Tout bien réfléchi
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Frères ennemis

Le gouvernement colombien et les FARC se sont engagés à signer la paix d’ici six mois. Une guerre qui dure depuis des décennies avec des milliers de vies brisées, une guerre sans vainqueur où chacun a l’impression de faire pour le mieux, comme Simon Trinidad et  Jorge 40. Le guérillero et le paramilitaire sont des voisins et les héros du livre Libranos del Bien de Alonso Sánchez Baute. Malcom Deas raconte la genèse de cet ouvrage et de leur histoire dans cet article d’El Malpensante,  traduit par Books en octobre 2013.

 

J’ai connu Valledupar (1) dans ma jeunesse, en 1964 ; je voyageais alors pour « connaître le pays », un projet vague et peu scientifique. J’avais épuisé mon argent liquide et je devais changer des chèques de voyage. Si je me souviens bien, il existait déjà une petite succursale de la Banque de la République, mais l’opération n’y était pas possible : le monopole du change était entre les mains de l’évêque de la ville. J’étais donc allé à l’évêché : patio frais, citronniers et, dans le salon, Monseigneur, un religieux espagnol. Je lui avais montré le taux de change dans le journal, mais il m’avait rétorqué que cela n’avait rien à voir avec la réalité de la ville. « On offre combien dans la rue ? » avait-il demandé. Dans la rue, on n’offrait rien du tout, et j’avais dû me résigner à la mesquinerie ecclésiastique. Dans le patio, un autre curé m’avait proposé des marchandises plus intéressantes : une bouteille de whisky – je me rappelle que ce n’était pas de l’Old Parr, si prisé à Valledupar, mais un honnête Old Smuggler – et du jambon de qualité supérieure, lui aussi de contrebande, avec une étiquette représentant une jolie baleine verte. Valledupar était une ville de maisons basses, sans grand cachet, avec de vastes patios et, sur la place, des taxi-jeeps en attente de clients. Beaucoup de soleil. Il ne s’y passait pas grand-chose : à cette époque, la bourgade n’était pas encore la capitale du département, et il n’y avait pas non plus de vallenatos (2). Du moins célèbres.

Dans Líbranos del bien, Alonso Sánchez Baute mentionne l’évêque monseigneur Roig y Villalba, « appelé le bon évêque, contrairement à son successeur ». Moi, je ne sais pas à qui j’ai eu affaire. Sans doute un type plutôt bien. Au moment de mon fugace passage dans la ville, Ricardo Palmera – qui deviendrait plus tard le guérillero Simón Trinidad – avait 14 ans, et Rodrigo Tovar – qui deviendrait plus tard le paramilitaire Jorge 40 – à peu près 4. Personne alors n’aurait imaginé leurs destins, ni ce qui allait se passer dans la ville et dans la région. Ni même dans le pays. Líbranos del bien est une exploration extraordinaire de cette histoire, un livre indispensable pour ceux qui veulent comprendre le conflit colombien.

Alonso Sánchez Baute est devenu célèbre avec son premier roman, Al diablo la maldita primavera (« Au diable le maudit printemps »), qui se passe dans le milieu gay des quartiers nord de Bogotá. Bien que ce que qu’on appelle à Valledupar « son problème » ait contribué à son éloignement de la ville, essentiel pour la gestation de Líbranos del bien, celui-ci n’est ni un roman ni un livre gay. « C’est un récit vrai, confie l’auteur, que j’ai construit en mêlant plusieurs genres journalistiques – chronique, reportage, interview, dépêches, tribune – et en ayant recours au portrait psychologique, à l’essai, à la biographie, voire à l’autobiographie. » C’est aussi en partie un roman : la vieille dame, l’un de ses principaux informateurs, est un personnage de son invention. Mais au diable les genres : voilà un livre confectionné avec art et dominé par la soif de comprendre pourquoi ses deux personnages ont choisi des voies différentes, qui les ont conduits, pour le moment, au même endroit : une prison des États-Unis (3).

