Ernst Haeckel, biologiste et esthète
Publié dans le magazine Books n° 109, juillet/août 2020. Par Michel André.
Inventeur du mot « écologie », promoteur de la théorie de Darwin en Allemagne, Haeckel était lui-même chercheur en biologie des espèces et explorateur. Si certaines de ses idées ont fait controverse, les 450 planches du monde vivant qu’il a dessinées sont de véritables œuvres d’art.
Siphonophores et hydrozoaires. Animaux aquatiques de la famille des cnidaires.
« À l’heure où la biodiversité est sans cesse menacée par les activités humaines, ce livre offre à la fois un chef-d’œuvre graphique, une exploration du monde sous-marin et un éloquent rappel de la précieuse variété de la vie » : c’est ainsi que l’éditeur Taschen présente L’Art et la science d’Ernst Haeckel, un recueil de 450 planches publié en 2016. La référence ici faite à la biodiversité n’a rien d’arbitraire, et il serait erroné de n’y voir que l’exploitation à des fins commerciales d’un sujet dans l’air du temps.
Haeckel est souvent présenté comme le talentueux vulgarisateur des sciences du vivant qui a introduit l’œuvre et les idées de Darwin en Allemagne, puis dans le monde entier. Ainsi que le montre Robert J. Richards dans la biographie qu’il lui a consacrée, il fut bien plus que cela : un authentique chercheur, à la fois zoologue, paléontologue, embryologiste, systématicien et théoricien de l’évolution ; un esprit puissant et original qui inventa de nombreux termes et concepts (phylum, ontogenèse, phylogenèse, clade et, surtout, écologie) ; et un naturaliste spécialiste de l’étude des petits organismes marins – radiolaires, éponges, coraux, méduses, siphonophores, protistes, mollusques, trilobites (il identifia plusieurs centaines de nouvelles espèces), fasciné par l’extraordinaire diversité du monde vivant.
Né en 1834 dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle de Potsdam, Ernst Haeckel était destiné à la médecine par son père. Peu attiré par le contact avec la maladie et le spectacle de la souffrance et de la détresse physique, il se tourna rapidement vers la biologie. Influencé à la fois par le rationalisme matérialiste d’un de ses professeurs, l’anatomiste Rudolf Virchow, les idées de Goethe et la philosophie de la nature allemande, et très marqué, surtout, par la lecture du récit de voyage d’Alexander von Humboldt en Amérique du Sud et de son grand ouvrage Cosmos, féru d’escalade en montagne et de natation en pleine nature, aimant dessiner, il rêvait d’une vie conjuguant l’exploration et l’aventure, l’exercice en plein air, la recherche scientifique, les découvertes et la création artistique.
Un séjour d’un peu plus d’un an en Italie lui fournit l’occasion d’inaugurer ce type d’existence. Sur les îles de Capri et d’Ischia, dans la baie de Naples, armé de son microscope et de son carnet de dessin, tout en menant une vie assez bohème, il étudia la faune marine méditerranéenne, plus particulièrement une catégorie de zooplancton à laquelle un autre de ses professeurs, Johannes Peter Müller, avait commencé à s’intéresser : les radiolaires, minuscules organismes unicellulaires de quelques dizaines de micromètres composés d’une substance gélatineuse et d’un squelette de silice aux étonnantes formes géométriques. De ces travaux il tira un épais ouvrage en deux volumes abondamment illustré. Il s’empressa d’en envoyer un exemplaire à Charles Darwin, dont il avait entre-temps lu avec enthousiasme L’Origine des espèces et passionnément embrassé les idées. Darwin lui répondit qu’il s’agissait là du travail le plus magnifique qu’il ait jamais vu. Les deux hommes établirent une relation épistolaire suivie, et Haeckel rendit visite à Darwin en Angleterre à plusieurs reprises.
