Fanatiques d’hier et d’aujourd’hui

« Fanatique : héros qui, pour le triomphe de ses préjugés, est prêt à faire le sacrifice de votre vie ». Peu connu en France, l’humoriste québécois Albert Brie consigna cette formule définitive en 1978 dans sa chronique « Le mot du silencieux » fournie au quotidien Le Devoir. Il est mort il y a trois semaines, sans avoir assisté aux tragiques attentats de Beyrouth et Paris (n’oublions pas Beyrouth, ni Bagdad, ni le meurtre de libres penseurs au Bangladesh). En 1978, Daech n’existait pas encore, ni même les talibans. Le fanatisme auquel pensait Albert Brie était celui de la Faction armée rouge, auteur de la sanglante prise d’otages à l’ambassade d’Allemagne à Stockholm en 1975, et celui des terroristes palestiniens, contre Israël et entre factions rivales (175 morts à Beyrouth en août 1978). « On entend aujourd’hui par fanatisme une folie religieuse, sombre et cruelle, écrivait Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, publié en 1764 à Genève. […] Celui qui soutient sa folie par le meurtre est un fanatique […]. Le plus détestable exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélémy, leurs concitoyens qui n’allaient pas à la messe ». Nous l’avons appris depuis, l’adjectif « religieux » doit s’entendre au sens large, très large même. Voltaire écrivait avant le communisme, la foi nazie, la Révolution culturelle, Pol Pot et le Rwanda. De ce point de vue, le fanatisme islamiste est un retour aux sources. Le mot vient du mot latin fanum, temple. Le fanaticus était le serviteur du temple. Le sens figuré semble a être apparu pour désigner, à Rome, les prêtres du culte voué à Bellone, déesse de la guerre. Ils défilaient en se tailladant bras et cuisses, recueillant le sang dans la paume de la main pour en faire des libations à la déesse. Le mot apparaît chez Rabelais (Bacchus « est de cerveau phanatique ») et à la même époque en Angleterre, avant même que n’éclatent les guerres de religion. Plus tard Bossuet décrit les Quakers, « les trembleurs, gens fanatiques qui croient que toutes leurs rêveries leur sont inspirées ». Dans L’Encyclopédie éditée par Diderot, Alexandre Deleyre rédige le long article « Fanatisme », « zèle aveugle et passionné, qui naît des opinions superstitieuses, et fait commettre des actions ridicules, injustes et cruelles ; non seulement sans honte et sans remords, mais avec une sorte de joie et de consolation ». Ironie de l’histoire, Deleyre, devenu député de la Constituante, votera la mort de Louis XVI en l’accusant de « fanatisme » et en déclamant : « Marchons donc […], nous à la guerre et Louis à la mort » ; après quoi il soutint la Terreur. Laquelle Terreur apporta un démenti saignant à l’une des rares professions de foi optimistes de Voltaire, qui écrivait en 1768 à Mme du Deffand : « Heureusement le fanatisme est sur son déclin d’un bout à l’autre de l’Europe ». Venait alors de paraître un livre bien oublié aujourd’hui, Le fanatisme des philosophes, du journaliste iconoclaste Simon-Nicolas Linguet. Publié à Londres en 1764, ce pamphlet s’en prend aux philosophes qui prétendent nous débarrasser du fanatisme religieux mais en véhiculent un autre, de nature intellectuelle : « Le fanatisme religieux ensanglante la Terre […]Le fanatisme philosophique, moins destructeur en apparence, est-il moins funeste ? Parce qu’il est plus tranquille, faut-il croire qu’il soit moins nuisible ? […] Il n’égorge pas les hommes au nom de Dieu, mais il les empoisonne ». Le politiquement incorrect Linguet tombera sous le couperet de la « sainte » guillotine en 1794. Mais bien sûr les deux fanatismes se nourrissent l’un de l’autre. Pas de Saint Barthélémy sans un Calvin, pas d’Etat islamique sans un Sayyid Qutb, pas de Staline sans un Rousseau et un Marx, pas d’Hitler sans les théoriciens de la race. Le noyau de cristallisation du fanatisme sous toutes ses formes, c’est une recherche de sens, de refuge sémantique, qui conduit, quand elle aboutit, à l’enfermement dans un univers mental clos, interdisant toute forme de mise en cause. Après s’être ouvert, le cerveau se referme, on se voue à la cause et on obéit aveuglément aux ordres de la hiérarchie, garante de la validité du sens (perinde ac cadaver, à la manière d’un cadavre). Cadavre avant, cadavre après, qu’importe, pourvu que les dieux du temple soient contents. Olivier Postel-Vinay Cet article est paru dans Libération le 17 novembre 2015.

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