Une société du face-à-face

Sánchez Baute est né à Valledupar en 1964, l’année de la fondation des FARC, et il est plus ou moins de la même génération que Rodrigo Tovar. Les Baute sont l’une des familles les plus en vue de la ville, avec les Castro, les Pupo, les Araújo, les Villazón, les Daza, les Palmera, les Pumarejo, les Quintero… Il y en a d’autres, mais celles-ci suffisent pour le moment : l’important est que l’auteur a eu accès à l’intimité de ces personnes et a su s’en servir. (Pourquoi je n’écris pas « élite » ou « ces gens » ? D’abord, parce que je n’ai jamais aimé le mot « élite », avec sa fausse précision pseudo-sociologique, sa pauvreté descriptive, sa charge réprobatrice quasi automatique. L’un des mérites de Líbranos del bien est que l’auteur ne se laisse pas contaminer par certains mots très fréquents dans les analyses universitaires des problèmes du pays, comme « élite » ou le très galvaudé « acteurs », avec sa pâle neutralité : pour moi, les acteurs sont ceux qui gagnent leur vie en faisant du théâtre, du cinéma ou des feuilletons télévisés. Mais pourquoi pas « gens » ? Parce que Sánchez Baute tient à ce que l’on comprenne qu’il s’agit de personnes différentes, qui n’ont pas toutes le même caractère ni la même personnalité, fût-ce au sein d’une même famille, et si l’on généralise trop, on passe à côté de choses importantes. Et puis, ce serait un manque de respect.)

Sánchez Baute incite le lecteur à examiner la nature de cette société depuis environ un demi-siècle et à comprendre les mutations qu’elle a subies. Dans les années 1960, c’était un monde dominé par les éleveurs de bétail, même si le coton y était déjà présent. Comme toujours, il y avait parmi eux plus de pauvres que de riches et l’on savait très bien qui étaient les uns et les autres. Mais ils ne formaient pas des mondes séparés, comme le signale l’ex-président de la République Alfonso López Michelsen dans son prologue au livre que le maire Pepe Castro a consacré à l’histoire de Valledupar, Crónicas de la Plaza Mayor (« Chroniques de la grand-place ») (4) : peu de différences dans la nourriture, mauvaise et monotone, dans l’habillement masculin et les rares distractions. Beaucoup d’enfants illégitimes. Si tous ne s’aimaient pas, tous se connaissaient : comme l’ont écrit des anthropologues de cette époque, Valledupar était « a face-to-face society », une société du face-à-face. Dans de telles conditions, parler d’une « aristocratie » revient à faire fausse route. Il y avait de vieilles familles, comme dans toute ville ancienne – la ville des Santos Reyes del Valle de Upar fut fondée le jour de la fête des Rois, le 6 janvier 1550 ; il y avait eu des personnalités éminentes, dont les demeures avaient accueilli les grands hommes politiques de la nation pendant leurs rares visites, mais, en fin de compte, cette aristocratie-là était plutôt locale.

Prenons le cas d’Oscarito Pupo Martínez, le grand-père de Rodrigo Tovar Pupo (alias le futur paramilitaire Jorge 40) : petit-fils d’un capucin espagnol, éleveur et propriétaire de deux haciendas, le premier à avoir vendu des barbelés à l’époque où « il n’y avait même pas de fermes » ; membre du Club Barranquilla – Valledupar n’a eu son propre country club qu’en 1952, à l’époque où la population comptait quelque 30 000 habitants – et distributeur de la Loterie de l’Atlantique. Sa maison coloniale, avec ses « nappes élégantes », accueillait les Lleras, Eduardo Santos, ou encore Alfonso López Michelsen (5) avant que celui-ci ne devienne, en 1967, le premier gouverneur du tout nouveau département du Cesar. Carmen, son épouse, « se mettait sur son trente et un dès le matin ».