Avec le biologiste britannique Thomas Huxley, Haeckel fut le plus ardent défenseur et promoteur de la théorie de l’évolution des espèces. Il en fut aussi l’avocat le plus virulent et intransigeant. Pour des raisons sans doute liées au poids des théories créationnistes aux États-Unis aujourd’hui, Robert J. Richards insiste beaucoup sur l’infatigable combat qu’il mena contre les préjugés religieux, pour lesquels il avance une explication biographique. À l’âge de 30 ans, Haeckel perdit sa femme, Anna Sethe, qu’il avait épousée peu de temps auparavant, qui partageait ses passions et avec laquelle il se sentait en totale communion intellectuelle et spirituelle. Sa mort prématurée (sans doute des suites d’une appendicite) fut pour lui une tragédie. Immédiatement après, il sombra dans un état de dépression dont il ne sortit qu’en se jetant à corps perdu dans le travail : dix-huit heures par jour d’efforts acharnés durant une année entière, qui donnèrent les deux volumes de sa Generelle Morphologie der Organismen (1866).
Mais la blessure ne cicatrisa jamais. Plusieurs décennies plus tard, il était toujours incapable de travailler ou de manger le jour anniversaire de la disparition de sa femme. Richards pense que cette mort suscita chez lui une révolte contre la religion traditionnelle dans laquelle il avait été éduqué, dont le darwinisme devint pour lui une sorte de substitut. En hommage à Anna, il baptisa de son nom deux méduses qu’il trouvait particulièrement belles et délicates. Bien plus tard, il donna à une autre méduse un nom inspiré du prénom de Frida von Uslar-Gleichen. Il vit dans cette jeune aristocrate rencontrée alors qu’il était dans la soixantaine une sorte de réincarnation d’Anna. Il entretint avec elle une correspondance passionnée et eu une liaison qui finit également en tragédie, puisqu’elle se suicida à l’aide de la morphine qu’il lui prescrivait pour soulager diverses douleurs.
Haeckel ne fut pas seulement un porte-parole éloquent de la théorie de l’évolution. Il enrichit aussi celle-ci sur plusieurs points. C’est à lui, par exemple, que l’on doit la généralisation, pour représenter l’histoire de l’origine des espèces dans leur diversité, des « arbres phylogénétiques », un procédé utilisé pour la première fois par Darwin. Ses arbres ressemblaient à de vrais arbres, quand les « troncs » et les « branches » de ceux d’aujourd’hui sont dessinés schématiquement. Et les arbres évolutifs construits après l’élaboration de la théorie synthétique de l’évolution, qui conjugue le principe de sélection naturelle postulé par Darwin et les mécanismes génétiques de l’hérédité identifiés par Mendel, ne coïncident qu’en partie avec les siens. Les plus récents sont d’ailleurs des « cladogrammes » utilisant, pour établir la parenté entre espèces, uniquement la présence d’un ancêtre commun avéré, à l’exclusion de critères de ressemblance. Mais l’idée fondamentale est restée.
Une autre innovation de Haeckel eut un destin plus contrasté. « Du moment de sa conversion au darwinisme jusqu’à la fin de sa carrière, relève Richards, Haeckel se persuada toujours davantage que la plus forte preuve de la justesse de la théorie de l’évolution résidait dans le triple parallèle de la phylogenèse (telle qu’elle se montre dans les restes paléontologiques), de l’ontogenèse et de la systématique. » Cela le conduisit à formuler la célèbre « loi biogénétique », également appelée « théorie de la récapitulation », que l’on résume souvent par la phrase « l’ontogenèse récapitule la phylogenèse » : dans son développement, l’embryon d’un animal passe successivement par différents stades correspondant aux états adultes des organismes qui l’ont précédé dans l’évolution. On sait aujourd’hui que cette loi n’est pas exacte, que le phénomène décrit n’est observable que dans le cas de certaines phases de développement de certains embryons. Les embryologistes contemporains tendent plutôt à suivre les idées d’un adversaire de Haeckel, Karl Ernst von Baer, selon lesquelles les embryons, dans leur développement, présentent successivement non pas les caractéristiques de l’état adulte d’autres organismes mais des traits de plus en plus spécifiques de l’espèce à laquelle ils appartiennent. La loi biogénétique a toutefois contribué à stimuler les recherches en embryologie durant plusieurs décennies, et plusieurs concepts utilisés par Haeckel pour expliquer son fonctionnement sont encore employés aujourd’hui par les spécialistes de biologie évolutive du développement dans leur étude des mécanismes génétiques de la différenciation cellulaire chez l’embryon.
