours avant la conférence de presse durant laquelle il devait apporter la preuve de ses accusations contre Gülen, et malgré ses tendances droitières, il fut arrêté pour appartenance à une organisation gauchiste. Ahmet Sik fut lui-même arrêté l’année suivante, peu avant la sortie prévue de « L’armée de l’imam » (mais malgré les efforts de la police pour éliminer les copies numériques du livre, il s’est quand même retrouvé sur le Web et a été téléchargé 100 000 fois en deux jours). D’autres journalistes ont aussi été arrêtés sous des prétextes divers, et toutes les inculpations ont été rassemblées dans une immense enquête sur une prétendue conspiration du vieil establishment laïque contre l’État. Le complot a reçu le nom de « Ergenekon », le nom de la région mythique d’Asie centrale d’où le peuple turc tirerait son origine.

Écoutes illégales

Quand elle a démarré en 2007, l’enquête Ergenekon a d’abord été saluée par bien des Turcs comme une chance pour le pays de mettre un terme aux abus des forces armées et de leurs alliés. Mais bien avant que l’enquête n’atteigne son point culminant en août 2013, avec l’arrestation de 242 personnes (dont un ancien chef d’état-major) soupçonnées d’être liées à l’« organisation terroriste Ergenekon », de flagrantes irrégularités de procédure ont conduit certains à changer de point de vue. Les condamnations avaient été obtenues sur la base d’écoutes illégales, et les exemples abondent de preuves maladroitement fabriquées. Surtout, dans le cadre d’une affaire conjointe, 330 membres des forces armées, en activité ou en retraite, ont été jetés en prison, accusés d’avoir fomenté un coup d’État en 2003 ; la base de l’accusation était un unique CD, dont le formatage révélait qu’il utilisait la version 2007 de Microsoft Office ! Ergenekon était censé consacrer le triomphe final des islamistes si longtemps réprimés en Turquie – et de leur leader Erdogan – mais tout porte à croire qu’il n’a jamais existé d’organisation du nom d’Ergenekon et que l’enquête ne répondait qu’à une intention malveillante et vengeresse. Selon Gareth Jenkins, un chercheur britannique qui a conduit une analyse pénétrante de l’affaire (4), ce n’est pas Erdogan qui aurait déclenché l’enquête, mais une « cabale de sympathisants de Gülen appartenant à la police et aux échelons inférieurs de l’appareil judiciaire ». Jenkins pense qu’Ahmet Sik et les autres journalistes arrêtés – certains sont toujours en attente de leur jugement – ont été châtiés en tant qu’« adversaires, opposants ou rivaux du mouvement güleniste ».

En 2006, Fethullah Gülen a été lavé de l’accusation d’avoir voulu s’emparer de l’État turc ; mais Erdogan, son allié d’antan, vient de réactiver l’affaire. Ayant soutenu l’enquête Ergenekon, il est favorable à la réouverture du dossier, espérant sans doute révéler les méfaits judiciaires des gülenistes. En février 2014, répliquant par un forfait de son cru, il est parvenu à faire adopter une loi augmentant le pouvoir de l’État sur les juges et les procureurs.

L’affrontement Erdogan-Gülen marque la fin du partenariat qui a permis l’arrivée au pouvoir des islamistes en Turquie. Il met à mal l’idée, jadis soutenue même par certains libéraux, que si la Turquie était plus sensible aux aspirations de sa majorité religieuse, elle serait aussi plus juste.

 

Cet article est paru dans la New York Review of Books le 3 avril 2014. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

Notes

1| Et il a été réélu dès le premier tour.

2| Une contestation déclenchée le 28 mai 2013 par un projet immobilier supprimant un parc public dans le quartier de Taksim, à Istanbul, s’est transformée en manifestations et émeutes antigouvernementales dans 67 villes et a conduit à l’arrestation de plus de 1 700 personnes.

3| « Imamin Ordusu » – interdit mais republié sous le nom de « 000kitap » (« Livre000 ») en 2011 à l’occasion du Salon du livre d’Istanbul.

4| Between Fact and Fantasy: Turkey’s Ergenekon Investigation (« Entre faits et inventions : l’enquête turque Ergenekon »), Silk Road Paper, août 2009.

LE LIVRE
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Gülen de Joshua D. Hendrick, New York University Press, 2013

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