Attachons-nous maintenant au cas d’Ovidio Palmera, le père de Ricardo Palmera (alias le futur guérillero Simón Trinidad), l’un des rares à avoir fait des études supérieures à la capitale. Avocat du prestigieux collège du Rosario à Bogotá et ami de Gaitán (6), il fut un partisan de Pedro (« Pepe ») Castro Monsalvo, longtemps le principal homme politique de Valledupar, qui le nomma même secrétaire d’État aux Communications. Il épousa Alix Pineda, fille d’un adjoint au maire de Bucaramanga. « Avocat des riches », il s’occupait de leurs terres, déjà clôturées avec le barbelé vendu entre autres par Oscarito Pupo. Homme « querelleur », aux idées radicales, son grand-père avait combattu en 1899 dans la guerre civile des Mille Jours, du côté des libéraux de gauche ; outre Gaitán, Ovidio était un ami de Gerardo Molina, l’écrivain qui fut candidat à la présidentielle de 1982, et de Gilberto Vieira, le fondateur du Parti communiste colombien. Grand lecteur, il méprisait ses concitoyens : « Ces gens-là ne pensent qu’aux vaches », disait-il.

Aristocratie ? Le terme est toujours relatif, mais certaines aristocraties me semblent plus relatives que d’autres. Sánchez Baute raconte que le salon où il s’entretient avec la vieille dame distinguée est agrémenté d’élégants « meubles de Séville », mais prévient aussitôt le lecteur qu’ils sont de la Séville du département colombien de Magdalena, pas d’Espagne. Ce sont les restes des élégantes demeures qu’habitaient les dirigeants de la United Fruit Company, la célèbre entreprise bananière américaine. D’Espagne « arrivaient des éventails et tous les objets en argent que tu puisses imaginer. Les curés et les nonnes les faisaient passer en contrebande », comme ils faisaient passer l’Old Parr et l’Old Smuggler. En 1967, le Cesar obtint le statut de département, se libérant ainsi de « la corruption de Santa Marta », la capitale de la province, importante cité portuaire et première ville fondée par les Espagnols dans le pays. Cela m’a rappelé le romancier José María Vergara y Vergara, qui écrivait, dans Olivas y aceitunas todas son unas (« Toutes les olives sont les mêmes »), en 1868 : « La province était demeurée de longues années dans le rêve colonial, c’est-à-dire dans la division de la société en classes ; mais arriva un jour où la turbulente déesse de la République plongea la main dans ce sac et le secoua. » La politique était présente avant la création du département, et sa figure principale était Pedro Castro Monsalvo, déjà cité ; mais, pendant les années de « La Violencia », la guerre civile qui opposa libéraux de gauche et droite catholique, entre 1940 et 1950, le Cesar fut un havre de paix.

L’étudiant fêtard

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À partir de 1968, la politique allait se faire plus intense et plus amère. Ce fut la fin de l’époque où « les riches fréquentaient sans problème les pauvres, à condition que les pauvres ne soient pas prétentieux », écrit Sánchez Baute. Arrivèrent les « premières fournées de diplômés de l’université ». Encore rare, la lecture se développa : « On trouvait peu de livres à Valledupar, mais, grâce à des amis, j’ai eu accès à Tolstoï, à Dostoïevski et aux marxistes-léninistes », raconte l’écrivain. Santa Marta n’avait pas le monopole de la corruption. L’achat de votes devint monnaie courante. Je me rappelle qu’un ami, délégué national chargé de vérifier la régularité des élections à Valledupar, m’avait raconté combien il était difficile de repérer les files de votants achetés, même à bord d’un hélicoptère, parce qu’on les cachait dans les patios des maisons, sous les frondaisons des manguiers. (Il faut toujours nuancer : le journaliste et candidat à la présidentielle de 1982, Luis Carlos Galán, ennemi juré des cartels et grande figure de la lutte contre la corruption, arriva pourtant en tête dans le département du Cesar. Dans la ville de Codazzi, on avait écrit sur les murs de son siège électoral : « N’insiste pas, ici on n’achète pas les votes ! »)