À l’appui de sa thèse, et dans un esprit pédagogique, Haeckel avait inséré dans un de ses ouvrages des photos d’embryons retouchées, et même, inconsidérément, une même image répétée là où il y aurait dû y en avoir plusieurs. Cela lui valut des accusations de fraude. Parmi ceux qui l’ont le plus vertement critiqué sur ce point figure le paléontologue et auteur scientifique Stephen Jay Gould, hostile à son égard pour d’autres raisons que son attachement à la déontologie scientifique. Haeckel ne s’est en effet pas seulement intéressé aux organismes marins. Avant même Darwin, il chercha à appliquer la théorie de l’évolution à l’espèce humaine et à expliquer grâce à elle la diversité qu’on y observe. Gould fait partie de ceux qui dénoncent le caractère raciste de ses vues à ce sujet et, à la suite de l’historien Daniel Gasman, considèrent qu’elles ont ouvert la voie à l’idéologie nazie. Comme la quasi-totalité de ses contemporains, Haeckel ne mettait pas en doute l’existence d’une hiérarchie des races humaines. Sur ce point comme sur d’autres, souligne Richards, il était « un homme du xixe siècle ». Mais sa vision de l’évolution des races n’avait rien de dogmatique ou de figé. À plusieurs reprises, la place qu’y occupaient certains groupes a varié en fonction du niveau de développement des pays dans lesquels ils étaient établis. Les juifs y étaient de surcroît au sommet, à côté du groupe « indo-germain ». Si ces certaines de ses idées ont été exploitées par le régime nazi, il est difficile de le tenir pour responsable des horreurs de l’antisémitisme hitlérien. Ses autres vues sur l’histoire évolutive de l’espèce humaine se sont par ailleurs souvent révélées très justes. Il est un de ceux qui ont soutenu que la conquête de la station debout avait précédé le développement du cerveau ; et il a imaginé sous le nom de pithécanthrope ce type d’Homo erectus qu’on appelle aujourd’hui homme de Java.
De tous les néologismes qu’il a forgés, celui qui a connu la fortune la plus remarquable est incontestablement « écologie », qu’il définissait dans les termes suivants : « la science de l’ensemble des rapports des organismes avec le monde extérieur ambiant, avec les conditions organiques et inorganiques de l’existence ». S’inscrivant explicitement dans le sillage de Linné et de Darwin, il identifiait l’écologie à « ce que l’on a appelé l’économie de la nature, les relations mutuelles de tous les organismes vivant en un seul et même lieu, leur adaptation au milieu environnant, leur transformation par la lutte pour la vie ». Mais s’il l’a baptisée, peut-on dire que Haeckel a fondé l’écologie ?
Les avis divergent à ce sujet. Dans son Histoire de l’écologie (1988), l’historien des sciences Pascal Acot souligne l’enracinement de l’écologie comme discipline biologique dans la tradition biogéographique qui s’est développée à la suite des travaux d’Alexander von Humboldt sur les relations entre la végétation, le relief et le climat, ainsi qu’entre les plantes elles-mêmes. Pour Jean-Paul Deléage, auteur lui aussi d’une Histoire de l’écologie (1991), le rôle joué par Haeckel dans l’histoire de la pensée écologique est « plus important que ne le laissent généralement entendre les historiens ». En soulignant, dans les réflexions philosophiques de la fin de sa vie, le lien fondamental entre le monde naturel et le monde humain, il fut « le premier scientifique à donner ses fondements théoriques à l’écologisme ». Sans avoir lui-même consacré beaucoup de temps à l’étude des relations entre espèces, Haeckel était sensible à la nécessité de chercher à les comprendre.