Entre-temps, on assista au boom du coton : « Peu à peu, le coton s’affirma comme la principale production du Cesar, supplantant l’élevage. De 42 202 hectares semés au début de 1960, on passa à la récolte record de 126 737 hectares en 1975, soit 43 % de la production colombienne… Un négoce rentable, où les bénéfices représentaient souvent plus du triple de l’investissement. » Les habitudes des riches et des nouveaux riches changèrent. Les meubles élégants ne vinrent plus de Magdalena, mais de plus loin. Des quartiers entiers sortirent de terre : un secteur de riches, Novalito, et plusieurs faubourgs de pauvres. Certains de ceux qui avaient fait fortune partirent vivre à Barranquilla ou à Bucaramanga. Pour la récolte, on fit venir des travailleurs de la région andine, des départements du Tolima et de l’Huila, au sud-est. Et avec eux, dit-on, arrivèrent les FARC. Les uns affirment qu’on exploitait les travailleurs ; les autres, au contraire, qu’en raison de la rareté de la main-d’œuvre – caractéristique du département – « il fallait se montrer généreux et bien les payer ».

« Tu dois commencer par le passé », répète sans cesse le personnage de la vieille dame à Alonso Sánchez Baute. Celui-ci plante le décor dans lequel s’est déroulée la jeunesse de ses deux principaux personnages ; il décrit l’évolution et les changements de leurs milieux respectifs d’une manière suffisamment complète pour satisfaire les historiens et si vivante que tout romancier devrait l’envier. Mais son véritable objectif est de comprendre pourquoi Ricardo Palmera est parti dans la forêt avec les FARC et Rodrigo Tovar est devenu le chef paramilitaire Jorge 40.

Commençons par Ricardo Palmera, le plus âgé. Nous avons déjà résumé la vie de son père, l’avocat Ovidio. Père et fils étaient très liés, ils s’entendaient bien, consultaient ensemble la presse et échangeaient leurs points de vue sur la situation politique du pays. Ricardo était un lecteur assidu – à Valledupar, il n’y avait pas beaucoup de distractions. « Il lisait tout le temps » et n’aimait pas être interrompu. Il fit un bref séjour comme aspirant à la base navale de Carthagène, mais en partit rapidement : il ne supportait pas l’ennui et la discipline. Il fut ensuite un temps étudiant à Bogotá, où il habitait un immeuble bien situé appartenant à son père, lequel, en raison de sa profession, avait des logements dans plusieurs villes, sans être pour autant très riche. Il le transforma en « typique appartement d’étudiants costenõs », c’est-à-dire fêtards. Parmi ses connaissances de cette époque : les fils du président de la République Misael Pastrana, dont le benjamin, Andrès, occupera lui aussi par la suite le poste suprême, en 1998. Il partagea également un moment l’appartement avec Jorge Visbal Martelo, le futur président du Fedegan, le syndicat des éleveurs. (Personne ne s’étonnera que tout le monde se connaisse à Valledupar, mais il est parfois déconcertant de constater que tout le monde se connaît dans le pays.) Ricardo Palmera avait la réputation d’être un dandy et de sortir avec de jolies filles. De retour à Valledupar au milieu des années 1970, il se distinguait par ses chemises « modernes » à manches longues, allait chez le coiffeur à Barranquilla et travaillait comme directeur d’une agence bancaire. Il se maria et eut trois enfants. Sa banque n’était pas celle des « riches ». Son client le plus célèbre fut le chanteur Diomedes Díaz, qui ouvrit un compte par amitié pour Ricardo. Il est faux de prétendre que Palmera aurait profité de sa position de directeur pour dresser ensuite la liste des personnes intéressantes à enlever pour les FARC. (En revanche, il est vrai que de nombreux otages de Valledupar payèrent leur libération grâce à des prêts bancaires, « avec parfois un crédit sur dix ans ».) Et pour ce qui est de la politique ? Sous l’état d’urgence décrété en 1978 par le président Julio César Turbay pour lutter contre les guérillas, il fut arrêté et interrogé à Barranquilla. Une humiliation. Mais il fut relâché au bout de quelques jours, semble-t-il sur l’intervention de la fille du général Umaña, lequel avait sollicité le général Camacho Leyva, l’auteur dudit décret d’état d’urgence – ainsi sa famille trouva-t-elle le piston nécessaire. C’était dix ans avant qu’il ne rejoigne la guérilla. Il fit partie de quelques groupes d’étude gauchistes qui se consacraient à la lecture d’ouvrages marxistes-léninistes, y compris ceux de l’Albanais Enver Hoxha. Il participa à des œuvres sociales, à de sporadiques activités militantes ; il fut partisan du journaliste Luis Carlos Galán à la présidentielle de 1982 et témoin de la marche paysanne de mai 1987, durement réprimée par les forces de l’ordre à Valledupar – un traumatisme dans l’histoire du Cesar et de la ville (7). Il devait se rendre à Bogotá fin 1987 pour prendre contact avec le leader de l’Union patriotique (le bras politique des FARC), Jaime Pardo Leal, mais celui-ci fut assassiné peu de temps après la marche. Palmera envoya alors sa famille hors de Valledupar et entra dans les FARC. En hommage à Bolívar, il adopta deux de ses noms de guerre : Simón Trinidad. Quand il gagna la jungle, il avait 37 ans.

Rodrigo Tovar Pupo, le futur paramilitaire Jorge 40, était lui, côté maternel, le petit-fils d’Oscar Pupo Martínez, déjà cité. Son père, Rodrigo Tovar Córdoba, était un militaire de Popayán, dans le sud du pays. Au début, Oscar Pupo n’avait pas regardé d’un bon œil le fiancé de sa fille et s’était renseigné sur lui auprès de l’aumônier général de l’armée. Mais l’amour et la patience triomphèrent et le couple fut heureux. Tovar Córdoba quitta bientôt l’armée et devint éleveur de bétail à Valledupar. Très jeune, Rodrigo avait joui d’une certaine célébrité enfantine. Le gamin adorait se faire remarquer. Il aimait aussi visiter les haciendas de la famille. Il fit une courte carrière d’aspirant, interrompue par des petits problèmes de santé. Populaire et joyeux, il admirait John Travolta dans Saturday Night Fever. Il fut nommé « chef des poids et mesures », un poste municipal subalterne, où il se montra cependant très efficace. Puis il monta en grade en devenant pour un temps adjoint aux Finances de la mairie. On se rappelle l’une de ses maximes favorites : « Il faut agir correctement pour ne pas passer de la mairie à la prison. » Il était affectueux avec les gens humbles. Il se maria. Le repas de noces eut lieu au très select Gun Club de Bogotá. Il devint un bon père de famille.

Mais Valledupar changea ; le racket, les enlèvements et les assassinats se multiplièrent : « Quasiment aucune famille de la ville n’échappa aux kidnappings ni à l’obligation de payer une rançon. Dans certains cas, plusieurs personnes d’une même parentèle furent enlevées. Parfois, une même personne fut kidnappée plusieurs fois. » Sánchez Baute n’exagère pas : entre 1997 et 2007, le Cesar fut le département qui connut le plus grand nombre d’assassinats et d’enlèvements de tout le pays. Et parmi les victimes figurent tous ces patronymes cités dans le livre. « En fait, écrit Sánchez Baute, les statistiques du gouvernement montrent qu’au cours des premières années du XXIe siècle la ville de Valledupar fut l’une des plus dangereuses : entre 2000 et 2003, il y eut 292 personnes enlevées. Ce n’est pas moi qui le dis. Ce sont les chiffres fournis par l’Observatoire national des droits de l’homme. » La plupart des kidnappings furent commis par la guérilla marxiste de l’ELN (Armée de libération nationale), mais un bon nombre aussi par les rebelles des FARC. Au cours de son enquête, on a raconté à Sánchez Baute qu’une otage avait confié à ses ravisseurs être très amie avec Simón Trinidad. Le chef du groupe a répondu : « Je m’en doutais bien. Vous dites tous la même chose. » Oui, tout le monde connaît tout le monde. Et avant les paramilitaires, il y a eu les FARC et l’ELN.