« Comme Humboldt, relève l’historienne Andrea Wulf dans la biographie qu’elle a consacrée au naturaliste et explorateur allemand 1, Haeckel pensait que les tropiques étaient le meilleur endroit pour étudier les faits fondamentaux de l’écologie […], le lieu où observer la manière dont les plantes et les animaux vivent avec leurs amis et leurs ennemis, leurs symbiotes et leurs parasites. » Il entreprit donc de nombreux voyages, souvent assez longs, dans des terres éloignées : les îles Canaries, l’Égypte, l’Inde, Ceylan, Java et Sumatra. La curiosité n’était pas le seul motif de ces déplacements. Il y avait aussi son goût affirmé de l’aventure et l’exotisme sous toutes ses formes, ainsi que sa propension à fuir l’atmosphère confinée et déprimante de la vie familiale : après la mort d’Anna, Haeckel avait épousé Agnes Huschke, une femme qui ne partageait nullement ses intérêts et ses idées et souffrait de surcroît de ce qu’on appelait alors la neurasthénie, tout comme la plus jeune de leurs deux filles (ils eurent trois enfants).
Sa contribution la plus importante à la perception de la diversité du vivant réside dans la partie artistique de son activité. Capable de dessiner tout en gardant l’œil rivé sur son microscope, à une époque où la technique de la photographie fournissait déjà des moyens de représentation très précis et réalistes, il affirmait la supériorité du dessin. « Dans les profondeurs de la forêt primitive, écrivait-il, les complexités de la lumière sont extraordinaires et ne peuvent pas être simplement saisies par la photographie. Seul un dessin minutieux peut restituer le caractère de la forêt vierge. »
Ses planches sont des œuvres d’art autant que des outils d’aide à la compréhension. Ses images de créatures marines, notamment, frappent l’imagination. On y voit, s’émerveille la journaliste Lucy Jakub, « des méduses qui ont l’aspect de fleurs, des protistes qui ressemblent à des œufs de Fabergé, présentés comme les joyaux de la Couronne sur un fond de velours noir créant une impression de vastitude cosmique qui fait oublier leur taille minuscule » 2. Ces images ont eu une grande influence sur les créateurs du Jugendstil et de l’Art nouveau, par exemple le maître verrier français Émile Gallé. La porte d’entrée de l’exposition de Paris 1900, conçue par l’architecte René Binet, était un gigantesque radiolaire modelé sur ceux que montre le livre de Haeckel. Les formes géométriques, baroques et torsadées de ces organismes telles qu’ils apparaissent sur ses planches ont inspiré les architectes, notamment le Catalan Antoni Gaudí, l’Allemand Bruno Taut et l’Américain Louis Sullivan, surnommé « le père des gratte-ciel ».
Une telle exploitation de ses planches à des fins artistiques est en parfait accord avec sa vision du monde. Rationaliste, il n’en pensait pas moins, dans la tradition de la science romantique, que la nature pouvait et devait être appréhendée esthétiquement autant que scientifiquement. Comme Goethe et Humboldt, ses deux maîtres avec Darwin, il attendait de cette double approche une meilleure compréhension de l’exubérante et somptueuse diversité des organismes vivants, de l’ordre qui la soutient, ainsi que des relations qu’entretiennent les animaux, les plantes et les êtres humains.
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.
Notes
1. L’Invention de la nature. Les aventures d’Alexander von Humboldt (Noir sur Blanc, 2017)
2. The New York Review of Books Daily, 31 janvier 2018.