Spirale de la vengeance

Que savait-on de tout cela à Bogotá, en dehors des statistiques officielles qui ne traduisent qu’une réalité très lointaine ? Très peu de choses. « À l’intérieur du pays, personne n’était au courant. On n’avait vu dans la presse de Bogotá aucune information sur mon enlèvement. Voilà comment les gens de la capitale rendent compte des événements en province. » C’est ce qu’écrivait dans ses Mémoires Jaime Dangond Ovella, la première personne enlevée dans la région après la marche paysanne. Sa plainte n’est pourtant pas unique. La plupart des otages du Cesar affirment qu’il n’a jamais été question à Bogotá de ce qui se passait dans la région. « J’en suis sûre, déclare María Rosa Oñate dans le livre, parce qu’en habitant à Bogotá, j’ai appris la plupart des cas de la bouche de ma mère, rarement à travers la presse ou les journaux télévisés, plus intéressés par les affaires politiques de l’intérieur du pays ou les lignes de bus de la capitale. » C’est vrai, mais il ne faut pas oublier pour autant la longue indifférence des responsables de Valledupar eux-mêmes pour ce qui se passait dans le département, et leur habileté à profiter des visites des hommes politiques nationaux lors des fêtes locales pour défendre leurs propres et petits intérêts.

Les statistiques ne rendaient pas compte de l’intensité du racket et de la cruauté de la guérilla, ni des vengeances qui s’ensuivaient. Voici, par exemple, le récit d’un ancien ami de Simón Trinidad : « Un jour, j’ai reçu un message de Trinidad qui me donnait rendez-vous. Comme on avait été amis, j’y suis allé sans aucune précaution, ni la moindre appréhension. J’étais content de le revoir et je l’ai salué avec un grand sourire. Il portait une tenue de camouflage et un fusil à l’épaule. “Ricardo !” je lui ai lancé chaleureusement en parcourant les derniers mètres qui nous séparaient. Il m’a aussitôt interrompu : “Je ne m’appelle pas Ricardo”, a-t-il dit d’un ton sec. “Je suis le commandant Simón Trinidad.” Là, j’ai compris que l’affaire était sérieuse. Nous avons parlé un moment dans un climat très tendu. Il est allé droit au but. Si je ne voulais pas perdre mes bêtes, je devais payer un impôt. Mon père venait de mourir et comme il n’avait pas encore été enterré, j’ai dit à Trinidad que je devais consulter mes frères. Le lendemain, j’ai envoyé le contremaître lui donner la réponse. La famille refusait de céder au chantage. Deux jours plus tard, la guérilla est entrée dans notre hacienda au petit matin. Ils ont réveillé tous les travailleurs, ont enfermé dans un petit corral 73 vaches qui venaient de mettre bas et les ont aspergées d’essence. Ils les ont brûlées vives. Tu peux imaginer la scène. Je préfère ne pas m’en souvenir. » Autre exemple d’escalade dans la vengeance : dans une hacienda, un groupe de guérilleros exigeait comme partie de l’impôt une certaine quantité de fromages. Les victimes du racket ont eu l’idée d’empoisonner les fromages avec du cyanure et bon nombre de guérilleros en sont morts. Les survivants ont capturé le responsable et l’ont dépecé vivant.

Revenons maintenant à la carrière de Rodrigo Tovar Pupo, que nous avons laissé en bon père de famille. Eh bien, un jour, la famille fut menacée. Son père échappa à un enlèvement. Puis le racket commença. La guérilla avait une idée exagérée de la richesse du clan – l’un des oncles de Rodrigo avait été président de la brasserie Cervecería Águila, l’une des plus grandes marques de bière colombienne. Finalement, arriva le jour où les exigences des FARC empêchèrent Tovar Pupo de payer l’école des enfants : ils furent donc renvoyés du collège. Rodrigo et un ami officier de l’armée décidèrent d’aller au rendez-vous avec les racketteurs, mais de ne pas payer. Ils montèrent une embuscade : « Le militaire a tendu à Tovar un pistolet pour qu’il tire une balle dans la tête d’un guérillero agenouillé devant lui. “Tue-le, moi je m’occupe de légaliser les morts.” » Pendant que Tovar hésitait, un deuxième guérillero prisonnier tenta de s’enfuir et l’officier le tua. Il cria à Tovar qu’il devait faire la même chose et il finit par tirer : « Jorge 40 dit que c’est le mort qui lui pèse le plus. » Il avait alors 39 ans, presque le même âge que Simón Trinidad quand il avait rejoint la guérilla dix ans plus tôt. Ainsi commença sa carrière de chef paramilitaire et sa vie comme Jorge 40. Et son nom ? « Pas un surnom, un nom de guerre. Les surnoms, c’est bon pour les délinquants, et je ne suis pas un délinquant. Je suis un soldat d’une armée privée. Ça s’est passé pendant l’une des premières réunions avec Salvatore Mancuso Gómez (8) qui a dit que je devais prendre un nom de guerre, et moi, j’ai pensé à David. À cette époque, je me sentais comme un petit homme luttant contre le Goliath de la guérilla. Mais ça n’a pas pris. Alors on m’a suggéré d’utiliser un nombre, et comme je suis un lecteur de la Bible, je me suis dit que Quarante serait parfait, parce que quarante, c’est le nombre de jours que durèrent le Déluge et l’errance de Jésus dans le désert à lutter contre la tentation. » « Jorge », il l’a pris à Jorge Gnecco, « le chef des paramilitaires dans le Cesar », lequel « se servait de mon nom pour m’attribuer ses actions ».

Deux vies parallèles. La différence d’âge les a empêchés d’être amis. Mais ils viennent de la même ville et du même milieu social, et peut-être partagent-ils aussi cette propension de la classe dominante à donner des ordres, peu importe finalement que l’un soit de droite et l’autre de gauche. Tous deux se croyaient porteurs d’un grand destin : Trinidad voulait sauver le peuple par la révolution ; Jorge 40 voulait sauver sa société et en finir avec la guérilla. Tous deux avaient décidé de faire le bien, ce bien dont le titre du livre demande à Dieu de nous délivrer. Aucun des deux ne regrette rien.

Les possédés

L’ouvrage est captivant, riche en détails et en réflexions. On dit qu’il a circulé sous le manteau à Valledupar, en raison de sa dureté et de ses pages truffées de noms, qui ont provoqué le rejet par solidarité familiale. C’est compréhensible, mais il ne me semble pas qu’en ayant écrit un livre critique, analytique, animé par la soif de comprendre, l’auteur ait voulu stigmatiser sa ville natale. Les gens de Valledupar sont comme les autres. Beaucoup, pour reprendre le mot de Joseph Conrad, ont une courte vue du bien et du mal. Leur région a connu une période de changements et de transformations très rapides, difficiles à maîtriser, et cela dans un contexte de conflit national qui a atteint dans ce département une intensité maximale. Leur expérience n’est pas unique : le pays entier a traversé une succession de guerres civiles. (C’est parce qu’elles furent vécues comme guerres que les soldats ne regrettent rien.) Nombreux sont ceux, dans d’autres villes et d’autres départements, qui ont vécu des histoires similaires.

Le nom de Dostoïevski, cité par Sánchez Baute parmi les nouveautés arrivées à Valledupar avant les convulsions, m’a fait penser à son roman Les Possédés, au petit groupe nihiliste de Piotr Stepanovitch Verkhovensky et aux ravages qu’il provoqua dans la province russe – un cadre guère différent du Valledupar semi-rural d’il y a cinquante ans, avec le bétail parqué dans les cours de la ville. Comme dans Les Possédés, l’idéologie fait des ravages. On trouve la même distance entre les rêves idéologiques et la réalité, mais la comparaison des deux histoires, celle du roman russe et celle de la Colombie, ne conduit pas aux conclusions réactionnaires de la première. À Valledupar, les deux camps sont possédés, et par des diables plus mortifères et plus nombreux : c’est un phénomène de possession plus vaste. « Vous devez apprendre à vous défendre, nous, on ne peut pas », dit un militaire à Tovar Pupo. Dans tout le livre, une seule voix se demande : « Pourquoi la création de groupes d’autodéfense a été considérée comme une meilleure solution pour lutter contre les guérillas que, par exemple, la mobilisation de la classe dirigeante de Bogotá et de province pour le renforcement de l’armée et de la police ? » C’est une question en l’air, qui restera sans doute sans réponse. Le livre couvre les cinquante dernières années. Quand cinquante ans de plus auront passé, ce sera encore une lecture essentielle pour ceux qui voudront comprendre ce qui s’est passé en Colombie.

Cet article est paru dans El Malpensante en février 2013. Il a été traduit de l’espagnol par François Gaudry.

Notes

1| Située dans le nord-est de la Colombie, Valledupar, capitale du département du Cesar, fut l’une des villes les plus touchées par la guerre civile, les assassinats et les enlèvements massifs par les paramilitaires et les guérillas marxistes des FARC et de l’ELN.

2| Valledupar est aussi connue pour être le berceau du vallenato, une musique typiquement colombienne qui tire son nom de celui des habitants de la ville.

3| Rodrigo Tovar, alias Jorge 40, membre du principal groupe paramilitaire d’extrême droite colombien, les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), a été extradé aux États-Unis en 2008, où il est accusé de trafic de drogue. Quant à Ricardo Palmera, alias Simón Trinidad, l’un des dirigeants de la guérilla des FARC, il a été capturé et extradé aux États-Unis en 2004, où il purge une peine de soixante années de prison pour l’enlèvement de trois Américains.

4| Dans le prologue à l’ouvrage Crónicas de la Plaza Mayor, du député et ancien maire de Valledupar Pepe Castro, l’ex-président de la République Alfonso López Michelsen, lui aussi natif de la ville, évoque l’ambiance d’autrefois : « Les deux qualités viriles mises à l’honneur se réduisaient à une double démonstration de machisme : être un homme à femmes et être libéral… Les préjugés sociaux et raciaux, sauf à petite échelle, n’ont jamais séparé les habitants de la région de la Caraïbe. Personne ne se sentait distingué, cultivé, raffiné. Hommes et femmes se mélangeaient démocratiquement, sans distinction de classes. »

5| La famille Lleras, l’une des plus anciennes lignées de Colombie, a donné le jour à de nombreuses personnalités politiques influentes dans l’histoire du pays, dont plusieurs députés, quelques ministres et deux présidents de la République. Quant à Eduardo Santos et López Michelsen, ils furent présidents de la République de 1938 à 1942 et de 1974 à 1978.

6| Politicien très populaire dans la première moitié du XXe siècle, Jorge Eliécer Gaitán fut le premier à parler de politique sociale. Son assassinat, en 1948, déclencha de fortes émeutes à Bogotá et marqua le début de « La Violencia », la guerre civile qui durera jusqu’à la fin des années 1950.

7| « Cet événement a fait date dans la ville, écrit Sánchez Baute, car à partir de là l’insécurité a été évidente, particulièrement sur la question des enlèvements. » Après la Marche, la ville de Valledupar a vu arriver en nombre les guérillas marxistes des FARC et de l’ELN.

8| L’un des principaux leaders des AUC, Autodéfenses unies de Colombie, groupe paramilitaire d’extrême droite.

LE LIVRE
LE LIVRE

Délivre-nous du bien de Alonso Sánchez Baute, Alfaguara, 2008

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